(Algérie, Tunisie, Tripolitaine, Maroc)
PAR Paul MASSON (1903)
Professeur d'Histoire et de Géographie économique
à l'université D'Aix-Marseille.
TROISIÈME PARTIE
CHAPITRE XI
LES ÉCHELLES DE BARBARIE
AU DÉBUT DU XVIIIe SIÈCLE
(1690-1740)
I. - ALGER, TUNIS, TRIPOLI
La paix, maintenue sans interruption avec Alger et Tunis pendant cinquante ans, donna aux Français établis dans les échelles une sécurité qu'ils n'avaient jamais connue. La cause principale du maintien de la paix fut l'affaiblissement progressif de la puissance d'Alger et de Tunis à la fin du XVIIe siècle et au XVIIIe siècle. La milice d'Alger, forte de 22.000 hommes en 1634, ne comptait plus que 5.000 janissaires en 1769 ; les renégats, au nombre de 22.000 selon Haëdo, n'étaient plus que deux ou trois cents en 1769 ; le P. Dan avait vu 25.000 captifs, il n'y en avait plus que 3.000 à peine. En 1620, au moment de la course, plus de 300 reïs sortaient du port, dont 80 commandaient de gros vaisseaux ; en 1725, Laugier de Tassy ne trouva plus que 24 navires, armés de 10 à 52 pièces de canon. De Grammont, p. 240-41. - Quant à la population, malgré les pestes et les famines, il ne semble pas qu'elle eût diminué. Il ne faudrait pas exagérer cependant la tranquillité dans laquelle vécurent, à Alger surtout, nos marchands et particulièrement nus consuls. Avec les Barbaresques, nos relations passaient par une série de péripéties qu'il serait impossible de raconter. Les deys d'Alger, généralement ignorants et brutaux, n'eurent jamais de politique suivie. Entraînés par leur premier mouvement, ils étaient à la merci d'incidents fortuits et passaient, la même année, de la cordialité la Plus grande aux menaces de guerre. Leur violence les faisait se porter à des excès sous les plus minces prétextes et les consuls eurent fréquemment à subir leurs algarades. En lisant leur correspondance avec la cour de France, on ne se douterait pas de leur brutalité et de leur arrogance ; leurs lettres, même au moment des plus graves querelles, étaient remplies de protestations d'amitié enveloppées dans une phraséologie curieuse. Tout autre était leur attitude à Alger. Mais, dans leurs jours de plus méchante humeur, les deys n'osèrent guère aller au-delà des gros mots, des injures et des menaces.
On compte, au XVIIIe siècle, les occasions exceptionnelles où ils s'emportèrent jusqu'à faire mettre momentanément les consuls aux fers ; jamais la vie de ceux-ci, ni celle des marchands, ne fut plus menacée comme au XVIIe siècle.
Les années qui suivirent immédiatement la paix de 1689 furent assez tranquilles pour les Français d'Alger. Le consul Lemaire avait su gagner l'amitié de Chaban au point que le dey ne faisait plus rien sans le consulter. En toute occasion, celui-ci témoignait sa faveur aux Français, si bien que les Anglais et les Hollandais, voyant qu'ils n'avaient rien à attendre de lui, s'efforçaient de causer sa chute. En 1692, Chaban, vainqueur de Muley Ismaël, qu'il avait poursuivi jusqu'auprès de Fez, revenait à Alger chargé de butin. Au passage du Chelif, il trouva Lemaire et Dusault, qui s'étaient portés à sa rencontre, escortés par les principaux résidents de la nation, pour lui porter leurs félicitations. Le dey se montra particulièrement flatté et invita les Français à prendre place à ses côtés, à l'ombre des grands étendards déployés autour de lui. C'était là une faveur insigne qui n'avait jamais été accordée à des chrétiens. Le consul anglais s'était laissé devancer par son collègue ; il s'avançait à petites journées, croyant Lemaire à Alger, et ne rencontra que huit lieues plus loin le cortège du dey, qui l'accueillit assez froidement. Cependant, malgré son habileté, Lemaire finit par se brouiller complètement avec le dey, et fut rappelé en 1697 ; son successeur Durand, se plaignait bientôt d'essuyer de terribles bourrasques. Clairambault, en 1706, faillit perdre la vie dans une émeute. Baume, qui se conduisit d'ailleurs avec maladresse, se vit traiter de chien publiquement et ne put rester deux ans en charge. Nos défaites de la guerre de succession, les intrigues de nos ennemis les Anglais et les Hollandais, et le peu d'empressement du gouvernement français à combler les Puissances de présents avaient rendu la situation difficile à nos consuls. " Vous savez fort bien, écrivait le nouveau consul, Durand, à la Chambre de Commerce, le 28 février 1722, que la lésine avec laquelle.
M. Baume s'est conduit dans ce consulat lui a attiré mille déboires et mortifications, qui non seulement lui ont fait un tort considérable, mais encore ont été très onéreux à la nation. "
La mission de Duquesne Monnier et de Maillet à Alger, en 1718, suivie du renouvellement du traité de paix par Dusault en décembre 1719, puis la visite de l'ambassadeur à Constantinople, d'Andrezel, en 1724, rendirent les relations bien meilleures. Le nouveau dey Mohammed, qui avait gardé les bœufs et qui ne savait ni lire, ni écrire, n'avait pas la férocité extraordinaire de son prédécesseur Ali, mort en 1718. Le consul Durand (1721-1730) se loue souvent, dans sa correspondance, des bonnes dispositions des Algériens.
Après 1730, les choses se gâtèrent de nouveau, bien que Duguay Trouin fût venu, dans l'été de 1731, négocier avec le dey le règlement de plusieurs affaires délicates et raffermir notre influence par sa visite. Il avait amené un nouveau consul, Delane, neveu de Dusault, que celui-ci avait recommandé à son lit de mort aux bontés du roi. Delane venait de la tranquille échelle de la Canée; il voulut adopter vis-à-vis des Algériens une attitude moins conciliante que ses prédécesseurs : à la première audience que lui donna le dey, il refusa d'enlever son épée pour paraître devant lui. Après une vive altercation, le dey lui interdit de revenir le voir. Delane écrivait à la Chambre de Commerce que ses prédécesseurs avaient pris à l'égard des deys de mauvaises habitudes, telles que celles de leur baiser la main et de quitter l'épée devant eux : qu'il avait pensé qu'en sa qualité de représentant de la plus grande nation de l'Europe, il ne devait se soumettre à aucune de ces humiliations que la faiblesse de quelques consuls, plus spéculateurs que magistrats, avait laissé passer en coutume. " Ce chef, ajoutait-il, a été gâté par les empressements que les Anglais, les Suédois et les Hollandais, ont témoigné à gagner sa bienveillance. Les grandes donations qu'ils ont faites pour y parvenir le dénotent assez. Il me faudra du temps pour faire revenir cette puissance orgueilleuse. " On eut peur d'un consul qui avait une si haute idée de la dignité de la France et Delane fut aussitôt rappelé (1732). Mais son successeur, Lemaire, eut beau enlever de lui-même son épée pour se présenter ait dey et se montrer très coulant, la reprise d'Oran par les Espagnols, que les Français furent accusés d'avoir aidés, irrita vivement contre eux le nouveau dey Ibrahim. " Si vous êtes véritablement notre ami, faites-nous connaître votre amitié, car il est clair comme le jour que la victoire que les Espagnols ont remportée sur Oran, qu'ils ont surprise, ne vient que de vous, par les troupes et les munitions que vous leur avez données. " Ibrahim dey à Maurepas, 6 février 1734. Plantet. - voir diverses pièces sur l'expédition d'Oran en 1732. Arch. nat. marine, B7, 311 ; cf., Ibid. B7, 321..
Sa mauvaise humeur s'exerça sur le consul qu'il finit par refuser de voir ; il le traitait dans ses lettres de " magasin de méchanceté " et de fou et ne cessait de réclamer son rappel que Maurepas finit par lui accorder (1735). Il l'accusait de s'être présenté devant lui ivre, d'avoir tiré des coups de fusil sur des janissaires, " d'en avoir voulu faire mourir à coups de couteau. " V. Plantet, Alger, t. II. Lettres du 6 novembre 1733, 6 février 1734, 4 juin 1734.
Taitbout de Marigny, qui le remplaça, était disposé à garder l'attitude la plus conciliante, puisqu'il proposa à la Cour de transiger sur les griefs dont Lemaire avait voulu réclamer la réparation. Il fut assez bien accueilli et vécut plus tranquille que ses deux prédécesseurs; cependant il quitta l'échelle de lui-même, en 1740, découragé par les difficultés qu'il avait rencontrées.
Mais il serait oiseux de suivre de trop près tous les démêlés de nos consuls avec les deys et ce serait se tromper que de leur attribuer une trop grande influence sur la vie de nos résidents à Alger et sur le développement de leur commerce. C'étaient le plus souvent les rencontres sur mer, entre Français et Algériens, qui amenaient des récriminations de part et d'autre ; la nation française d'Alger n'était généralement pas mêlée à ces débats et tant qu'ils n'amenaient pas une brouille déclarée, elle n'avait guère à en souffrir dans sa tranquillité. Il est vrai que la mauvaise humeur des deys lui attirait, parfois, des avanies et, surtout, le mauvais vouloir des Puissances pour les Français, ne laissait pas de nuire à leur commerce dans un pays où le trafic, particulièrement celui des denrées, dépendait étroitement de la faveur du dey.
Malgré des conditions, en somme bien plus favorables, le commerce français ne prit pas plus d'essor à Alger que celui des Compagnies d'Afrique dans les Concessions. Alger ne vous rapporte rien, écrivait, en 1699, le consul à la Chambre de Commerce, " le casuel ne m'a valu, l'année passée, que 220 piastres, et, cette année, 160 jusqu à présent. " " Le commerce est toujours ici dans une très mauvaise disposition, écrivait un autre, en 1733, nous n'y voyons paraître aucun de nos bâtiments, que quelques-uns uns de la Compagnie d'Afrique. " Le chancelier déclarait, dans une autre lettre, l'année suivante, que le commerce que les Français avaient toujours fait à Alger était " un trop petit objet, peu digne d'attention. "
Si l'on en jugeait par le nombre des Français établis à Alger, il semblerait même, que leur commerce eût été beaucoup plus réduit qu'auparavant, car la nation de l'Échelle était moins nombreuse que jamais. En novembre 1700, le consul Durand avant fait assembler la nation, le procès-verbal mentionne seulement comme assistants : " M. Yves Lorance, prêtre de la mission, vicaire apostolique, MM. Michel et Despalleaux, agents de MM. les intéressés au commerce du Bastion de France, tous résidents en cette ville et y composant la nation française. " Il est possible, car cela arrivait fréquemment, que tous les résidents ne fussent pas présents à cette assemblée, mais il se peut aussi que, momentanément, aucun marchand n'ait été établi à Alger, sauf les représentants de la compagnie du Bastion. D'après Devoulx (Relevé des principaux français qui ont résidé à Alger, de 1686 à 1830. Rev. Africaine 1872, p. 356-87), il semblerait que le nombre des résidents français ait été toujours assez considérable. Mais Devoulx a dressé la liste des Français qui ont passé à Alger, plutôt que de ceux qui y ont réellement résidé.
