LIVRE XV
Ordonnance constitutive de la haute administration des possessions françaises dans le Nord de l'Afrique. - Organisation de la justice. - Arrivée des nouveaux fonctionnaires. - Intrigues des Maures. - Installation des tribunaux. - Nouvelle organisation de la municipalité et de la police. - Formation des communes rurales. - Actes administratifs.
Le Gouvernement s'étant décidé, sur le rapport de la commission qu'il avait envoyée en Afrique, à donner un caractère de permanence à l'occupation de l'ancienne Régence, fit paraître, le 22 juillet 1854, une ordonnance qui y constitua l'administration sur des bases nouvelles et plus régulières. La haute direction fut confiée à un gouverneur général agissant sous les ordres du ministre de la guerre. Il eut le titre de gouverneur général des possessions françaises dans le Nord de l'Afrique ; la dénomination d'Algérie ne prévalut que plus tard.
Un officier général commandant les troupes, un intendant civil, un officier général commandant la marine, un procureur général, un intendant militaire, et un directeur des finances, furent chargés des divers services civils et militaires, sous les ordres du gouverneur et dans les limites de leurs attributions respectives.
Ces divers fonctionnaires formèrent auprès du gouverneur un conseil, où durent être appelés, avec voix consultative, les chefs des services spéciaux civils et militaires que l'objet des discussions pourrait concerner.
Les possessions françaises dans le Nord de l'Afrique durent, jusqu'à dispositions contraires, être régies par des ordonnances. Il fut réglé que le gouverneur général rédigerait en conseil les projets d'ordonnance que réclamerait la situation du pays, et les transmettrait au ministre de la guerre; mais, dans les cas d'urgence, il put en rendre les dispositions exécutoires par voie d'arrêté.
Le 10 août, une ordonnance du roi organisa la justice de la manière suivante :
II y eut un tribunal de première instance dans chacune des villes d'Alger, de Bône et d'Oran, un tribunal de commerce à Alger et un tribunal supérieur siégeant dans la même ville, mais dont le ressort embrassa la totalité des possessions françaises
Le tribunal de 1ère instance d'Alger se composa de deux juges, d'un substitut du procureur général du roi, d'un greffier et d'un commis-greffier. L'un des deux juges dut connaître de toutes les matières civiles en premier ou en dernier ressort, dans les limites déterminées pour les tribunaux de France, et l'autre en dernier ressort de toutes les contraventions de police, et à la charge d'appel des antres contraventions et délits correctionnels. Ce juge fut aussi chargé de l'instruction des affaires criminelles. Les deux juges du tribunal de l'instance remplirent aussi les diverses fonctions que les lois confèrent en France aux juges de paix.
Les tribunaux de première instance de Bône et d'Oran se composèrent chacun d'un juge, d'un suppléant, d'un substitut du procureur général du roi, et d'un greffier. Dans chacun de ces siéges, lé juge réunit les attributions partagées entre les deux juges du tribunal d'Alger. Il dut connaître en outre de toutes les affaires de commerce, et en dernier ressort des contraventions et des crimes ou délits contre lesquels la loi ne porte pas de peine plus forte que la réclusion. Il connut des autres crimes à la charge d'appel.
Le tribunal de commerce d'Alger se composa de sept notables négociants nommés chaque année par le gouverneur. Ils furent indéfiniment rééligibles. Ils ne reçurent ni traitement ni indemnité.
Le tribunal supérieur d'Alger se composa d'un président et de trois juges, d'un procureur général du roi, d'un substitut, d'un greffier et d'un commis-greffier. Il dut recevoir les appels des jugements des tribunaux de première instance et de commerce; constitué en Cour criminelle, il jugea les appels en matière correctionnelle, toutes les affaires qui, en France, sont du ressort des Cours d'assises, ainsi que les appels des jugements de Bône et d'Oran.
Les tribunaux que nous venons de faire connaître connaissaient de toutes les affaires civiles et commerciales entre Français, entre Français et indigènes ou étrangers, entre indigènes de religion différente, entre indigènes et étrangers, entre étrangers, enfin entre indigènes de la même religion, quand ils y consentaient. En matière criminelle, ils connurent de toutes les infractions aux lois de police et de sûreté, à quelque nation ou religion qu'appartint l'inculpé, de tous les crimes ou délits commis par des musulmans indigènes au préjudice des Français, des Israélites ou des étrangers, et. de tous les crimes et délits commis par des Français, des Israélites et des étrangers.
