PAR BERNARD YVARS       

        Cette histoire, qu’il aimait nous raconter assis sur les marches de sa maison, sous les verts acacias, commence bien longtemps avant que l’endroit ne devienne « le quartier d’en haut » et cette rue de terre battue dont il était l’âme.

        Il s’en éloignait si peu souvent qu’il manquait au décor pendant ses courtes absences.
        



        Comme, par exemple, le dimanche matin à l’heure de la messe, quand il savourait au travers de ses rudes pantalons de toile grise, les bancs de pierre lisses et frais du square ombragé.

        Notre silence contre quelques sous, et nous pouvions revenir de l’office, lui…frais comme un gardon, nous à faire des bulles de chewing- gum.

        Mais il fallait jouer fin, rien n’échappait à la perspicacité de son épouse, notre chère arrière-grand-mère, surnommée secrètement Marie de Médicis.

        De stature imposante, la coiffure blanche, immaculée, parfaitement soignée, le regard d’une vivacité rare, elle régentait sa maison comme un royaume, assise dans un fauteuil (je devrais dire un trône) avec de superbes accoudoirs, le tout recouvert de velours bleu nuit clouté sur les bords. Et je ne vous parle pas du crachoir en émail blanc.

        Grand-père se pliait à cette autorité avec sagesse et ruse pour promener tranquillement et à sa guise sa silhouette affable aimée de tous.

        1962 stoppa net cette vie de quiétude, quand, déboussolé, il réalisa que le soleil ne se lèverait plus sur Alger, ne se coucherait plus sur Sidi-Ferruch.

        Lorsqu’il m’apparut sur le quai de Port-Vendres, en ce mois d’août, dans un grand manteau sombre que je ne lui connaissais pas, deux valises au bout de ses bras, son éternel béret et son éternel sourire…,j’ai pleuré, ce jour-là mon pays perdu, devant ce noble vieillard, au regard triste, qui revenait bredouille d’une longue démarche de 130 ans.

        Ce vieux tronc de figuier, encore solide et honteux d’être parti sans ses racines, était là devant nous … sans parole.

        Dans ses yeux, on aurait pu lire la parabole de Josué selon saint Ferdinand :’ Si tu coupes les racines de l’arbre ses pieds deviendront noirs… de désespoir … » étrangement prémonitoire pour « Nous autres » qui choisîmes la valise plutôt que la caisse en bois.

        Toute cette prose pour dire que je ne l’ai jamais vu malade, toujours occupé à faire pousser de belles figues. Son seul souci : une hernie dont il se plaignait quelquefois par des « Madona mia » mais aussi des « accidente » dans les crises aiguës.

        Cette faiblesse abdominale qu’il disait héréditaire, n’était-elle pas plutôt …la conséquence directe de l’histoire du tonneau ?

        Moi je pense sincèrement que cela ne peut être qu’une conséquence directe de l’histoire du tonneau.

        Le récit que je vais vous conter vous en persuadera, bien qu’il ne soit que la pâle traduction de la fantastique et originale version de Buonanno.

        Il nous en régalait avec la volupté tout italienne de ses origines, assaisonné de la fière « Rabia » espagnole et pimenté d’une grosse louche à « loubia » de fatalité arabo- mauresque.

        Le tout… servi dans un français’ charabianesque », ponctué de mimiques méditerranéennes et d’un bruitage surprenant… utilisant tout et rien… avec même quelquefois des bruits intempestifs qui s’échappaient malencontreusement.

        D’une géniale pirouette, il se jouait de son auditoire hilare, qu’il toisait d’un œil pétillant de malice, par-dessus sa petite moustache à la Charlot.

        Charlot ! … Soudainement je réalise de manière totalement impromptue que Josué aurait pu facilement doubler Chaplin, ou bien l’inverse.

        Tellement de petits détails dans la silhouette et les traits de l’un me font penser à l’autre.

        S’il nous restait une photographie jaunie de Josué jeune, assis sur son balluchon, prêt à prendre la mer… C’est bien avec cette frêle allure et ce singulier visage, que je l’imaginerais le mieux.

***
        L’histoire commence donc à bord du bateau : Le Chiffalo.
        A voiles, mais aussi à vapeur… Il fume et enfume de noir la cohue qui se presse au bastingage.
        Dans un dernier adieu, Buonanno agite son mouchoir … en vain.
        Il ne distingue …rien, dans cette foule figée le long du quai.
        Où es-tu Mama ? si petite et de noir vêtue ?
        Et toi Léonardo ? mon frère aussi fin qu’un fil à plomb de maçon ?
        Le père a choisi de partir avant le soleil, parmi les citrons…à flanc de coteau de son île de Procida.
        


        Le chapeau noir, enfoncé jusqu’aux yeux, cache sa tristesse.
        Les voiles majestueuses du « Chiffalo » immense goéland blanc dans l’azur napolitain, emporte le fils et ses rêves secrets.
        Il cingle vers le grand large bleu outremer, vers l’inconnu…
        Disparaît au loin la terre de ses ancêtres.
        Le vent s’est levé, emportant son mouchoir et ses larmes. Il enfle fort, aussi fort que veulent nous le faire imaginer les joues de Josué.
        