En 1731, le voyageur Tollot ne trouvait à Alger que deux marchands établis, en dehors de l'agent de la Compagnie d'Afrique. C'est ce que confirme le procès-verbal de l'assemblée de la nation du 31 juillet 1732, " où se sont trouvés les ci-après nommés MM. Joseph-François Martin, agent pour la Compagnie d'Afrique, Jean Tourcaty et Paul Mercurin, marchands. " La situation n'avait pas changé cinq ans après ; une lettre du consul, de 1737, parle des deux négociants établis à Alger : c'étaient les sieurs Dengallière et Natoire, dont on trouve les seules signatures au bas du procès-verbal d'une assemblée de la même année. Tollot, p. 68. - Devoulx. Les Archives du Consulat. p. 31 et 31. - Arch. de la Chambre. Lettre du 4 décembre 1737. A.A. 478. -. On trouve dans Devoulx le procès-verbal d'une assemblée du 13 septembre 1742 avec les signatures de MM. Dengalliére, Paul, Daniel. Dauphin. Cailhol, Bouquet, Michellon, Beaussier. Plusieurs de ces signataires n'étaient évidemment que des négociants ou des capitaines de passage. Les deux premiers, seuls, figurent dans des documents postérieurs. (Assemblée du 6 février 1748). - Les négociants de passage faisaient aux résidents une concurrence dont ceux-ci se plaignaient, parce qu'ils ne participaient pas aux charges de l'échelle. " Vous paraissez désirer, par votre lettre du 11 septembre, que les Français, qui touchent ici, ne fassent pas plus de séjour que les bâtiments qui les y ont apportés.... MM. Castor et Auban sont ici depuis le 21... Ces deux messieurs ont apporté un chargement de marchandises et je leur ferais un tort infini si je les obligeais à se retirer. D'un autre côté, votre lettre est pressante et, d'ailleurs, les deux négociants français établis ici se récrient que l'arrivée de MM. Castor et Auban leur a fait un préjudice considérable et que ce préjudice sera encore plus considérable si.... ". 4 décembre 1737. AA, 478.
Maurepas se donnait beaucoup de mal pour réduire le nombre des résidents français dans les échelles du Levant et pour fixer la quantité des maisons qui pourraient y rester établies ; il n'eut pas cette peine à Alger.
Les Anglais et les Hollandais ne négligeaient rien pour développer leur influence à Alger. La correspondance des consuls de France est pleine de détails sur leurs intrigues et sur leurs largesses, en même temps que de plaintes sur la pénurie d'argent où le gouvernement les laissait. Mais ce serait se tromper que de croire que la parcimonie de leurs cadeaux les mettait en mauvaise posture vis-à-vis des Puissances.
" Il est certain, écrivait le voyageur anglais Shaw, qui séjourna à Alger entre 1720 et 1730, que les Algériens ont beaucoup d'estime et d'inclination pour la nation anglaise.... Les Hollandais ont grand soin de cultiver la bonne intelligence avec eux en leur faisant un présent tous les ans, moyen qui leur a parfaitement réussi jusqu'à présent. Les Français, d'un autre côté, les tiennent en respect par le souvenir du bombardement qu'ils ont fait essuyer à leur ville et par le ressentiment qu'ils ont témoigné en dernier lieu à Tripoli. "
En réalité, malgré les deux dernières guerres de Louis XIV, malgré les intrigues et l'argent dépensé, l'influence française n'avait pas été entamée ; notre consul, qui conservait le pas sur tous les autres, était toujours en mesure de se faire écouter. Les Hollandais n'avaient pas aussi parfaitement réussi que l'affirme Shaw en se montrant les plus généreux, puisqu'ils venaient d'avoir avec Alger une guerre de douze ans, terminée seulement en 1726. Shaw remarque lui-même qu'ils avaient obtenu la paix, malgré l'opposition du plus grand nombre des soldats, " disant que ce serait en vain qu'ils armeraient en course s'ils avaient la paix avec les trois nations commerçantes, qu'ils n'avaient rien perdu dans cette guerre au prix qui ils y avaient gagné.
Les anglais continuaient à fournir aux Algériens des armes et des munitions de guerre de toutes sortes, commerce fructueux, qui leur valait en outre la permission de sortir des blés, souvent refusée aux Français. D'après Shaw, ministre de leur nation, ils en avaient tiré jusqu à 7 à 8.000 tonneaux par an. Leur consul avait conservé la permission de faire du commerce ; il fournissait lui-même au dey ce dont il avait besoin pour ses armées ou pour l'armement de ses vaisseaux et en obtenait ainsi plus facilement des faveurs. Leur commerce était peut-être plus important que le nôtre ; leur nation était, parait-il, un peu plus nombreuse ; mais, en somme, ce n'était pas la concurrence étrangère qui empêchait le trafic français de se développer.
La vérité est que le commerce de l'ensemble des nations européennes à Alger restait insignifiant. D'après un mémoire de 1724, cité par Savary, il ne méritait aucune attention.
" A l'égard du commerce des marchandises, écrit Tollot en 1731, c'est fort peu de chose. La sortie de tout le comestible est défendue ; tout le reste paie 5 % d'entrée et 2 1/2 de sortie. On y vend fort peu de draps, papier, droguerie, épicerie ; on en tire quelques plumes d'autruches, cires, cuirs et laines ; mais, en général, il y a peu de profits à faire, tant par le peu d'argent qu'il y a dans le pays, que par les frais du transport et par l'incertitude de la bonne foi des ventes. "
Quant au commerce des denrées, il n'était guère plus important.
" Il est encore à remarquer, dit Shaw, que ces parties de la Barbarie envoient généralement fort peu de leurs productions dans les pays étrangers. Leurs principales denrées sont de l'huile, des peaux, de la cire, des légumes et du blé, mais les premières espèces s'y trouvent en si petite quantité, que l'on peut compter que le blé est la principale et presque la seule marchandise que l'on envoie hors du pays. "
Il y avait bien encore le commerce des prises. Les détails intéressants que Devoulx a pu tirer des archives du consulat d'Alger sur les résidents français montrent qu'ils prenaient part aux ventes aux enchères des captures faites par les corsaires. En 1746, Bruno Dengallière, négociant bien établi et considéré, achetait aux enchères un vaisseau de 180 tonneaux pris aux Hambourgeois ; en 1748, il acquérait de même une corvette portugaise de 120 tonneaux. Bien plus, la même année, il expédiait à Marseille deux chargements de " morues du petit nord de la pêche de France " qui provenaient d'un navire français capturé par les Algériens. (Revue Africaine, 1872. p. 373-374. Cf. p. 361 Ve Dutihl, 367 Ve Natoire, 363 Ve Michel. - Devoulx se trompe certainement en affirmant que les consuls Clairambault et Durand (Ibid. p. 364-365) faisaient le commerce. Tout trafic était rigoureusement interdit aux officiers du roi, et, au cas où ils auraient violé les ordonnances. Ils se seraient bien gardés d'en laisser traîner la preuve à la chancellerie de leur consulat.
Ce qui a dû tromper Devoulx, c'est que les consuls d'Alger et de Tunis pouvaient être chargés de négocier le rachat de prises, mais pas pour leur propre compte.
Cette dernière expédition a lieu d'étonner et devait s'expliquer par des circonstances particulières, ou bien la rigueur des règlements avait fléchi, car on n'aurait pas osé, sous Louis XIV, vendre à Marseille des marchandises provenant de prises faites aux Français. Mais il ne faut pas oublier que les prises des Algériens devenaient de moins en moins fréquentes et moins riches, et que le trafic auquel elles donnaient lieu était surtout entre les mains des juifs.
Pourtant Alger, malgré sa décadence, restait une grande ville ; suivant Tollot elle aurait eu, en 1731, environ 150.000 habitants ; Peyssonnel, en 1725, lui en attribuait 100.000 seulement (Cf. État de la rade, port et ville d'Alger en 1718: " On y compte autour de 100.000 hab. dont il n'y a pas la dixième partie de Turcs. " Arch. des Aff. étrang. Mém. et doc. Alger, t. XII, fol. 349.); mais sa population était pauvre. " Après tout, écrivait Peuchet à la fin du XVIIIe siècle, la véritable cause de cette faiblesse du commerce des Européens avec Alger est la pauvreté des Algériens, parce qu'on ne vend qu'à ceux qui peuvent acheter. " Le consul Baume écrivait à la Chambre de Commerce de Marseille, en 1717. . - Cependant on lit dans Savary (2e éd. 1741, p. 131) : " Il y a à Alger des marchands de diverses nations et en si grande quantité que l'on dit qu'il s'y trouve au moins 3000 familles d'étrangers que le commerce y attire et qu'ils occupent dans deux bazars environ 2000 boutiques. "
Ce pays est fort misérable, et par conséquent de peu de consommation, de quelques marchandises que ce soit. D'ailleurs les droits d'entrée et de sortie et l'ancrage sont si forts que les marchands, de même que les capitaines et patrons de nos bâtiments, fuient absolument ce port. Il y vient véritablement quelques bagatelles du Levant, de Livourne et d'Espagne, comme eau-de-vie, noisettes, cardes pour travailler la laine, un peu de coton, riz et soie; mais c'est une misère pour en recevoir le paiement, qui se fait sol à sol, pour ainsi dire, et toujours bien au-delà du terme que les marchands sont convenus.... Le peu de prises que font les corsaires et le peu de consommation des marchandises étrangères fait qu'ils sont tous gueux et avares à l'excès, de sorte que le père égorgerait volontiers le fils et celui-ci son père; pour lui arracher quelques pataques. Les Maures ou naturels du pays sont traités en esclaves par les Turcs qui commandent à la baguette et les pillent entièrement, à la ville et à la campagne. Cette disposition générale fait souhaiter intérieurement la guerre avec tous chrétiens, dans l'espérance, dit-on, de voir comme autrefois la ville d'Alger opulente. "
Les deys du XVIIIe siècle, n'étant plus enrichis par les prises, voulurent, comme les beys de Tunis, accaparer les bénéfices du commerce et contribuèrent à empêcher tout essor de celui-ci en renchérissant, d'une façon exorbitante, le prix des marchandises qu'ils monopolisaient. Le consul Delane écrivait le 28 août 1731 :
" Le commerce d'Alger est entièrement ruiné depuis environ quatre ans que le dey s'est ravisé d'acheter toutes les cires, laines, blé, orge, huiles, pois chiches et fèves, tellement que ceux qui veulent faire quelque cargaison de quelques uns de ces articles sont obligés de les prendre de lui à 50 ou 60 plus cher que de la première main. "
Enfin, le commerce d'Alger était plus que jamais entre les mains des juifs qui habitaient la ville au nombre de 10.000, d'après le consul Baume, de 8.000 d'après Savary, de 5.000 seulement d'après Peyssonnel et Tollot. A côté des familles établies dans le pays depuis longtemps, et soumises par les Turcs à des charges humiliantes, il était venu un certain nombre de juifs de Livourne. On les connaissait sous le nom de juifs francs ; ils étaient considérés et traités comme des étrangers, et subissaient les mêmes charges que ceux-ci. C'était entre leurs mains surtout qu'était le commerce. Comme tous les étrangers qui n'avaient pas de consul, ils étaient obligés de se mettre sous la protection de l'un de ceux qui résidaient à Alger, et, comme dans les échelles du Levant, c'était la protection française qu'ils réclamaient, à raison de la sécurité plus grande qu'elle donnait. De même, c'était des navires français que ces juifs choisissaient de préférence pour faire leurs transports entre Alger et Livourne. État des bâtiments français qui ont chargé à Alger pour l'Italie, dressé par le chancelier Clairambault, le 20 août 1705 : 1697 = 4, 1698 = 4, 1699 = 5, 1700 = 4, 1701 = 6, 1702 = 8, 1703 = 4, 1704 = 8. - Arch. de la Chambre de Commerce AA. 492. Presque tous ces navires avaient été affrétés pour Livourne. - Les nations étrangères, comme juifs d'Italie, Grecs, Arméniens, sont sous la protection du Consul de France. Peyssonnel, p. 455.