Dans toutes les affaires civiles où un musulman serait intéressé, les juges français durent être assistés d'un assesseur musulman ayant voix consultative. Il y eut quatre de ces assesseurs pour Alger, et deux pour chacune des villes de Bône et d'Oran.
La loi française régit les conventions et contestations entre Français et étrangers. Les indigènes furent présumés avoir contracté entre eux selon la loi du pays, à moins de convention contraire. Dans les contestations entre Français ou étrangers et indigènes, la loi française ou celle du pays dut être appliquée selon la nature de l'objet du litige, la teneur de la convention, et, à défaut de convention, selon les circonstances et l'intention présumée des parties.
Il fut réglé que, toutes les fois qu'un Musulman serait mis en jugement sous la prévention d'un crime ou d'un délit, le juge français serait assisté d'un assesseur musulman ayant voix consultative; et que, quand ce serait le tribunal supérieur qui serait investi de l'affaire, il s'adjoindrait deux assesseurs avec voix délibérative sur la déclaration de culpabilité, et voix consultative seulement sur l'application de la peine.
L'ordonnance du 10 août maintint la juridiction des tribunaux musulmans, et autorisa le gouverneur à instituer, partout où besoin serait, des tribunaux israélites composés de un ou trois rabbins par lui désignés.
En affaires criminelles, les jugements des cadis ne purent être mis à exécution qu'après avoir été revêtus du visa du procureur général à Alger, et de son substitut à Bône et à Oran. Le condamné et les membres du parquet purent interjeter appel des décisions du cadi. Le tribunal supérieur put les réformer, mais seulement pour faits prévus par la loi française. II fut établi que, dans le cas où le cadi négligerait ou refuserait de poursuivre, le tribunal supérieur pourrait, d'office ou sur la réquisition du procureur général, évoquer la poursuite des crimes ou délits.
Les tribunaux israélites connurent en dernier ressort des contestations entre Israélites concernant la validité ou la nullité des mariages et répudiations selon la loi de Moise, des infractions à la loi religieuse, lorsque, d'après la loi française, elles ne constituaient ni crime, ni délit, ni contravention. Ces tribunaux purent concilier les Israélites se présentant volontairement, et constater entre eux toutes conventions civiles. Toute autre attribution leur fut interdite sous peine de forfaiture.
La juridiction des tribunaux institués par l'ordonnance du 10 août s'étendit, sur les territoires occupés, jusqu'aux limites déterminées par un arrêté du gouverneur. Demeurèrent réservés aux conseils de guerre les crimes et délits commis au dehors de ces limites par un indigène au préjudice d'un Français ou d'un étranger, par un indigène au préjudice d'un autre indigène, pour faits intéressant la souveraineté française ou la sûreté de l'armée, par un Français au préjudice d'un indigène.
Aucune condamnation à la peine de mort ne put être exécutée sans l'autorisation écrite et formelle du gouverneur, qui put ordonner un sursis d'exécution à toute condamnation quelconque; mais le droit de grâce resta réservé au roi.
Le recours en cassation fut ouvert aux parties, mais seulement contre les jugements du tribunal supérieur.
L'ordonnance du 10 août régla aussi le mode de procédure à suivre devant les tribunaux qu'elle institua, et la juridiction administrative du conseil établi près du gouverneur par celle du 2 juillet. Ce conseil connut de toutes les matières dont la connaissance est dévolue en France aux conseils de préfecture, et des actes d'administration attribués au conseil d'Etat. Ses arrêtés purent être déférés au conseil d'Etat, mais ils furent, dans tous les cas, provisoirement exécutoires, à moins que le gouverneur n'en suspendit l'exécution jusqu'à décision définitive.
Le conflit élevé par l'autorité administrative dut être jugé en dernier ressort par le conseil réuni sous la présidence du gouverneur, et avec adjonction d'un membre de l'ordre judiciaire.
Tous les arrêtés rendus précédemment sur l'administration de la justice furent abrogés par l'ordonnance du 10 août.
Après avoir pourvu à l'organisation judiciaire dans les possessions françaises du nord de l'Afrique, le Gouvernement voulut s'occuper de la législation du pays : mais n'ayant pas les matériaux nécessaires pour cet immense travail, malgré ce qu'avait déjà fait la commission d'Afrique, il résolut d'envoyer sur les lieux un commissaire spécial, ayant pour mission de rechercher et de réunir tous les faits et documents propres à l'éclairer sur l'état actuel de la législation à Alger, et sur les modifications et les améliorations qu'il serait convenable d'y apporter. Il confia cette mission à M. Laurence, membre de la Chambre des députés, qui, ainsi que nous l'avons vu, avait fait partie de la commission d'Afrique, dont il était un des membres les plus remarquables. M. Laurence dut, pendant son séjour à Alger, remplir par intérim les fonctions de procureur général.