        Le navire roule, tangue, dans une mer qui se déchaîne…
        Le ciel est noir en plein midi. Les éclairs jaillissent, là-haut en bouquets furieux.
        Les lueurs fulgurantes figent les voyageurs dans les attitudes et les tons sombres et lourds d’un Goya dramatique.
        La panique gagne tout le monde. Les voiles qui se déchirent, la cheminée qui se brise. Les paquets de mer arrachent mâture, écoutilles, cordages…et les plus faibles et les plus désespérés.
        Josué…choisit cet instant de fin du monde, entre deux craquements apocalyptiques, pour avouer honteux … qu’il nage aussi bien qu’un fer à repasser
        


        Il nous laisse quelques longues secondes à mijoter dans un affreux bouillon de détresse. Boire les dernières tasses d’eau salée et, disparaître dans les flots tumultueux.
        Mais le bonhomme a plus d’un tour dans son balluchon… Un éclair canaille dans son regard ranime notre foi défaillante.
        Il a repéré un tonneau, encore attaché par ses amarres. Sitôt dit, sitôt fait… Il plonge avec son maigre bagage dans l’espace réduit de la dernière chance, referme le couvercle qu’il coince avec sa ceinture… et il prie. « Madona mia… protège Buonanno, dans ce tonneau… et les autres si tu peux. »
        Dans un fracas épouvantable, une gigantesque masse d’eau tranche en deux la coque du navire… et les tardives invocations du pêcheur. C’en est fini de Josué !
        Dans le noir absolu, il vole, s’envole… vers les cieux tout puissants, pour que la volonté de Dieu soit faite, sur la mer… où son cœur perd pied.
        Un grand coup de tête dans la barrique, le ramène « illico presto « ici-bas, où il va, s’en va…fétu de paille, dans un déchaînement de folie, sur une mer qui le bringuebale, comme un dé (de « tchic tchic « ou de 421) dans son godet.
        Rituellement, il se courbait et nous exhibait les bosses de son crâne, véritables décorations, qu’il conservait pieusement sous le béret.
        Un grand honneur nous était accordé de les effleurer du doigt. Un « ouille » significatif clôturait l’exposition… et Josué nous replongeait dans la tempête.
        A force de prières, la mansuétude divine décide enfin, de refermer les lourdes portes du ciel et de l’enfer. Le vent et ses courants d’air furieux cessent. Le tumulte s’apaise et disparaît la houle. Le grand calme s’installe… enveloppant… l’entraîne , le balance langoureusement… et… l’aïeul s’endort dans un ronflement tout en douceur.
        En réalité, il s’offrait une coupure et, malin, nous proposait la suite, après la sieste.
***
        L’immobilité totale provoque son réveil en sursaut.
        Plus rien ne bouge.
        La mer toute proche murmure des caresses …à la terre ! A la terre ferme ?
        Buonanno n’en croit pas ses oreilles. Avec violence, comme un ressort il s’arc-boute et pousse …de son dos, de ses jambes.
        Là, je verrais bien Hitchcock, en aparté, nous expliquer avec l’accent « british » S.V.P., que : « Vu le séjour dans l’eau de mer, la nature du fût, et le cuir de la ceinture …j’ai le regret de vous dire : que le couvercle est définitivement bloqué et sans vouloir être désobligeant, « il est fait comme un rat. »
        Pardon ! Monsieur Hitchcock. Josué ! un rat ? Je suggérerais un chacal… claustrophobe à la rigueur !
        D’ailleurs, après trois tours sur la droite, deux …sur la gauche, à pleines mâchoires, il arrache plus qu’il ne ronge le bouchon de vidange du fût.
        Il avale, il crache, des bouts de liège, quelques dents aussi (ajoutait –il) et pour confirmer ses dires il nous gratifiait d’un sourire de vieux carnassier édenté, annonçant la fin de son combat « dentesque » . (Cette liberté orthographique, pour un clin d’œil à mon bien-aimé professeur, plus justement Maître Roger Fauthoux en souvenir des rudes séances de dictée que nous subissions avec mes frères d’infortunes.)
        Mais retournons dans les ténèbres du tonneau à l’instant même où va se terminer cette lutte féroce de Josué avec le bouchon.
        D’un coup, d’un seul, la lumière fut, éclairant le visage famélique du naufragé…son poil ébouriffé et dans sa gueule, les derniers débris de son acharnement sauvage.
        Notre futur grand-père tend son museau « chaplinien » cale son œil aigu derrière le trou, et bloque sa respiration.
        Nos jeunes oreilles, par trop romanesques, entendent monter de très loin les trémolos lancinants d’un harmonica …la ressemblance avec l’ambiance musicale de Sergio Léone dans « Il était une fois, dans l’Ouest » ne serait que pure coïncidence.
        La suite nous dira, qu’en fait, c’étaient les lamentations répétitives et insistantes de la flûte d’un berger Kabyle.
        Le profil figé de statue romaine, pardon napolitaine, de Josué marque l’arrêt absolu. Les secondes s’égrènent une à une …angoissante.
        Sur son visage une larme furtive disparaît dans sa moustache salée.
        Un va-et-vient rapide de la pomme d’Adam dévoile l’intense émotion qui le submerge : Buonanno est face à son destin.

Dessins de Bernard Yvars
Septembre 2007 ( suite et fin en Novembre 2007 )


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