La protection que leur accordait le consul de France, lui procurait un casuel apprécié, par les droits de consulats qu'ils lui payaient mais elle devint aussi pour lui une source de graves ennuis. Seignelay et Pontchartrain firent, en effet, de grands efforts pour atteindre le commerce des juifs dans toutes les échelles du Levant et de Barbarie. En retour des avantages qu'ils retiraient de la protection de la France, ceux-ci étaient en effet, obligés de payer à nos consuls les droits de consulat, supprimés pour les marchands français depuis la réforme de 1691, mais ils parvenaient à en éluder le paiement en s'associant à des marchands français ou en se faisant prêter leur nom par eux pour leurs opérations. Seignelay et Pontchartrain pensèrent qu'en interdisant sévèrement ces subterfuges, les résidents français des échelles pourraient facilement supplanter les juifs.
Mais leurs défenses ne furent jamais observées, à Alger moins qu'ailleurs, malgré les objurgations répétées faites aux consuls pour réprimer cet abus. Il fallait lutter en effet contre la complicité de certains marchands français, qui préféraient trouver un gain assuré en s'entendant avec les juifs plutôt que de leur faire une concurrence hasardeuse. Dusault, lui-même, fut accusé d'avoir contrevenu aux ordonnances.
D'un autre côté, nos défaites de la fin du règne de Louis XIV avaient bien diminué le prestige de notre pavillon; en se montrant trop exigeant vis-à-vis des étrangers, on risquait de leur faire rechercher la protection des Anglais ; aussi les consuls ne tenaient pas à appliquer trop strictement les ordonnances et fermaient les yeux. Enfin, à Alger, les juifs étaient puissants; en les inquiétant, on risquait de s'attirer des désagréments de la part des Puissances qu'ils avaient soin d'intéresser à leurs opérations : le consul de Clairambault faillit perdre la vie dans une émeute que les juifs suscitèrent contre lui. Plus tard, entre 1735 et 1740, un autre consul, Taitbout, eut à se défendre contre les intrigues du juif Nephtali Busnach, dont le petit-fils, associé du fameux Bacri devait jouer un si grand rôle à l'époque de la révolution. Non seulement les juifs continuèrent donc à faire avec Livourne la plus grande partie du commerce d'Alger, mais ils s'emparèrent même au détriment des Français d'une partie du maigre trafic qui subsistait avec Marseille. " La plupart des juifs d'Alger, écrivait, en 1719, le chancelier du consulat, favorisés sans doute par quelques marchands de votre ville, qui leur prêtent le nom, font un commerce depuis longtemps à Marseille. " Bien plus, ils s'y rendaient eux-mêmes pour faire leurs achats. Arch. de la Chambre de Commerce. AA. 494 ; cf. Lettres du 4 mars, avril 1734. AA. 477 ; 6 mars 1734. AA, 495. - Quand les juifs faisaient venir des marchandises de France sous le nom de marchands français, ils bénéficiaient du tarif douanier privilégié accordé aux Français. - Langier de Tassy, dans son Histoire des États Barbaresques (t. II. p. 45-57), donne des détails intéressants sur le commerce d'Alger, sur le rôle des juifs particulièrement.
Cependant, les Français ne négligeaient aucune occasion pour étendre leur commerce en Barbarie. En 1708, les Algériens s'étant emparés d'Oran, on vit les Français essayer de s'y introduire dés que la pain d'Utrecht leur permit de songer à de nouvelles entreprises. En 1704, au moment on Oran était aux Espagnols, le consul français d'Alicante établit un vice-consul à Oran. Aff. étrang. Alger, 1700-1709. Lettre du 21 juin 1704.
Les Anglais y jouissaient alors d'une sorte de monopole de fait et payaient fort cher, au bey d'Oran, la permission de sortir des blés, qui leur étaient nécessaires pour l'approvisionnement de Gibraltar et de Port Mahon. Lors de la prise d'Oran par les Algériens. en 1708, les Anglais avaient offert au dey un prisent considérable et avaient fait des illuminations et des feus d'artifice pendant trois nuits sur la terrasse de leur fondouk pour marquer la joie qu'ils avaient du succès de cette entreprise. Les Turcs eux-mêmes avaient trouvé ces manifestations exagérées. Lettre du consul Clairambault à la Chambre du 12 juin 1708. AA, 472. L'article 28 du traité de 1719, signé par Dusault, permettait aux Français de commercer librement à Oran et d'y entretenir un vice-consul; mais pendant plusieurs années il resta lettre morte.
Un négociant français, originaire du Languedoc, Bernard Maichens, gagna la faveur du dey en se chargeant pour lui de diverses commissions ; il lui rapporta de France, avec la permission du roi, des mâts, des voiles, de la poudre. En retour, Maichens avait obtenu du dey le privilège exclusif du commerce d'Oran et se mit immédiatement en mesure d'en profiter. Il envoya son neveu charger du blé à Oran; le bey lui fit le meilleur accueil, le logea et le nourrit dans son propre palais. Cependant, tous les négociants marseillais auraient voulu profiter de la création de cette nouvelle échelle et la Chambre de Commerce, consultée sur les projets de Maichens, donna un avis nettement défavorable dans sa curieuse délibération du 13 mai 1723.
" Le sieur Maichens, lit-on dans le procès-verbal, est un Languedocien, qui a fait un établissement à Alger depuis deux ou trois années et il y est toléré par le consul, quoiqu'il n'ait aucun certificat de la Chambre qui lui permette de résider sur cette échelle, étant même certain qu'elle le lui aurait refusé, parce que l'on assure qu'il est religionnaire.... Il parait cependant que le sieur Maichens a contracté des liaisons étroites avec le dey d'Alger et peut-être même à l'insu du sieur Consul de France ; cela doit faire entrer dans quelque peine sur son sujet, parce qu'il est très dangereux qu'un simple particulier cultive et recueille les bonnes grâces d'une puissance en chef.... L'aveu que fait le sieur Maichens que le dey d'Alger lui a promis le commerce d'Oran, exclusivement aux autres nations, est une preuve du crédit qu'il s'est acquis auprès de cette puissance, mais il fait juger en même temps que ce particulier doit avoir promis de grands avantages au dey de la part de la France, car si, pour avoir fait consentir le dey à permettre l'établissement d'un vice-consul français dans cette place, feu M. Dusault n'a pu parvenir qu'après de longues et pénibles négociations, qu'est-ce qu'un particulier ne doit pas avoir fait pour obtenir un commerce exclusif de ce pays là. D'autre part, l'entreprise de vouloir exclure les Anglais du commerce d'Oran parait très aventurée et les moyens proposés par le sieur Maichens ne sauraient jamais assurer du succès. Il se flatte d'y parvenir moyennant la donative des 2.000 piastres qu'il prétend que les Anglais font tous les ans au dey. Cependant, il ne parait pas que les Anglais, fassent aucune donative pour le commerce qu'ils font à Oran et il est plutôt à croire que ce soit en conséquence de leur traité de paix que par des conditions particulières.
" Si bien, qu'étant permis aux Français de s'établir à Oran et y ayant pour cela un article convenu dans le traité de paix entre la France et Alger, ce serait une chose déshonorable qu'un particulier achetât un privilège acquis gratuitement à toute la nation, dans le temps que l'on assure que les Anglais ne paient rien.
" Quant au commerce d'Oran, qui est l'objet de la proposition du sieur Maichens, il a toujours paru si peu considérable qu'aucune des compagnies d'Afrique n'a jamais estimé nécessaire d'en tirer du blé, parce que les autres places de leur concession en ont toujours assez fourni, sans que l'on ait eu besoin de recourir à celle-là. D'ailleurs, lorsque la récolte manque en Afrique, les Turcs pouvant se pourvoir à Oran, ils ne souffriraient pas que les Français en fissent sortir du blé pour la Chrétienté, de sorte que cette place devient en tout temps indifférente, soit que la récolte abonde en Afrique, soit qu'elle vienne à y manquer(1). " - Cf. Réponse du comte de Morville, secrétaire d'État, à la Chambre,17 juin 1723. AA, 24. - V. diverses lettres de Maichens au secrétaire d'État, par lesquelles il demande le privilège exclusif du commerce d'Oran, notamment celle du 21 mai 1723. Aff. étrang. Alger, 1721-30.
Les arguments de la Chambre n'étaient pas tous bien solides et dissimulaient mal son hostilité pour les monopoles et pour un marchand étranger à Marseille. Les projets de commerce exclusif de Maichens ne reçurent pas de suite, mais on ne jugea pas que le commerce d'Oran fût indigne d'attention. Le dey étant mort, sur ces entrefaites, et son successeur montrant de bonnes dispositions pour les Français, il fut question de nouveau d'établir un consul à Oran. Le bey qui y commandait fit la réponse la plus favorable au consul d'Alger qui lui avait recommandé les intérêts de nos marchands.
Mais on avait eu tort de ne pas profiter du crédit de Maichens qui l'avait encore accru auprès du nouveau dey ; les Anglais intriguèrent pour conserver leur monopole et Maichens, lui-même, se vit retirer l'autorisation de fonder une maison à Oran. Cependant, Maurepas était encore en correspondance avec la Chambre de Commerce, en 1728, au sujet d'Oran. Celle-ci continuait à se montrer peu favorable à un établissement ; cependant elle avouait mal connaître l'importance d'Oran, elle demandait que le ministre prit conseil du consul d'Alger, à l'avis duquel elle s'en remettait. Maichens réussit alors à fonder à Oran un comptoir qu'il fit gérer par un commis ; plusieurs bâtiments français allèrent y charger en 1729. En même temps, on se décida enfin à profiter de la clause du traité de 1719 ; le consul d'Alger désigna un vice-consul pour aller résider dans la nouvelle échelle, où il se rendit muni d'une lettre du dey qui recommandait au bey de le bien traiter et de lui rendre tous les honneurs qui lui étaient dus. Lettre du dey à Maurepas, du 14 août 1730. Plantet. Alger. - Lettre de Maichens à Maurepas, du 22 avril 1729. Aff. étrang. Alger. 1721-1730. - V. aux Arch. des Aff. étrang. Consulat d'Oran, la correspondance du vice-consul Dedaux. " On peut tirer d'Oran tous les ans environ 4.000 quintaux de laine, 300 qx de cire, 12 à 15.000 cuirs de bœuf en poil et huit à dix cargaisons de barque de blé, orge, fèves et pois chiches. Le bey d'Oran, qui est despotique, exige un droit de sortie… Quant aux marchandises qu'on peut porter de chrétienté à Oran, ce sont à peu pris les mêmes qu'à Alger, savoir des draps d'Elbeuf, des toiles de Laval, étoffes de soie, soufre, alun, fer en barres et peu d'épiceries. Le bey prend 10 % de tout ce qu'on introduit. " Mém. du consul Delane. 28 août 1731. Aff. étrang., Alger, l731-35.