M. le comte d'Erlon fut nommé, comme nous l'avons déjà dit, gouverneur général. M. Lepasquier, préfet du Finistère, quitta sa préfecture pour prendre l'emploi d'intendant civil. M. le contre-amiral de la Bretonnière eut le commandement de la marine. Une ordonnance du 10 août régla qu'il aurait sous ses ordres un adjudant du grade de capitaine de frégate ou de corvette, un sous-adjudant lieutenant de vaisseau, un lieutenant de vaisseau chargé des mouvements du port. Le service administratif de la marine fut confié, sous les ordres du contre-amiral, à un commissaire de la marine assisté d'un commis principal et de deux commis entretenus. Dans chacune des résidences d'Oran et de Bône, le service maritime fut confié, toujours sous les ordres du contre-amiral, à un lieutenant de vaisseau chargé des mouvements, et à un commis principal assisté d'un commis entretenu.
M. Blondel fut nommé directeur des finances. M. Bondurand resta intendant militaire jusqu'à sa mort, qui arriva dans le mois de février 1855. II eut pour successeur M. Melcion d'Arc. M. Vallet de Chevigny fut nommé secrétaire du Gouvernement, et dut contresigner les arrêtés en cette qualité.
Le gouverneur général et les nouveaux fonctionnaires arrivèrent à Alger à la fin de septembre 1854.
L'ex-agha Hamdan et le maure Abmed-Bouderbah étaient rentrés à Alger depuis quelque temps avec l'autorisation du ministre. Le dernier qui, comme nous le savons déjà, était un homme de beaucoup d'esprit, s'était fait quelques amis puissants à Paris. La manière remarquable dont il avait parlé devant la grande commission d'Afrique, présidée par M. Decazes, et les bons renseignements qu'il y avait fournis avaient dû, je l'avoue, donner une opinion assez favorable de sa personne. Aussi, était-il parti de Paris avec la certitude d'obtenir de l'emploi à Alger; mais, non content de cette assurance, il voulut profiter des préventions de la nouvelle administration contre tout ce qui existait en Afrique, pour se faire une part aussi large que possible. 11 dirigea principalement ses attaques coutre le bureau arabe, dont il convoitait la direction. Hamdan et Ben-Omar, aussi désireux de pouvoir, mais moins adroits que lui, se mirent également à circonvenir le gouverneur. Ils employèrent, pour attirer sou attention, les ruses les plus grossières, qui auraient mérité un sévère châtiment. Ils poussèrent l'insolence jusqu'à lui présenter comme des Arabes d'importance, et qui, grâce à eux, consentaient à nous servir, quelques misérables obscurs qu'ils avaient revêtus d'habits d'emprunt. Le comte d'Erlon aurait été la dupe de cette jonglerie sans le général Voirol. L'audace de ces deux intrigants ne fut pas punie; mais le comte d'Erlon apprit à se méfier d'eux, et le leur montra tant qu'il conserva le souvenir de cette aventure. Nous reviendrons, dans le livre suivant, sur les intrigues des Maures, lorsque nous parlerons des affaires arabes.
Les nouveaux tribunaux furent installés en grande pompe dans le mois d'octobre. M. Laurence prononça à cette occasion un fort beau discours, où l'on remarqua plusieurs passages encourageants pour l'avenir de la colonie. Il s'étendit beaucoup sur les devoirs du magistrat, sur la rigidité de mœurs qui lui est nécessaire pour arriver à cette considération personnelle dont il a plus besoin que tout autre fonctionnaire.
Le cadi Ben-Djadoun, nommé par le général Voirol, ayant la vue tellement fatiguée qu'il lui était impossible de se livrer à l'examen des actes qui lui étaient présentés, fut remplacé par Sid-Aoued-beu-Abd-el-Nader, à qui ce général avait destiné l'emploi de muphti, qui resta à Sid-Mustapha-ben-el-Kebabty. L'ancien cadi Abd-el-Aziz quitta Alger et se retira à Alexandrie. Le ministre, ou plutôt ses commis, avaient eu quelques velléité de le réintégrer dans ses fonctions. Trompés par de faux rapports, ils pensaient que cette réintégration donnerait à la nouvelle administration beaucoup de popularité aux dépens de l'ancienne. Mais il était tellement impossible de ne pas voir sur les lieux la vérité dans tout son jour, que le comte d'Erlon s'y opposa.
Sid-Ahmed-ben-Djadoun, dont on n'avait qu'à se louer, fut nommé assesseur au tribunal supérieur. Les Maures qui furent nommés aux mêmes fonctions en même temps que lui, ne justifièrent pas tous la confiance qu'on leur montra. L'un d'eux, Ben-Négro, se rendit même coupable, peu de temps après sa nomination, d'une escroquerie commise au préjudice de Ben-Mustapha-Pacha, fils du dey de ce nom. Cet homme avait été nommé sur la recommandation de Bouderbah, malgré les renseignements fournis sur son compte par le bureau arabe, qui fit connaître la perversité des principes et la honte des antécédents de ce personnage, appelé à l'honneur de siéger à côté des magistrats français, et qu'il fallut bientôt destituer.
Un long arrêté du ministre de la guerre, du 1er septembre 18:41, avait déterminé les attributions du gouverneur général, des hauts fonctionnaires civils placés eus ses ordres, et du conseil d'administration. La part du gouverneur fut assez large en apparence, mais ces mots de l'ordonnance du 22 juillet, le gouverneur exerce ses pouvoirs sous les ordres et la direction du ministre de la guerre, voulaient-ils dire que ce gouverneur devait en tout attendre l'impulsion de Paris, ou que les limites de ses attributions lui étant une fois tracées, c'était à lui de se mouvoir dans ce cercle comme il l'entendrait? La lecture attentive que nous avons faite de l'arrêté du 1er septembre, nous porte à croire que c'est dans ce dernier sens qu'il devait être interprété. M. le comte d'Erlon, dans le cours de son administration, ne fut pas toujours de cet avis, car on l'entendit souvent se plaindre d'avoir les mains liées. C'est du reste une excuse fort commode, et à laquelle on a souvent eu recours à Alger. Peu de gens savent accepter la responsabilité de leurs actes, et la plupart aiment mieux faire le sacrifice de l'indépendance de leur position que de l'assumer. C'est-à-dire, en d'autres termes, que peu d'hommes sont nés pour commander.
L'arrêté ministériel dont nous venons de parler, et un autre de la même date, qui régla les formes de l'administration civile et de l'administration municipale, servirent de base, dans ces matières, aux principaux actes de l'administration du comte d'Erlon, lesquels n'en sont que des paraphrases.
Le 20 octobre, un arrêté du gouverneur fit connaître les attributions des trois hauts fonctionnaires de l'ordre civil. Celles de l'intendant civil furent analogues aux attributions d'un préfet en France ; le procureur général fut chargé de tout ce qui est relatif au service de la justice ; et le directeur des finances réunit dans ses attributions les domaines, les douanes, les postes, les contributions, enfin, toutes les branches du revenu public. Le lecteur n'oubliera pas, salis doute, que, dès 1851, le général Clauzel avait divisé en trois branches les services civils, comme ils le furent par la nouvelle organisation.
L'arrêté ministériel du 1er septembre donna à l'intendant civil l'ordonnancement de toutes les dépenses publiques, antres que celles qui s'appliquent à la solde de l'armée de terre et à celle de mer, et aux services des administrations militaires ou maritimes. Il dut sous-déléguer au directeur des finances les crédits affectés aux dépenses des services dont celui-ci avait la direction.
Les trois actes les plus marquants de l'administration civile du comte d'Erlon furent ; établissement d'un régime municipal, la division en communes de la banlieue d'Alger, et la création d'un collège dans cette ville, toutes mesures ordonnées par l'arrêté ministériel du 1" septembre.