Malheureusement, le chancelier du consulat d'Alger, Natoire, auquel on avait promis le poste d'Oran, s'étant vu préférer un rival, se vengea en essayant de nuire au comptoir établi par Maichens et se lia avec des marchands anglais pour favoriser leur commerce. Natoire finit par être expulsé de la maison consulaire et se réfugia chez un marchand anglais. Lettre du consul Lemaire, 8 août 1733. Ceux-ci essayaient de faire passer les Français d'Oran pour les espions des Espagnols, qui songeaient à reprendre la place. Maichens fit de mauvaises affaires, fut obligé de quitter Alger en laissant impayées des avances que lui avait faites le dey et, pour éviter de fâcheuses complications, le roi dut payer ses dettes. . - Lettre du consul Lemaire à la Chambre de Commerce, 8 août 1733. AA, 477. - La Condamine, dans sa Relation, dit que l'affaire Maichens fut la plus épineuse que Duguay Trouin et le consul Delane eurent à traiter en 1731. Le consul déclare en vain qu'il abandonnait Maichens à la vengeance du dey et qu'il le rayait de la liste des Français. Biblioth. nat., mss. fr., p. 11333, p. 27-31.
Peu après, d'ailleurs, Oran, reprise par la flotte et l'armée espagnole du comte de Montemart, en 1732, cessait d'être une ville barbaresque. Des officiers français, chevaliers de Malte, se trouvaient en grand nombre dans l'armée espagnole ; les Algériens en furent vivement irrités, et montrèrent au consul Lemaire beaucoup de mauvais vouloir, si bien que cette affaire n'attira, en définitive, aux Français, que des déboires. Le consul Dedaux continua à résider à Oran et il s'y établit des marchands français. V. Ordre du roi qui exclut le sieur Caizergues, négociant à Oran, du corps de la nation française, 14 juillet 1742. Arch. nat. marine, B7, 345.
Tandis qu'ils avaient échoué de ce côté, il est curieux de voir qu'au début du XVIIIe siècle ils avaient des relations commerciales directes avec les populations de la Kabylie. On lit dans la deuxième édition du dictionnaire de Savary :
" Couco, que les Marseillais appellent Couque, est un petit royaume d'Afrique de la dépendance de celui d'Alger. Les Provençaux y font un assez bon négoce et quelques marchands de Marseille y sont établis ou y ont leurs correspondants. Le principal commerce consiste en grains, en olives, en huiles, en ligues et raisins secs, en miel et en cire ; on y trouve aussi du fer, de l'alun et quantité de bétail blanc et de chèvres. " . Royaume de Couco : " Couco, que nos Marseillais qui trafiquent en ces pays-là nomment Couque ou Couke. "
Depuis l'établissement des Turcs en Barbarie, les montagnards qui obéissaient au chef de Kouko n'avaient jamais été soumis que nominalement aux Algériens. Leur territoire correspondait assez bien, parait-il, à celui de l'ancienne confédération des Zouaoua. Leur port était celui de Zeffoun, à l'est de Dellys, et c'est dans une petite crique, appelée aujourd'hui Mers el fahm (port au charbon), que les Marseillais venaient de temps en temps échanger quelques produits d'Europe contre ceux de la Kabylie.
Ces relations étaient d'ailleurs fort anciennes et même, au début du XVIIe siècle, quand la France était en guerre avec les Algériens, elles auraient pris, parait-il, une importance considérable. S'il faut en croire Gramaye, en 1620, les marchands de Marseille faisaient avec les tribus montagnardes un commerce de figues, de cire et de cuirs, qui rapportait chaque année au roi de Kouko près de 700.000 écus, chiffre évidemment très exagéré.
La paix avec les Barbaresques avait été plus favorable aux résidents de Tunis qu'à ceux d'Alger. Leur commerce était considéré comme important et les Français avaient, dans la ville des beys, une situation tout à fait prépondérante. En 1703, le bey avant un conflit avec notre consul, celui-ci écrivait à Pontchartrain que le meilleur moyen de le mettre à la raison serait de le menacer de faire retirer la nation française. " Un tel langage, disait-il, produirait le meilleur effet, parce que tout le commerce de Tunis se fait par les Français ou sous le pavillon français. " : " Comme notre nation est plus nombreuse et d'un plus grand commerce, le bey a plus d'occasions d'exercer sa rage... (1740). " En d'autres occasions on essaya, en effet, d'obtenir satisfaction du bey en se contentant de suspendre, pendant quelque temps, le départ des bâtiments français pour Tunis.
Ce commerce français était réellement assez considérable pour l'époque, puisqu'en 1735 les bâtiments provençaux portèrent à Tunis pour près de 600.000 livres de marchandises, et presque 1.000.000 en 1738. Marchandises apportées à Tunis, du cru du royaume : en 1735, 55.279 piastres ; en 1738, 89.266 piastres ; marchandises étrangères : en 1735, 134.161 piastres ; en 17-18, 233.101 piastres. - Marchandises apportées de Tunis en France : en 1735, 71.728 piastres ; en 1738, 24.156 piastres. - En 1723, les importations par bâtiments français à Tunis avaient été de 115.948 piastres de marchandises, les exportations de 37.235 piastres.
Il est intéressant de remarquer que la plus grande partie de ces marchandises ne provenait pas des manufactures ou du cru de France. Il parait étonnant, au premier abord, que, contrairement à ce qui se passait alors dans toutes les échelles du Levant, les Français aient porté beaucoup plus de marchandises à Tunis qu'ils n'en retiraient ; en effet, la valeur des retours de Tunis à Marseille n'atteignit pas, ces deux années, 215.000 et 75.009 livres. Mais ceux qu'inquiétait la balance du commerce n'avaient pas à se réjouir de ce qu'elle semblait si favorable pour nous à Tunis. C'est qu'en effet la plupart des bâtiments qui partaient de Marseille pour la Régence étaient de ceux qu'on appelait des caravaneurs. Au lieu de revenir immédiatement en France, ils se faisaient affréter par les marchands indigènes ou français pour faire les transports que nécessitait le commerce actif entre Tunis et les ports turcs du Levant. C'était de ceux-ci que, plus tard, les caravaneurs pouvaient revenir à Marseille et y apporter des cargaisons. Le gouvernement attachait beaucoup d'importance à ce rôle de rouliers des mers que les Français remplissaient à Tunis. En 1723, la nouvelle étant survenue que l'empereur et les Vénitiens négociaient la paix avec la république barbaresque, le conseil de marine écrivit au consul Bayle que les " conséquences de cette paix seraient fatales au commerce de la nation dans la Méditerranée ", et lui recommandait d'agir avec discrétion pour empêcher cette paix. Cet emploi des bâtiments pour la caravane, lucratif pour les capitaines et les armateurs provençaux, expliquait leur affluence à Tunis. En 1733, il en était venu 103, 49 en 1735 ; 98 avaient mouillé à La Goulette en 1738 ; en 1721, pendant les mois d'octobre, novembre et décembre seulement, il en était arrivé 21, tandis qu'un seul navire anglais avait représenté les pavillons étrangers. Dans le même temps, il était sorti de Tunis 24 bâtiments; tous français. Liste des bâtiments fiançais et étrangers entrés dans les ports du royaume de Tunis pendant les mois d'octobre, novembre et décembre 1721. Arch. nat. marine, B7, 276. -.Cf. Laugier de Tassy :
" Le nombre des vaisseaux anglais frétés à Tunis est incertain, mais celui des navires français que les Juifs, les Turcs et les Mores frètent tous les ans pour le Levant monte à 130, outre 30 autres chargés pour la France et l'Italie ".
Un mémoire de 1716, énumère les marchandises dont on faisait le commerce à Tunis ; mais le docteur Peyssonnel, envoyé en mission en Barbarie, en 1724, pour y faire des recherches d'histoire naturelle, donne des détails plus intéressants à citer : Cette pièce n'est que le résumé d'un mémoire du consul Michel, du 18 octobre 1718, qui donne les quantités de chacune des marchandises qu'on peut importer à Tunis ou en exporter. Michel ajoute ensuite : " La nation française établie actuellement à Tunis ne fait pas dans l'année le tiers du commerce mentionné ci-dessus, par la raison que le bey régnant s'est rendu le seul marchand vendeur de ses états... D'ailleurs, les Juifs se sont rendus puissants à Tunis, depuis que ce bey est en place, attendu qu'ils flattent l'avarice excessive de ce Barbaresque par les achats considérables qu'ils font pour l'Italie. Les Anglais n'ont ici que leur consul qui fait un petit commerce. Le consul hollandais y est seul et ne se mêle d'aucun négoce. Il n'en est pas de même de celui de Gênes qui fait venir beaucoup de marchandises et qui fait de grands achats de grains. "
" Le commerce de ce pays consiste en deux principaux articles premièrement, à tout ce qui sert aux fabriques de bonnets rouges que les Turcs mettent sous leurs turbans, à la sortie de ces bonnets très beaux et très estimés qui se répandent dans tout le Levant : le second article est la sortie des denrées de ce pays consistant en huile, blé, laines, cuirs, cires, éponges et dattes.
Pour l'entretien des fabriques de bonnets, on tire d'Europe environ huit cents balles de laine de Ségovie, première, seconde et troisième sorte, que l'on travaille ; environ dix caisses de cochenille, quatre cents quintaux de vermillon de Portugal, de Provence ou d'Espagne; six cents quintaux d'alun, deux cents quintaux de bois de campêche, autant de brésillet et de garance, six cents quintaux de tartre rouge. Tout cela sert à la teinture des bonnets dont on fait environ quarante mille douzaines qui occupent plus de quinze mille personnes.