L'arrêté du gouverneur qui organise la municipalité d'Alger est du 18 novembre 18M. Cette municipalité se composa d'un maire et d'un conseil municipal de dix-neuf membres, dont dix français, six musulmans et trois juifs. Les adjoints furent choisis parmi les membres du conseil Ils furent au nombre de trois, un de chaque nation. Les membres du conseil municipal furent nommés pour un an par le gouverneur. L'arrêté ministériel, relatif à l'administration municipale, détermina les branches des revenus des communes et les dépenses qu'elles durent supporter. Les recettes se composèrent des produits des divers droits semblables ou analogues à ceux qui, en France, font partie des revenus des communes, tels que l'octroi et autres, des revenus des biens communaux, et de quelques autres produits plus particuliers à Alger, comme la ferme du Mézouar et les revenus de la dotation des fontaines. Les dépenses municipales furent à peu près les mêmes qu'en France ; elles comprirent, en outre, le traitement des maires et adjoints, lorsqu'il leur en fut alloué, et l'entretien des fontaines, dont les revenus formèrent une des principales branches des revenus communaux. Les attributions du conseil municipal furent celles qui étaient conférées, en France, aux corps constitués sous la même dénomination, par la loi du 28 pluviôse an 8 et les règlements postérieurs, antérieurement à la loi du 21 mars 1831. La commune d'Alger est la seule qui fut constituée sur les bases de l'arrêté ministériel du 1"r septembre.
Le budget de cette commune, tant pour les recettes que pour les dépenses, dut être établi par le conseil municipal, examiné par le conseil d'administration, et arrêté définitivement par le gouverneur général.
Quelques personnes, considérant que la partie la plus forte des dépenses civiles de la régence était alors relative à la ville d'Alger, et que cette ville et sa banlieue étaient, au résumé, ce qu'il y avait de plus positif dans les possessions françaises du nord de l'Afrique, dirent et firent imprimer que séparer le budget d'Alger du budget général, c'était prendre le principal pour l'accessoire et compliquer fort inutilement les rouages de l'administration. Ces personnes avaient oublié sans doute que cette combinaison offrait l'immense avantage d'affranchir une bonne partie des affaires locales du contrôle, toujours gênant et souvent peu éclairé, de Paris, et de permettre de consacrer aux besoins de la localité une portion considérable des revenus qui était versée auparavant au trésor. Mais un résultat fâcheux de l'établissement de la commune d'Alger, résultat qui, du reste, ne tenait pas à l'institution, fut l'obligation où M. Lepasquier crut être, pour se conformer strictement à la nomenclature des revenus municipaux insérée dans l'arrêté ministériel du 1er septembre, d'établir plusieurs droits qui n'existaient pas avant lui, et qui, portant sur des objets de consommation journalière, augmentèrent la cherté, déjà si grande, de la vie animale. En effet, on établit, sous le comte d'Erlon, des droits de place sur les marchés de comestibles, de bois, de charbon, de paille, de foin, et sur le marché aux bestiaux ; des droits d'attache pour les bêtes de somme des paysans qui approvisionnent la ville ; des droits d'attache pour les navires qui mouillent dans le port ; des droits sanitaires, de patente, de visite de bâtiments, etc., etc. On conçoit qu'en définitive, c'est le consommateur qui paie tout cela, et que ce n'était pas un moyen d'attirer du monde à Alger que d'y faire monter les denrées hors de prix.
Le fhas, ou banlieue d'Alger, fut divisé en neuf communes rurales, par arrêté du gouverneur, du 22 avril 1855, savoir :
La Pointe-Pescade, qui est la partie basse du quartier de Bouzaréa ;
Le Bouzaréa, qui est la partie haute du même canton ;
Dely-Ibrahim, comprenant le quartier de Beni-Messous, celui de Zouaoua, et une partie de celui d'Oulad-Fayed dans le Sahel ;
Mustapha , qui n'est autre chose que le quartier d'Hamma, dénomination qu'on aurait tout aussi bien fait de conserver;
El-Biar, comprenant le terrain entre le fort de l'Empereur, Dely-Ibrahim et Bir-Madreis ;
Bir-Madreis, comprenant la partie de Bir-Kadem qui touche à Mustapha ;
Bir-Surfent, comprenant l'autre partie du quartier du même nom ;
Eadous, comprenant une grande partie du quartier d'Ain-Zeboudja ;
Souba, comprenant le quartier du même nom.
Aux termes de l'arrêté du 23 avril, il y eut, dans chaque commune rurale, un maire français et deux adjoints, dont un dut être indigène. Les maires eurent dans leurs attributions la tenue des registres de l'état civil, la police municipale, la police rurale, l'emploi de la force publique de la commune, et tous les détails qui se rattachent à l'administration proprement dite des communes. Ils durent délibérer, avec leurs deux adjoints, sur toutes les questions qui sont en France dans les attributions des conseils municipaux.
Le 23 mai, le gouverneur établit cinq nouvelles communes qui furent Hussein-Dey, Bir-Touta, Déchioua, Douera et Masafran. Ces communes n'eurent guère qu'une existence nominale. La population européenne de la commune de Hussein-Dey était fort peu de chose. Elle était nulle à Bir-Touta et à Déchioua ; on ne trouvait à Douéra que les cabaretiers du camp; enfin, on peut dire qu'il n'y avait aucune espèce de population dans la commune de Masafran.
Le 29 avril, un arrêté du gouverneur régla que la police rurale des communes se ferait, concurremment avec les gardes champêtres qui pourraient être ultérieurement établis, par les agents du kaki El-Fhas; c'est du reste ce qui avait déjà lieu.
Le collège d'Alger fut établi dans le mois d'avril 1835, On y donne l'enseignement universitaire.
La police fut réorganisée par un arrêté du 21 décembre, qui supprima l'emploi de chef de service de la police, lequel avait existé sous diverses dénominations depuis la conquête, et institua deux commissaires de police ordinaires. La ville d'Alger fut divisée pour ce service en deux arrondissements. La police a fourni matière ù plusieurs arrêtés sous l'administration du comte d'Erlon. Les plus remarquables sont ceux qui furent rendus pour entraver le droit de port d'armes, et dans l'un desquels on remit en vigueur, au grand ébahissement des habitants d'Alger, une déclaration de Louis XV de 1728.
Par une malheureuse coïncidence, ces arrêtés parurent à une époque où, par suite de la direction donnée aux affaires, les Arabes hostiles venaient égorger les colons dans l'intérieur de nos lignes. La déclaration de 1728 n'en figure pas moins dans les actes imprimés du Gouvernement, où, si elle ne donne pas la preuve de l'esprit d'opportunité de M. Lepasquier, elle fournit du moins celle de son érudition administrative.
Le 6 décembre parut un arrêté qui ordonnait le recensement de tous les individus, sans moyens d'existence connus, habitant les villes d'Alger, Bône, Oran, Bougie et Mostaganem, pour que le gouverneur pût en ordonner l'expulsion, ainsi qu'il en avait le droit. Le même arrêté renferme dix dispositions contre l'introduction dans la colonie de gens que l'autorité pourrait se voir dans la nécessité d'en éloigner plus tard.
Le 5 janvier 1855, un arrêté du gouverneur institua, à Bône et à Oran, des commissions provinciales, chargées de donner leur avis sur les questions de localité, et même sur les questions d'intérêt général, ainsi que sur celles qui seraient relatives au contentieux administratif. Ces commissions se composèrent du général commandant les troupes, président, du sous-intendant civil, du sous-intendant militaire, du substitut du procureur du roi, de l'agent supérieur des domaines, et de l'agent supérieur des douanes. Un second arrêté, du 5 janvier, régla la forme des recours au conseil d'administration des arrêtés de l'intendant ou des sous-intendants civils.
Le service des eaux était toujours en souffrance. Ce service qui se faisait si bien sous les Turcs, qui était si bien assuré par l'Amin-El-Aïoun, n'avait pas encore pu l'être par nous. Il venait de passer tout nouvellement des mains de l'administration des ponts et chaussées dans celles de la municipalité d'Alger; mais ce changement ne l'avait pas amélioré. Le 1er juillet, un arrêté du gouverneur établit une commission spéciale chargée de le surveiller, et d'administrer les biens des fontaines. Ce même arrêté porta des peines d'emprisonnement et d'amende contre les contraventions et délits relatifs à la conservation des fontaines.
Un arrêté du 5 mars porta à neuf le nombre des membres de la chambre de commerce d'Alger, dont sept français, un maure et un juif. Il régla que cette chambre serait renouvelée tous les ans par tiers, et que les nominations auraient lieu dans une assemblée composée des membres du tribunal de commerce, de dix commissaires délégués par le conseil municipal et pris dans son sein, des membres de la chambre de commerce, et de dix-sept notables commerçants, dont dix désignés par le conseil municipal, dix par le tribunal de commerce, et sept par la chambre de commerce.
Je passe sous silence quelques autres arrêtés d'un intérêt secondaire, rendus sur la proposition de M. Lepasquier, et que le lecteur curieux de ces sortes de détails peut lire dans le Bulletin officiel des actes du Gouvernement, créé par arrêté du gouverneur général du 2O octobre 1834.