On tire outre cela, pour l'usage du pays, du sucre et cassonade assortis, du poivre, des épiceries, du papier, des draps de Londres, première et seconde qualité, des Londrines, du drap de Carcassonne, du benjoin, du camphre, du miel, du vif argent, de l'arsenic, du sublimé, de l'étain en lingots, du fil de fer, du coton, du corail pour des colliers, des conteries, rasades et verres de Venise pour des colliers, et autres marchandises qui viennent en partie à l'adresse des marchands français, et en partie à l'adresse des marchands juifs… Il sort de ce pays environ quatre mille balles de laine qui font vingt mille quintaux, trente mille cuirs salés en poils, cinq cents quintaux de cire jaune, quatre cents d'éponges et huit cents de dattes. On pourrait tirer quarante mille milleroles d'huile, qui feraient cinquante on soixante mille quintaux, presque aussi bonne que celle de la rivière de Gènes, si la sortie en était permise ; mais le bey ne veut pas l'accorder pour obliger les Turcs et les Maures marchands de la porter à Alexandrie, et en retirer du riz, des lins, de la toilerie et quelques autres marchandises nécessaires à ce royaume. L'on paie trois pour cent de droits de douane pour les marchandises qui entrent et qui sortent du royaume. Mais cette douane est fort commode et l'on n'y est pas beaucoup chagriné.
Outre ce commerce, Il arrive dans ce pays, toutes les années, plusieurs caravanes. Il en vient une du côté du royaume de Fez, qu'on appelle la caravane des Maugrebins ; elle est de plus de cent chameaux ; elle apporte du vermillon, des sequins, des sufficielis ou burnous, espèces de draps qui servent pour voiler les femmes, du cuivre ouvré, etc. Elle remporte des bonnets, de la soie et autres marchandises.
Deux caravanes viennent du royaume de Faisan, apporter des nègres, de la poudre d'or ; elles remportent des draps de Carcassonne, des épiceries, du fil de coton, des colliers de corail et de verre et des conteriez de Venise. Il part enfin et il arrive régulièrement deux caravanes de la Mecque ; elles emportent des bonnets, du corail ouvré, et apportent les marchandises de la Mecque, comme mousselines, café, toilerie fine et autres, nécessaires à ce royaume. Il y a dans la ville de Tunis quelques fabriques de damasquettes, de velours et autres fabriques d'étoffes de soie et de laine du pays pour les toyoles, sufficielis, bernons, etc.
Voilà quel est en gros le commerce de ce pays ; il se fait presque tout dans la ville de Tunis que l'on reconnaît être, par ce récit, assez considérable. Les Turcs nolisent et frètent plus de cent bâtiments français toutes les années, pour porter leurs huiles à Alexandrie, les nègres et les bonnets dans plusieurs autres ports du Levant et en rapporter les marchandises dont ils peuvent avoir besoin. "
On trouve, en outre, dans l'Histoire des États Barbaresques, de Laugier de Tassy, des renseignements qui complètent ceux de Peyssonnel :
Tout le commerce d'Italie est entre les mains des juifs. Ils en tirent des draps d'Espagne, des damas, différentes espèces d'étoffes de laines, de soie, d'or et d'argent. Ils fournissent de ces marchandises la maison du bey. Elles leur sont payées bon prix, en papier, sur la ferme des droits des cuirs et de la cire. Les Français paient 3 %, tant pour les marchandises importées que pour les exportées, et les juifs 10 % pour celles qu'ils tirent d'Italie.
Les Turcs et les Mores portent annuellement au Levant des étoffes de laine, du plomb, de la poudre d'or et quantité de balles de bonnets. Ils font leurs retours en étoffes de soie, en toiles de colon, en fer, en alun et en vermillon. Tunis exporte en Egypte de l'huile, du savon, des bonnets, de la poudre d'or et des piastres de Séville. Comme la plus grande partie de cette huile est destinée pour les mosquées de la Mecque et de Médine, les Arabes la transportent toujours dans des jarres et jamais dans des tonneaux. Ils ont dans l'idée que cette liqueur en serait souillée, si ces derniers vases avaient auparavant contenu du vin. Les Tunisiens reprennent en Egypte des toiles, du café, du riz, du chanvre et du coton. .
Laugier de Tassy fournit aussi quelques détails sur les caravanes qui alimentaient le commerce de Tunis : " Les caravanes de Salé et de Gademes sont de riches branches du commerce de Tunis. Celle de Salé arrive annuellement à Tunis trois semaines avant le Ramadan. Elle répand dans cette ville pour 100.000 liv. sterl. de poudre d'or ou de sequins. La caravane de Gademes, qui y fait deux voyages tous les ans, transporte des nègres et de la poudre d'or. Elle reprend, en échange, des draps de France, du papier, des glaces de Venise, du fil de fer et des bijoux de corail. Le peuple de Gademes est au midi de Tunis et à un mois de marche de cette ville... Je crois ne pas devoir omettre la manière dont ces peuples et les nègres trafiquent ensemble. Ils se rendent les uns et les autres à une montagne de la Nigritie. Ceux de Gademes se placent d'un côté et les nègres se mettent de l'autre. Les premiers rangent leurs marchandises au milieu de la montagne et ils se retirent. Les seconds s'avancent ensuite pour les examiner. Après cet examen, ils placent sous chaque chose la quantité de poudre d'or qu'ils sont disposés à en donner et s'en retournent à leur place. Si, à leur retour, ceux de Gademes trouvent la poudre d'or laissée par les nègres équivalente au prix qu'ils ont marqué sur leurs marchandises, ils prennent la poudre et laissent ces dernières. Mais si elle n'équivaut point à leur valeur, ils ne touchent point à cette poudre que les nègres n'y aient fait l'addition convenable. "
Grâce à l'activité relative des relations de Tunis avec Marseille et au trafic des caravaneurs, les résidents français étaient nombreux au début du XVIIIe siècle : la nation pouvait se comparer ; celle des grandes échelles du Levant. En 1723, elle comptait 11 marchands, dont plusieurs étaient établis depuis dix, vingt et même trente ans ; en outre, ceux-ci avaient à leur service 2 chirurgiens. 1 boulanger, 1 aubergiste, 1 tonnelier, 1 chandelier, 4 hommes qu'ils envoyaient pour surveiller les chargements à faire dans les autres ports de la régence ; enfin 3 verriers français exerçaient leur industrie à Tunis. Même état pour 1696 : 7 marchands. - En 1726, outre les dix marchands qui composaient la nation, il y avait cinquante-trois Français, commis, aubergistes, gens de métier ou domestiques.
Depuis l'ordonnance de 1716, qui avait permis aux femmes et aux filles de rejoindre leurs maris et leurs pères, un assez grand nombre de celles-ci avait profité de l'autorisation ; le fondouk de Tunis renfermait donc toute une petite colonie. On trouvait même qu'elle était trop nombreuse, comme dans la plupart des échelles du Levant, et le consul se plaignait, en 1716, de ne pouvoir faire embarquer pour Marseille les Français inutiles à Tunis ; il protestait aussi contre l'admission des femmes et des filles qui devait augmenter les jalousies des négociants entre eux. (Plantet. Tunis, t. II, n° 234 et 228. La permission accordée en 1716 fut révoquée par Maurepas, en 1726. - Une autre réforme de Maurepas (1734-43) allait bientôt fixer le nombre des maisons de commerce et réduire considérablement le nombre des résidents. V. ci-dessous, chapitre XXI. - Cf. mon Histoire du commerce du Levant au XVIIIe siècle. M. de Maillet, envoyé en mission à Tunis, fait la remarque suivante, au sujet de la nation de Tunis, dans un important mémoire de 1719 intitulé : Observations sur le commerce de l'échelle de Tunis : " Quoique le commerce de la nation à Tunis soit assez considérable, comme Il a été dit, les résidents, dont il y en a plusieurs de vingt années et au-delà d'établissement, ne sont point riches. Je ne crois pas que le plus opulent y ait amassé 8.000 écus ; ils ont aussi tous un air de pauvreté qu'un ne voit pas dans les autres échelles et je puis ajouter que le commerce de cette échelle est aussi à Marseille d'une assez petite considération, quelque peut-être aussi utile pour ceux qui le font que beaucoup d'autres. " Arch. des Aff étrang. Mém. et doc. Afrique, t. IX, fol. 4-13. - V. dans Plantet. Tunis, t. II, nos 516 et 521, la curieuse requête de la nation, en 1730, pour mander à Maurepas la permission de donner des appointements à un chirurgien.)
En 1739, la nation était en état de consacrer une somme, sans doute assez importante, à la construction d'une galerie dans le fondouk, où les marchands pourraient passer plus agréablement leur temps aux époques de peste ou de guerre civile, quand ils étaient obligés de rester enfermés. Le divan, propriétaire du fondouk, consentit seulement à fournir les matériaux, la nation paya le reste.
" Nous déclarons, disait le consul dans une assemblée de la nation, qu'attendu que ladite nation et nous avons fourni à notre particulier le prorata de tout ce qui a été nécessaire, tant pour achever ladite battisse que pour la décorer, elle sera à l'avenir à notre usage et à celui de toute la nation, ayant même encore payé tous conjointement la tapisserie, les chaises du salon et tous les vases de la galerie, nous réservant cependant l'inspection dudit salon et galerie pour nous et nos successeurs, sans néanmoins que nous puissions être en droit, sous quelque prétexte que ce puisse être, non plus que les consuls qui viendront après nous, d'en empêcher l'entrée et la jouissance, à quelque heure que ce soit, à chacun des négociants établis sur cette échelle. "
Ainsi, les marchands français avaient su développer leur commerce malgré la concurrence des juifs, toujours en relations avec Livourne. L'influence et la protection particulière dont avaient joui la Compagnie du cap Nègre ou les compagnies d'Afrique n'avaient pas empêché le commerce des particuliers de prospérer. Ceux-ci s'étaient plaints cependant souvent des procédés des compagnies et leur rivalité, toujours latente, avait éclaté parfois en conflits assez aigus : en 1716, le consul Michel et l'agent de la compagnie, Merlet, s'accusaient réciproquement auprès du ministre et les marchands, en cette occasion, soutenaient unanimement leur consul.
Les marchands français de Tunis étaient en relations régulières avec les autres ports de la régence, puisqu'ils avaient des commis spéciaux employés à surveiller les chargements qu'ils y faisaient faire. Divers documents mentionnent les noms de Bizerte, de Porto Farina, mais c'est surtout à Sousse et à Sfax que les bâtiments français trouvaient de bonnes cargaisons. Un curieux mémoire de 1721 donne, au sujet du commerce de ces deux villes, des renseignements intéressants :
" Au fond du golfe de la Mamette, il y a une ville appelée Sousse, ville très riche, étant la seconde après Tunis, par son gros trafic d'huile, s'y embarquant toutes les années pour Alexandrie d'Egypte trente à quarante mille quintaux, le tout sur des bâtiments français. La ville est, de plus, toute remplie de métiers de toilerie. On distribue toutes ces toiles dans le royaume de Tunis et autres lieux de Barbarie. Nos Français y font aussi plusieurs chargements de laines qu'on porte à Marseille... Il me reste encore à parler d'une ville que les Tunisiens ont à l'extrémité de leur pays tirant au sud, appelée Sfax, dont le peuple est assurément le plus méchant de tout le royaume... La ville, quoique petite, est assez riche, par son commerce d'Alexandrie et par les laines que les Français y viennent charger, mais surtout par les grandes fabriques de toiles qui, comme à Sousse, se répandent dans toute la Barbarie. " Projet de descente à Tunis et d'un bombardement, afin d'empêcher cette puissance de faire des esclaves.