L'ordonnance du 10 août avait organisé l'administration de la justice d'une manière assez complète, pour que de longtemps il n'y eût plus de nouvelles dispositions à prendre sur cette importante matière. Cependant il était nécessaire de régler l'exercice et la discipline de la profession d'avocat. Il aurait été à désirer peut-être que cette plaie des sociétés européennes eût été éloignée de nos nouveaux établissements avec autant de soin que nous en mettons à repousser la peste, ce fléau bien moins redoutable de l'Orient. Mais enfin puisque nos malheureuses habitudes ne le permettaient pas, il fallait au moins diminuer le mal autant que possible. Il existait à Alger une foule de prétendus avocats qui n'offraient pas même les garanties de connaissances spéciales des véritables membres du barreau, et qui n'avaient de commun avec eux que le désir de voir le monde entier en procès. (Je prie le lecteur de considérer que je ne parle ici que de la profession et non des individus. De même qu'il y a des vertus d'état, il y a des vices d'état. C'est la faute de la société et non celle de l'individu). Ces gens-là s'étaient de plus constitués agents d'affaires pour les achats d'immeubles, et il leur arrivait souvent d'acheter des droits litigieux, ou qu'ils étaient parvenus à faire considérer comme tels à leurs clients. Enfin, le vaste champ ouvert à la chicane dans un pays où la série des fautes que nous avons si souvent signalées avait jeté la plus grande incertitude dans la propriété, attirait journellement en Afrique une foule de légistes qui espéraient s'y créer, aux dépens des plaideurs, une fortune et une position que la médiocrité de leurs talents ne leur permettait pas d'espérer en France. Tout cela n'échappa point à M. Laurence. Ce magistrat, qui sortait lui-même du barreau , devait connaître plus que tout autre les abus de la profession, et personne n'était plus en position que lui d'élever la digue qu'il convenait de leur opposer. C'est ainsi que les vieilles femmes galantes sont celles qui savent le mieux garder la vertu de leurs filles. En conséquence, il rédigea un arrêté qu'il fit signer, le 17 janvier, à M. le gouverneur général, et qui contient les dispositions suivantes :
Les légistes, chargés de représenter les parties devant les tribunaux des possessions françaises du nord de l'Afrique, eurent le titre de défenseurs. Ils réunirent les attributions des avocats et celles des avoués dans les limites établies par le mode de procédure adopté dans l'Algérie. Leur nombre fut fixé à douze pour Alger, à quatre pour Bône et à trois pour Oran. Ils furent nommés et commissionnés par le gouverneur général. Ils durent être licenciés en droit, et produire des attestations de moralité délivrées par les autorités des lieux où ils résidaient avant de venir en Afrique. Ils furent assujettis en outre à un cautionnement de 8,000 francs pour Alger, et 3,000 francs pour Bône et Oran. Ce cautionnement dut appartenir en propre aux titulaires, et son effet cesser aussitôt qu'il apparaîtrait un bailleur de fonds, ou des actes d'opposition ou jugements qui cri affecteraient l'intégrité. il demeura affecté spécialement et par privilège à la garantie des créances et répétitions résultant d'abus ou prévarication dans l'exercice de la profession.
Les discussions sur la quotité des honoraires dus aux défenseurs durent être jugées en chambre du conseil par le tribunal. Sous aucun prétexte, il ne put être porté des droits ou vacations quelconques résultant, des applications des tarifs de France. Chaque année le procureur général dut désigner, à tour de rôle, un défenseur chargé gratuitement de fournir des consultations aux indigents, et de défendre au besoin leurs intérêts civils.
Il fut interdit aux défenseurs de se rendre directement ou indirectement adjudicataires des biens, meubles ou immeubles, dont ils seraient chargés de poursuivre la vente; de se rendre cessionnaires de droits litigieux ; de faire avec leurs parties des conventions pour une participation quelconque aux résultats du procès; et de former aucune association pour la défense, soit entre eux, soit avec des tiers. Les peines encourues par les défenseurs, selon la gravité des cas, furent : le rappel à l'ordre, la réprimande, la suspension pour six mois au plus, et la révocation. Afin de ménager quelques positions individuelles, l'arrêté du 27 janvier régla que pour la première fois seulement, sans égard à la limitation de nombre, pourraient être commissionnés défenseurs les individus exerçant celte profession dans la Régence au moment de la promulgation de l'arrêté, s'ils réunissaient les conditions requises pour être, en France, admis comme avoués devant un tribunal de première instance, ou s'ils avaient, pendant six ans au moins, siégé comme juges ou suppléants dans un tribunal colonial ou de commerce.