En 1712, un contrat avait été signé entre le bel de Tunis et le Français Vincent Devoulx, pour bâtir une fabrique de savon et d'huile à Sousse : un monopole de 13 ans lui avait été accordé. Arch. nation. marine, B, 534. Traité fait entre le bey de Tunis et le sieur Vincent Devoulx, 9 mai 1712 : " Nous lui donnerons, sil plait à Dieu, un lieu à Sousse pour faire une maison pour habiter et un moulin à huile et une fabrique de savon au-dessous d'icelle, la rente de laquelle sera payée à la communauté (art. 1).Il achètera du peuple les noyaux d'olives, l'huile et les olives pour faire le savon, au bon plaisir de ceux qui les lui vendront, et dans le temps qu'il voudra faire ses chargements pour les transporter hors du royaume, il paiera pour la sortie 1/2 piastre par quintal. . Faisant ledit sieur Devoulx, la fabrique de savon et le moulin d'huile et déboursant les argents pour ledit négoce, personne n'aura la faculté d'établir une semblable fabrique qu'après 15 ans passés (art. b). Il demande que nous devons le considérer et faire jouir de tous les privilèges contenus dans nos capitulations de paix avec la France, ce que nous lui accordons. "
Si, pendant ces cinquante années, la nation française avait pu donner plus d'importance à son commerce, ce n'était pas que le maintien de la paix lui eût assuré une tranquillité parfaite. La faiblesse des Tunisiens et leur crainte d'une rupture avec la France ne les avait pas empêchés de se livrer à une multitude de petites tracasseries. On a vu que les compagnies d'Afrique n'avaient pas cessé de s'en plaindre ; les résidents de Tunisie n'en souffrirent pas moins. Ici aussi la guerre de succession d'Espagne avait été funeste à notre influence.
" Depuis les dernières guerres que la France a eu à soutenir, lit-on dans les instructions données à d'Andrezel, en 1724, les étrangers ont insinué que les forces maritimes du royaume avaient diminué et les Barbaresques l'ont cru, ce qui explique leur audace. " Bien que le fondateur de la dynastie actuelle des beys, Hossein ben Ali (1705) ait gouverné avec douceur, le consul Sorhainde se plaignit fréquemment des " avanies et déboires " que la nation eut à supporter, pendant les dernières années de son séjour (1705-1711) ; lui-même fût mis quarante-huit heures à la chaîne. Michel, son successeur, eut aussi fréquemment à subir les rebuffades et les injures des Puissances ; en 1713, il fut chassé du Bardo sans qu'on lui permit de voir le dey, auquel il voulait présenter une réclamation
Le mépris témoigné par les Puissances aux Français leur attirait les insultes de la canaille. En 1712, la nation délibérait qu'il était de toute nécessité de mettre un portier à la porte du Fondouk pour veiller à sa sécurité, " un grand nombre de Turcs et Maures s'introduisant journellement à la porte des appartements des marchands sans aucune nécessité, ayant parfois un couteau à la main et feignant d'être ivres, pour chercher querelles et causer des avanies. " Ainsi, c'est en vain qu'en 1698, en 1706, des envoyés du roi étaient venus faire promettre le respect du traité de 1685, et que Michel lui-même l'avait fait solennellement renouveler, en 1710. La pais d'Utrecht permit une attitude plus énergique, mais la suspension du commerce avec Tunis en 1714-1716, suivie de deux négociations successives, conduites par le comte des Alleurs qui revenait de son ambassade de Constantinople et par Duquesne Monnier, accompagné de Maillet, en 1717, n'empêcha pas la nation d'être encore molestée. Une rupture éclata en 1718, à propos de pèlerins tunisiens pris sur un navire français et mis au bagne en Sicile. La négociation de Dusault et le renouvellement du traité de 1685, en 1720, eurent heureusement de bons résultats. Le vicomte d'Andrezel, qui partait pour son ambassade de Constantinople, en 1724, n'eut qu'à se louer de l'accueil qu'un lui fit à Tunis, ainsi qu'à ses réclamations.
En 1727, le chef d'escadre, De Mons, fut envoyé avec cinq vaisseaux porter des réclamations, mais on lisait dans ses Instructions :
" S. M. n'a eu, depuis le dernier traité renouvelé avec cette République, que des sujets de plaintes assez légers des contraventions qui y ont été commises par les corsaires... Si dans les occasions de politesse le bey le prévenait de ses bonnes dispositions, il se contentera de lui marquer... qu'il n'a paru avec son escadre devant Tunis que pour l'assurer des bonnes intentions de S. M. pour la République. "
Il est vrai que de Mons, par une imprudence, suscita à Tunis une émeute populaire où le consul crut sa vie menacée, et faillit susciter une brouille, mais le bey se hâta d'envoyer trois ambassadeurs en France pour éviter une rupture à tout prix ; il essayait de rejeter la responsabilité de ce qui s'était passé sur le consul Pignon, qui il traitait de fou, et dont il demandait au roi le remplacement. La France était en état de parler avec fermeté, tandis que le bey se vit au même moment menacé d'une révolution et obligé de faire la guerre à un rival. Tandis que ses ambassadeurs étaient retenus à Chalon-sur-Saône sans pouvoir venir à la cour, le chef d'escadre, de Grandpré, fut envoyé à Tunis avec d'Héricourt, commissaire général de la marine, et imposa aux Tunisiens le traité centenaire du 1er juillet 1728, qui renouvelait celui de 1685, en y ajoutant des conditions plus favorables, " les plus avantageuses pour la nation qui aient été jusqu'ici obtenues en Barbarie ", écrivait à Maurepas l'interprète Pétis de la Croix. En effet, au traité était annexée une formule de pardon, signée par toutes les puissances, que les ambassadeurs tunisiens durent venir lire devant le roi :
Les pachas, bey, dey, divan, agha des janissaires et milice de la ville et du royaume de Tunis, déclarent, par notre bouche, à S. M. impériale qu'ils se repentent des infractions qu'ils ont commises aux traités de paix qu'elle avait bien voulu leur accorder, qu'ils ont une vraie douleur et un sincère repentir de celles qui ont pu être faites par leurs corsaires et autres sujets de la République, et de tous les justes sujets de plaintes qu'ils ont donnés à S. M. Impériale, qu'ils supplient très-humblement S. M. impériale de les oublier, sous la promesse publique et solennelle qu'ils font d'observer dans la suite, avec une exactitude infinie, les articles et conditions desdits traités et d'employer tous les moyens convenables pour empêcher leurs sujets d'y contrevenir. "
Deux ans après, le roi envoyait le capitaine de vaisseau, de Gencien, réclamer la restitution d'une prise ; ses instructions disaient que la " bonne correspondance " avec Tunis s'était maintenue assez exactement; la même constatation était répétée dans les instructions données au lieutenant général Duguay Trouin, qui passa à Alger et à Tunis en 1731. En 1733, le consul formulait diverses plaintes, mais la nation allait en corps trouver le bey et le trouvait dans de bonnes dispositions.
En somme, le long règne de Hossein ben Ali, qui s'était maintenu au pouvoir de 1705 à 1735, n'avait pas été défavorable à la nation. Les contemporains s'accordent à représenter ce prince comme bon et généreux et disent que son gouvernement était fondé sur la douceur et la clémence. L'influence prise sur lui par deux esclaves provençaux le rendait encore plus favorable aux Français. Ces deux esclaves l'avaient beaucoup aidé à s'emparer du pouvoir. L'un d'eux, Raynaud de Toulon, sut si bien gagner sa confiance qu'il lui avait donné la garde de ses trésors, de sa bibliothèque, de ses effets précieux. Cependant, craignant une de ces révolutions ordinaires à Tunis, les deux esclaves s enfuirent en protestant de leur reconnaissance éternelle pour le bey et en laissant intacts les trésors confiés à leur garde. Le bey en versa des larmes et écrivit à Raynaud pour le faire revenir, lui offrant la liberté et les plus hautes dignités. Celui-ci refusa en suppliant Hossein de lui pardonner et en lui offrant ses services en France. Le bey, pour lui prouver son amitié, lui envoya en présent un navire de blé ; il lui fit, à diverses reprises, de riches cadeaux et il accordait toutes sortes de facilités aux capitaines marchands qui venaient à Tunis avec un mot de recommandation de son ancien esclave. - C'est Raynaud qui adressait de Toulon, le 23 septembre 1727, le projet de descente à Tunis cité ci-dessus.
Il ne faut donc pas attacher trop d'importance aux éternelles querelles qui renaissaient sans cesse. Comme à Alger, les traités étaient violés surtout sur mer par les corsaires ; les résidents de Tunis n'en souffraient pas. Ce qui les gêna le plus dans leur commerce, ce fut l'accroissement arbitraire des droits de douane et surtout l'accaparement des denrées et des marchandises par le bey qui, ne trouvant plus assez de ressources dans la course par suite de la faiblesse de sa marine, en cherchait dans le trafic et revendait très cher ce qu'il forçait ses sujets à lui céder à très bon marché. " Le grand obstacle au commerce, lit-on dans un mémoire de 1716, est l'avarice du bey qui le monopolise et vend tout à des prix excessifs. Les juifs le flattent en lui faisant pour l'Italie des achats considérables et sont, par là, devenus très puissants. " Mais le bey était maître dans ses États ; ni les consuls, ni les envoyés du roi, ne pouvaient lui faire des remontrances à ce sujet. Il aurait fallu employer la force pour faire insérer des stipulations formelles dans les traités et on y songea, sans oser le faire, comme le montre un mémoire de 1717 :
" Si l'on voulait joindre la force à la négociation, dit l'auteur, mêlé à la négociation de Duquesne Monnier, ce ne serait pas 8 % auxquels on devrait se réduire, mais bien demander l'exécution des traités et de ne payer que 3 % des marchandises venant d'Italie comme on ne paie que cette douane de celles qu'on apporte de France et en cela il faudrait stipuler que toute marchandise venant dans les États de Tunis, sous la bannière du roi, sans distinction de propriétaires, jouira de ce privilège, afin d'ôter la distinction de celle des juifs aux nôtres... Les marchandises apportées pour le compte des juifs payaient en effet 10 %, d'après Laugier de Tassy.. On pourrait, avec justice, avoir une autre prétention bien plus favorable aux sujets du roi ; le bey ne doit, suivant les traités, prendre que 3 % des marchandises que les Français tirent de ses États; cependant, il en prend 40 et voici comment.... Mais sans une force bien supérieure qui le contraigne à renoncer à ces impositions, on ne l'obtiendra jamais, puisque cela constitue une partie assez considérable de ses revenus. "
Les résidents se plaignaient de l'avidité du bey et des Puissances, mais n'avaient qu'à se louer de leurs relations avec les marchands indigènes. C'est ce que le consul affirmait, en 1732, à Maurepas en le renseignant sur les usages commerciaux de l'échelle :
" Lorsque les marchands sont convenus du prix de la marchandise, ce qui se fait en présence du consul, le marchand turc ou maure fait transporter la marchandise chez lui et le marchand français, qui la vend, ne prend d'autre précaution que d'écrire sur son livre le nom du marchand à qui il a vendu, la qualité de la marchandise et le terme qu'il accorde à l'acheteur pour le paiement. Nos marchands ne vendent presque jamais argent comptant, mais toujours à terme et, s'il arrive dans le paiement quelque contestation, ce qui est extrêmement rare, ceux-ci sont crus sur la foi de leurs livres. Si par hasard quelque marchand discute son paiement et si le Français a peur de perdre son argent, ce dernier peut faire arrêter sur-le-champ celui qui lui doit, maure ou turc, et le débiteur ne sort point de prison qu'il n'ait donné satisfaction. Tels sont, monseigneur, les usages commerciaux de ce pays barbare où il y a, comme votre Grandeur le voit, beaucoup plus de bonne foi et de facilité qu'en France. " Peyssonnel confirme ces éloges donnés à l'honnêteté des Indigènes " On trouve chez eux, dit-il, beaucoup de bonne foi; la preuve en est que nos marchands vendent, achètent, livrent et reçoivent les marchandises, sans autre assurance de leur part que la parole donnée, et l'on n'a pas d'exemples qu'ils aient nié ce qu'ils avaient reçu, ou qu'on ait eu de procès où l'on pût soupçonner la mauvaise foi. La plupart des disputes et des procès viennent par la faute des interprètes qui n'expliquent pas toujours bien les pensées des uns et des autres. Il est surprenant de voir nos marchands livrer sans difficulté pour deux ou trois mille piastres de marchandises à des Maures presque tout nus, n'ayant qu'un burnous qui les couvre, arrivés de la caravane sans être connus de personne, et que jamais ces pauvres en apparence n'aient fait des banqueroutes… Il n'y a pas de pays où le commerce soit plus libre et plus aisé. Il est vrai qu'on trouve ici, comme partout ailleurs, des coquins, mais le nombre en est beaucoup moindre à proportion. "
Le commerce des résidents était souvent gêné par leur propre turbulence, par leurs jalousies, par leurs intrigues; ils n'hésitaient pas à nuire au crédit de la nation pour perdre un rival. L'histoire de ces querelles, banales et communes à toutes les échelles, ne mérite pas qu'on s'y arrête.
Cependant l'échelle de Tunis parait avoir été alors particulièrement troublée par les discordes. On y voyait encore, en 1720, ces frères Bourguet, qui avaient voulu supplanter la Compagnie du cap Nègre en 1700. Ils n'avaient cessé de créer des ennuis aux consuls qu'ils espionnaient, mais ceux-ci n'avaient pu les faire embarquer pour la France, parce que les Puissances les soutenaient ; en 1720. Dusault se bornait à interdire toute relation entre eux et la nation. Le sieur Simon Merlet, autrefois mêlé aux intrigues des Bourguet, plusieurs fois expulsé de la colonie, emprisonné deux ans à la requête de la Compagnie d'Afrique, en était devenu ensuite l'agent à Tunis : puis, resté simple marchand, continua à causer des désordres. Il finit par être rappelé en France, en 1732, pour avoir escroqué une somme d'argent à un autre négociant et avoir essayé d'échapper à la juridiction du consul. Tous ces brouillons étaient en relations avec le consul d'Angleterre et généralement au mieux avec les Puissances. Le bey prit la peine d'écrire à Maurepas pour protester contre le rappel de Merlet qui, disait-il, " a demeuré pendant plus de quarante années à Tunis et s y est acquis une entière confiance de tous les négociants, musulmans et chrétiens, par sa droiture dans son commerce. " Le consul Bayle (1717-23) ne cessa d'être en lutte avec la nation qui multiplia les plaintes sur " ses tyrannies et ses mauvais traitements " et se déclarait prête à abandonner l'échelle si cet agent était maintenu. Un seul des négociants, de Lestrade, était son ami : en 1723, deux des résidents, les frères Villet, furent assommés à coup de massue par deux Turcs, en sortant de la maison du consul anglais ; on accusa de Lestrade de les avoir payés à l'instigation du consul. Maurepas fit faire, à ce sujet, une série d'enquêtes dont nous ne connaissons pas le résultat, mais le consul Bayle fut remplacé quelques mois après et son ami, de Lestrade, rappelé deux ans plus tard pour sa mauvaise conduite.
Outre ces discordes, très fâcheuses pour le commerce et le crédit de la nation, il est intéressant de rappeler deux conflits qu'elle eut avec des étrangers. Il n'y avait pas de Prêtres, ni de missionnaires français à Tunis qui pussent servir de chapelains au consul ou de curé à la nation. Cet office était rempli par des capucins italiens, appartenant à la Congrégation de la mission qui, en leur qualité d'italiens, étaient naturellement protégés du consul de France et logeaient au fondouk. Il en était de même dans diverses échelles du Levant où les religieux italiens, par leur turbulence et même leur mauvaise conduite, étaient souvent un sujet de désagréments. C'est ce qui arriva à Tunis. En 1724, le nonce du Pape avait terminé l'une de leurs querelles avec la nation en informant Maurepas que la sacrée Congrégation avait révoqué le préfet de la Mission et la plus grande partie des missionnaires, et les avait remplacés par des religieux plus prudents et plus sages. Cette médiation ne servit guère, car un conflit beaucoup plus grave éclata en 1725.
Depuis 1715, il y avait un consul impérial à Tunis ; les religieux, sujets impériaux, pour lui complaire, firent chanter à la messe, en sa présence, l'Exaudiat en l'honneur de l'empereur et récitèrent l'oraison qui n'était dite auparavant que pour le roi de France. Le consul de France voulut leur faire des représentations, mais ils répondirent qu'ils étaient les maîtres dans leur église. La nation, considérant cette conduite comme injurieuse, voulait qu'on chassât du fondouk les quatre religieux italiens ; le consul se borna à leur faire rendre les ornements sacerdotaux et les clefs de la chapelle et, même il leur en rendit l'usage, après les avoir fait réprimander par leur supérieur.
Mais, bien que le consul allemand n'allât plus à l'église, les capucins s'obstinèrent à réciter, après leur messe, une prière pour l'empereur et criaient deux fois, après l'avoir terminée Viva Carlo sesto il nostro caro imperatore. La nation française demandait à Maurepas que la Congrégation de la mission la débarrassât de ces capucins qui causaient des plaintes depuis trente ans, mais les capucins restèrent et ne se conduisirent pas mieux. En 1726, le consul Pignon, approuvé par Maurepas, expulsa les capucins du fondouk, leur retira les clefs de la chapelle et les déclara privés de la protection du roi. En 1730, de Saint-Gervais, successeur de Pignon, trouva les missionnaires disposés à rentrer sous la protection du roi et à servir de chapelains comme par le passé ; les supérieurs firent maison nette et remplacèrent encore les esprits brouillons par des sujets attachés à la France ; la nation française consentit à se servir de leur église comme paroisse, mais on ne put obtenir que la cour de Rome demandât officiellement que le roi les reprit sous sa protection. D'un autre côté, dès 1732, le consul écrivait à Maurepas que deux des capucins avaient une conduite scandaleuse ; leur supérieur était impuissant et lui-même n'osait sévir de crainte que ses moines libertins ne se fissent musulmans. La mésintelligence continuait, en 1736, car Maurepas autorisait le consul Gautier à faire dire la messe pour la nation à la chapelle Saint-Louis par un prêtre esclave. - La même année, cependant, les capucins, à la suite d'une querelle avec le bey, ayant été mis à la chaîne, le consul de France intervint en leur faveur et les fit passer au cap Nègre, pour leur éviter de nouvelles vexations. Ibid., nos 641, 642, 643. - La chapelle Saint-Louis était dans le fondouk français ; les capucins avaient une église en dehors.
L'autre conflit, non moins curieux, eut lieu, en 1716, avec le consul anglais. Celui-ci avait montré ses mauvaises dispositions vis-à-vis du commerce français en se hâtant de se rendre à Porto-Farina pour y acheter la cargaison d'un bâtiment français pris, malgré les traités, par un corsaire tunisien et dont la nation réclamait la restitution. C'était vouloir rendre cette restitution difficile et ce mauvais procédé causa une vive irritation. A la suite d'une délibération des marchands, le consul de France fit une ordonnance curieuse qui interdisait tous rapports avec les Anglais et les mettait en quelque sorte en quarantaine : " Voulant, disait-il, à l'instance des principaux négociants composant le corps de la nation française dans ce pays, témoigner notre ressentiment… défendons, sous peine de désobéissance, à tous les Français résidant dans ce royaume, d'avoir affaire, directement ou indirectement, au sieur Laurenzo Ricardo, consul anglais, aux blanchisseuses du fondouk et du dehors de laver le linge de sa maison, et à notre boulanger de lui fournir du pain, comme aussi enjoignons au portier dudit fondouk de n'y laisser entrer aucun Anglais, sous les mêmes peines ci-dessus. " La correspondance ne nous apprend pas quelle fut l'issue de la querelle et si le consul anglais fut amené à résipiscence par l'attitude énergique des Français.
Mais la mésintelligence ouverte continua entre les deux nations, malgré la nouvelle politique suivie par le Régent. Le consul Bayle ayant négligé, contrairement aux usages, de rendre visite à Milord Vere, fils du duc de Saint-Alban, de passage à Tunis, celui-ci empêcha le consul anglais de visiter Dusault, envoyé du roi à Tunis en 1720 ; ce dernier, piqué, fit défense à la nation d'aller chez l'agent d'Angleterre. Le conseil de marine, considérant cette désunion compte préjudiciable au commerce, ordonna au consul de " rétablir la bonne intelligence qui doit exister entre les nations amies. En effet, quand le vicomte d'Andrezel, ambassadeur à Constantinople, passa à Tunis, en 1724, le consul d'Angleterre vint le voir. Mais, bientôt, les relations redevinrent très tendues : le consul, en 1727, rendait une nouvelle ordonnance par laquelle il défendait " à tout Français, de quelque sexe et condition qu'il fût, d'avoir aucun commerce, directement et sous quelque prétexte que ce pût être, avec le consul anglais, sous peine d'être puni comme traître à son prince." " Sachant qu'il n'a pas tenu à lui que toute la nation française n'ait été écharpée par la canaille il y a peu de jours. "
A la fin de la période qui nous occupe, les relations devinrent, peu à peu, très aigres entre le bey et les Français. En 1735, Hossein ben Ali avait été renversé par son neveu Ali dont le règne fut loin d'être aussi favorable aux étrangers. " Si ce bey règne, écrivait le consul Gautier à Maurepas, ce pays est perdu. C'est un véritable Néron qui abhorre les chrétiens. " " Lorsqu'il a besoin de quelqu'un, il rampe totalement ; le lendemain, il devient furieux contre celui-là même qui lui a fait plaisir. Toutes les fois que je vais lui parler, il me dit qu'il sait faire la guerre et que nous sommes fort heureux qu'il ne nous l'ait pas déclarée. " A la première visite que lui firent les Français, il avait signifié au consul de ne plus venir dans sa chaise roulante; il avait ajouté qu'il ne voulait pas voir non plus les marchands venir chez lui sur des charrettes couvertes et qu il s'opposerait à ce que notre pavillon flottât sur la maison consulaire. Mais les autres consuls étaient traités de la même façon, et les sujets du bey n'avaient pas non plus à se louer de son humeur farouche (" Le bey qui a usé jusqu'ici envers ses sujets de cruautés inouïes, a fait étrangler Sta Mourat, le Turc le plus respectable de la Régence. " 10 novembre 1736. n° 646.). Le bey témoigna ensuite des égards au consul Gautier et lui promit d'observer les traités ; son Kaznadar, ou trésorier, aimait beaucoup les Français et donnait à Gautier de bons avis. Pendant quatre ans, encore, la nation vécut assez tranquille.