L'arrêté du 27 janvier régla aussi l'exercice de la profession d'huissier, qu'elle assujettit à un cautionnement de 4,000 francs pour Alger, et de 2,000 francs pour Bône et Oran.
Dans le premier mois de son administration, M. le comte d'Erlon se montra très-opposé aux prétentions d'Abd-el-Kader et à la politique adoptée par le général Desmichels à l'égard de ce chef arabe. Aussi, sur le bruit assez généralement répandu que l'émir de Mascara voulait établir, par le golfe du Rachgoune des relations commerciales avec Gibraltar et l'Espagne, il rendit, le 27 novembre, sur la proposition de M. Blondel, directeur des finances, un arrêté qui défendit toutes importations et exportations de marchandises françaises, étrangères ou africaines, par d'autres ports que par ceux qui étaient occupés par nos troupes, à moins d'une autorisation spéciale. Les contrevenants furent déclarés passibles de la confiscation des bâtiments et des marchandises, en exécution des dispositions de la loi du 21 septembre 1793. La marine fut chargée de surveiller les ports par où le commerce interlope pourrait être tenté. Les sandales (Petits bâtiments assez semblable à nos tartanes.) maures conservèrent le privilège de faire le cabotage dans les eaux de la Régence.
Le 8 décembre, la perception de toutes les contributions (1l n'y avait à Alger que les patentes et des contributions indirectes.) fut confiée à l'administration des douanes, à partir du janvier 1855. Cette administration prit la dénomination d'administration des douanes et des contributions diverses. Le 5 janvier, la douane fut établie à Bougie et à Mostaganem, et il fut réglé que toutes les exceptions relatives aux services financiers établis pour ces deux places cesseraient d'avoir leurs effets et que tous les droits y seraient perçus d'après les règles admises pour les autres points de nos possessions. Comme il ne se faisait aucune espèce de commerce à Mostaganem, l'administration ne tarda pas à s'apercevoir que c'était une duperie que de vouloir y établir un service de douane qui n'aurait pas même perçu de quoi couvrir les frais de son personnel, et l'arrêté du 5 janvier resta quelque temps sans application, en ce qui concerne cette ville. La douane d'Arzew, qui avait été établie sous le général Voirol, n'avait rapporté que 15 francs dans les huit premiers mois de son établissement, et coûtait près de 500 francs par mois.
Un premier arrêté du 5 janvier avait rendu uniformes, pour Oran, Bône et Alger, les impôts qui jusque-là avaient présenté quelques différences dans le taux et la perception dans chacune de ces villes. Tout fut ramené aux règles établies pour Alger. Enfin, le 25 avril, un arrêté du gouverneur général déclara applicable aux possessions françaises du nord de l'Afrique, la législation française sur les douanes, en ce qui concerne les diverses de fraude ou de contravention, leur constatation, la rédaction des procès-verbaux, la suite à leur donner, la compétence des tribunaux et la pénalité, en tout ce qui n'est pas prévu par des arrêtés spéciaux. Ces dispositions furent aussi rendues applicables aux contributions directes.
Le 4 mars, une ordonnance du roi régla que les cautionnements seraient versés à la caisse du trésorier-payeur à Alger, et qu'ils seraient productifs de l'intérêt de 4 pour 100 fixé par la loi du 28 avril 1816. Les dépôts et consignations continuèrent à être versés â la caisse de l'administration des domaines. Cette administration ayant perdu, par l'arrêté du 8 décembre 1854, la perception des contributions diverses, dut prendre la qualification d'administration de l'enregistrement et des domaines, au lieu de celle d'administration des domaines et droits réunis qui lui avait été donnée par arrêté de M. Pichon.
Le dernier acte de l'administration de M. le comte d'Erlon fut un arrêté, du 21 juillet 1835, qui ordonnait à tous les habitants d'Alger, de dix-huit à cinquante ans, de se faire inscrire pour le service de la garde nationale, sans distinction d'Européens et d'indigènes. Cette mesure, qui avait besoin d'être préparée et étudiée, passa au conseil sur la proposition de M. Lepasquier, sans qu'on en eût discuté la portée. Elle fit naître un peu d'agitation en ville, et lorsqu'on parla au comte d'Erlon de l'effet qu'elle avait produit, il parut surpris de l'extension de cet arrêté qu'il avait cependant signé, mais qu'il ne croyait pas applicable aux indigènes. Telle est malheureusement la légèreté avec laquelle les hommes haut placés traitent souvent les affaires les plus importantes.
A SUIVRE
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