Mais le bey ne pouvait parvenir à se rendre maître de la Régence; son cousin restait maître de tout le sud et était établi à Sousse. Ali demandait en vain que des vaisseaux du roi vinssent renouveler les traités, la cour attendait que la fortune eût décidé entre les deux compétiteurs. Le bey pensait que la France favorisait son rival, qui, en effet, se déclarait ouvertement notre ami ; les bâtiments français qui continuaient à aller à Sousse lui étaient suspects. Sa mauvaise humeur s'accrut peu à peu contre la nation et lui fit abandonner les ménagements qu'il avait d'abord eus pour elle : " il ne recherche une occasion de mettre les Français à la chaîne " écrivait le consul, le 6 novembre 1739.
S'il faut en croire la tradition, qui se conserva à Tunis et qui fut recueillie, quarante ans après, par le voyageur Desfontaines, c'est une rivalité de femmes qui avait achevé d'aggraver la situation. " Le consul, raconte Desfontaines, avait une gouvernante qui, selon la voix publique, était sa favorite et le gouvernait ; cette belle se brouilla avec une Maltaise, de mauvaises mœurs si l'on veut, mariée avec un Français, cuisinier d'un négociant de la nation. Cette Maltaise, proscrite par son mari, fit, de l'aveu de ce dernier, un voyage à Livourne avec un capitaine anglais ", puis revint à Tunis à la fin de 1738. Le consul, par complaisance pour sa gouvernante, voulut la faire embarquer de force sur un bâtiment français comme femme de mauvaise vie. La Maltaise obtint la protection du Kaznadar qui ne put obtenir sa grâce et la fit prendre de force. Gautier perdit ainsi par sa faute le meilleur appui auprès du bey. Au début de 1740, celui-ci voulut exiger, malgré l'usage établi, que le consul lui baisât la main quand il venait au Bardo, comme ceux des autres nations. Sur le refus de Gautier de s'assujettir à pareille innovation, il lui défendit de se présenter devant lui, et la nation y répondit en délibérant de suspendre le commerce de l'échelle. Il est vrai que cette mesure ne fut pas approuvée par la cour, car les négociants de Marseille, au courant sans doute de la conduite de Gautier, firent savoir au ministre que " la mauvaise humeur du bey n'avait que le consul pour objet ", mais les choses allèrent de mal en pis. En juin 1740, les députés de la nation étant allés protester au Bardo contre une innovation, furent traités de juifs, de chiens, de canailles et mis à la porte du palais par les hommes de garde.
Au même moment, le consul d'Angleterre, que le bey avait voulu faire embarquer en 1737, était mis aux arrêts dans sa maison ; le consul de Hollande, très attaché au bey cependant, subissait une avanie de6000 sequins, et le drogman du consul de Suède recevait 500 coups de bâton. Mais le bey multiplia bientôt les mauvais traitements contre les Français et finit par se décider, en 1741, à une rupture ouverte, la dernière entre la France et Tunis. Les conséquences devaient en être funestes pour notre commerce, puisqu'elle allait amener la disparition du cap Nègre.
La paix avait été maintenue avec Tripoli, grâce aux visites, renouvelées de temps en temps, des mêmes vaisseaux du roi qui avaient passé auparavant à Alger et à Tunis. De leur côté, les Tripolitains avaient fait passer à Marseille plusieurs envoyés, tantôt pour venir chercher des esclaves, tantôt, en 1696-97, pour porter au roi une lettre du dey l'assurant de son désir de maintenir la paix, tantôt, en 1701, pour réclamer un nouveau consul. Delalande, cousin de Dusault, semblait d'abord avoir réussi auprès des Puissances. Même, il avait pu, en 1699, signer avec le dey une convention portant que tous les sujets des princes catholiques romains, qui viendraient négocier à Tripoli, se mettraient sous la protection de la France ; les consuls Poullard et Expilly obtinrent, en 1710 et 1712, la confirmation de ce privilège. Mais, en 1701. Delalande se brouillait avec le nouveau dey, " un diable enragé qui cherchait tous les moyens de rompre avec nous ", et l'envoyé de celui-ci demandait le retour de l'ancien consul. Lemaire se félicitait peu après de l'accueil qu'il avait reçu et de la situation de la nation.
" Après l'heureux avènement de Calil bey, écrivait-il en 1702, je commençai par établir la maison du seigneur dans la consulaire.... je demandai ensuite au bey d'arborer l'étendard de France sur sa maison, ce qu'il m'accorda, me faisant observer qu'il ne l'accorderait qu'à moi… j'ai rabaissé l'orgueil du consul anglais au point que je souhaitais… J'ai profité de ses bonnes grâces pour établir l'honneur de la nation au point que je désire quelle reste toujours. Elle est libre comme dans Marseille. " Le successeur de Lemaire écrivait à son tour, en 1708 : " Calil pacha m'a fait un honneur sans exemple… il m'a fait asseoir à côté de lui sur son trône en plein divan et le consul anglais a fait son compliment debout et est parti… le raix commandant de la marine sort de me faire visite, ce qui ne s'était point encore pratiqué. "
En 1705, le bey Calil faisait part à Louis XIV de ses succès contre les Tunisiens, et Pontchartrain lui répondait en le félicitant de les avoir contraints de lever le siège de Tripoli avec des pertes considérables. Dusault vint, en 1720, renouveler, comme à Tunis, le traité qu'il avait négocié lui-même en 1693. Laugier de Tassy écrivait quelques années après : " Il y a cette différence entre les deux états de Tunis et de Tripoli que celui de Tripoli est plus exact observateur des traités et qu'il ne manque jamais de punir sévèrement ceux de ses sujets qui osent les violer. Il est difficile de juger si cette conduite procède de la probité ou de la faiblesse de ce peuple. Quoi qu'il en soit, cette exactitude est d'une grande conséquence pour la navigation des Européens. " Pourtant une dernière guerre éclata encore, en 1728, et M. de Grandpré, à la tête d'une escadre de 8 vaisseaux de guerre, vint inutilement réclamer le châtiment des corsaires qui ne cessaient de violer la paix. La ville subit un nouveau bombardement qui ne lui fit pas moins de mal que celui de 1683. Trois ans après, le voyageur Tollot constatait qu'il y avait " quantité de maisons entièrement ruinées, des pans de murs abattus, en un mot beaucoup de dégâts. " Il avait même été question d'un débarquement de troupes et d'une destruction complète de Tripoli. Notre ambassadeur à la Porte, le comte de Villeneuve, avait négocié à ce sujet et rencontré de vives difficultés. Les Tripolitains se hâtèrent, en 1729, de prévenir de nouvelles représailles en sollicitant une suspension d'armes qui aboutit à la conclusion d'un traité de paix centenaire, signé le 9 juin par le chevalier de Gouyon, capitaine de vaisseau, et par Pignon, consul de France à Tunis.
Les Tripolitains acceptaient des conditions très dures. Ils renouvelaient les garanties déjà accordées au commerce par les traités précédents et s'engageaient, en outre, à payer 20.000 piastres sévillanes, en dédommagement des prises qu'ils avaient faites depuis 1720, à restituer tous les esclaves et même à fournir une rançon pour ceux qui auraient été envoyés dans les états d'Alger, de Tunis, ou ailleurs.
A l'avenir, leurs vaisseaux marchands ne pourraient naviguer que munis de certificats du consul de France joints à la Commission du bey, sous peine d'être arrêtés et traités comme forbans. Enfin, au traité était annexée la même formule humiliante de demande de pardon, signée par toutes les Puissances, qui avait été imposée l'année précédente aux Tunisiens. Quant au commerce, une des clauses stipulait qu'aucun privilège ne serait accordé à une autre nation, à moins qu'il ne devint aussitôt commun à la nation française.
Il semble que la leçon servit aux Tripolitains ; le commerce du Levant y gagna plus de sécurité, nais l'échelle de Tripoli resta sans importance, sauf pour les bâtiments caravaneurs de Marseille, qui continuaient à prendre des chargements dans les divers ports de la régence pour le Levant, notamment à Derne et à Bengazy où deux vice-consuls français étaient établis pour les protéger. Quand la guerre éclata, en 1728, les Tripolitains s emparèrent, malgré les traités, de tous les bâtiments français en chargement dans leurs ports : il y avait une tartane à Tripoli, montée par 9 hommes, un pink à Mezurate, monté par 12 hommes, un pink à Bengazy, deux autres à Razatin ; tous ces bâtiments avaient été affrétés par des Tripolitains. Mais Marseille ne recevait qu'à de rares intervalles des marchandises de Tripoli. Sans cesse les consuls répétaient dans leurs lettres que le pays n'offrait aucune ressource, qu'il était réduit à une extrême misère. En mai 1717, le consul adressa un état des bâtiments qui avaient chargé pour cette ville, depuis le mois de septembre 1711 ; ce document ne faisait mention que de quatre bâtiments ; encore n'avaient-ils presque rien pris à Tripoli : quelques cuirs, un peu d'huile et deux chevaux pour le comte de Toulouse.
Les archives de la Chambre de Commerce de Marseille renferment une série de tableaux de statistiques très précieux qui contiennent, presque sans lacune, à partir de 1700, la liste des bâtiments venus chaque année à Marseille de chacune des échelles, avec leurs chargements. Malheureusement, les arrivages, de Barbarie y figurent en bloc, sans que la part d'Alger, de Tunis et de Tripoli y soit spécifiée. Pendant les quarante premières années du XVIIIe siècle, les importations de Barbarie n'atteignirent jamais 1.000.000 de livres ; une seule fois, en 1720, elles dépassèrent 900.000, deux fois seulement, en 1700 et en 1736, elles s'élevèrent au-dessus de 800.000 ; 29 fois, en 40 ans, elles furent au-dessous de 500.000 livres ; en 1714, on les vit tomber à 139.000 livres, à 44.000 en 1722. Ainsi, les relevés des importations, faits par la Chambre de Commerce, confirment ce que nous apprennent la correspondance ou les mémoires du temps sur le peu d'importance du commerce de la Barbarie. La moindre des grandes échelles du Levant envoyait chaque année plus de marchandises à Marseille qu'Alger, Tunis et Tripoli ensemble. Il est vrai que les chiffres ci-dessus doivent être attribués, pour la plus grande part, à la seule échelle de Tunis.
D'après les mérites statistiques, les huiles, les blés et les laines étaient les articles d'importation de beaucoup les plus importants ; puis venaient les cuirs, la cire, l'orge, les fèves, les dattes, les éponges, les plumes d'autruches et quantité d'articles secondaires.
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A SUIVRE
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