J’avais dix ans… souvenirs… Mon père,


Parmi les diverses professions qui étaient exercées par les ouvriers employés au Domaine Borgeaud, mon père, lui, était bourrelier. Le royaume de Joseph, c’était le cuir, le crin, la laine, la toile sous toutes ses formes….

Pour lui rendre visite, il fallait traverser cette grande cour goudronnée de forme rectangulaire flanquée sur ses côtés de deux longs bâtiments : les écuries. À droite celle des chevaux, à gauche celle des vaches et des moutons qui revenaient hiverner au Domaine. Des abreuvoirs peints en blanc où coulait une eau fraîche, étaient régulièrement répartis entre les immenses portes en bois des bâtiments qui coulissaient sur des rails et faisaient un énorme bruit lorsqu’elles se fermaient. À l’extrémité de cette cour, dissimulé par deux énormes sapindus, il y avait l’escalier qui conduisait à l’atelier. Je revois encore sa rampe en fer, brillante et lustrée par les milliers de mains qui s’y étaient retenues.

Porte franchie, bien avant la vue, c’est votre odorat qui était agressé par les parfums mélangés du cuir neuf et du sisal des cordes. Les yeux enfin accoutumés à la douce pénombre de l’atelier, l’on découvrait une immense salle au sol en ciment lissé et brillant. Tout au fond sous une haute fenêtre cintrée, mon père, assis derrière son imposant établi. Son apprenti, Azzedine, installé sur le côté. A quelques mètres, devant les deux établis, trônait l’imposante machine à coudre de marque Singer qui avait une très grande roue sur un côté. Que de courses automobiles ai-je pu faire avec ce volant !!! . Sur un mur, étaient accrochés les colliers des chevaux en attente de réfection. Certains, ne servant plus sans doute, étaient soigneusement emballés dans du papier kraft. De l’autre côté, après les tourets de cordes et les rouleaux de toiles, il y avait les sacs de jute remplis de crin ou de laine et la cardeuse, machine infernale avec ses nombreuses dents acérées, que je comparais à un crocodile.

Sur son établi, les outils étaient toujours soigneusement rangés. Chacun d’eux avait sa place définie. Après les paires de ciseaux noirs, énormes pour mes petites mains, les alènes de différentes tailles et les couteaux à cuir au tranchant si redoutable. Parmi eux, il y en avait deux qui avaient une forme en demi-lune dont les lames reflétaient la lumière. En effectuant un mouvement de bascule avec sa main, mon père, debout, s’en servait pour découper le cuir épais et je voyais alors petit à petit, le couteau avancer dans l’épaisse peau tannée. Je n’imaginais pas à l’époque l’effort et l’adresse nécessaires qu’il devait mettre en œuvre pour obtenir une bande de cuir, qui deviendrait rapidement, une solide ceinture. Près de l’étau, une grosse boule en liège où étaient fichées les grandes aiguilles à coudre qui surplombaient les fils de lin poissés, soigneusement enroulés, prêts à être utilisés.

Bourrelier, maroquinier, sellier, matelassier, tapissier… Je l’ai vu faire tant de choses avec ses mains. Il connaissait tous nos cartables et toutes nos paires de chaussures pour les avoir si souvent réparés. Généralement le prix à payer était une grosse bise sur sa joue. Il ouvrait alors le grand tiroir de l’établi et nous offrait en échange un bonbon en réglisse noire qui représentait un animal. Pour les "hommes" qui venaient le voir, eux avaient droit aux pastilles Valda qui me faisaient éternuer, et qui piquaient drôlement la langue.

Lorsqu’un collègue ou un parent venait demander, qui un tablier en grosse toile bleue, qui un trou dans une ceinture, la conversation qui s’établissait alors, s’orientait toujours sur des mémorables parties de pêche à la ligne au "rocher des anneaux", lieu mythique qui se situait derrière le cabanon des " TINCQ " et que je n’ai d’ailleurs jamais connu. Dans cet endroit effrayant, sars, mérous, et tchoutches les uns plus noirs que les autres, côtoyaient les murènes, poulpes et sépias. Autant d’animaux dangereux qui, selon mon oncle, n’attendaient qu’une chose : "… me manger les doigts de pieds si je travaillais mal à l’école ".

Pendant les vacances scolaires de Pâques et en prévision des vendanges, c’était toujours l’époque choisie par mon père pour inspecter les bâches des tombereaux. Soigneusement lavées et séchées à la fin des vendanges précédentes, elles étaient stockées dans de hauts placards. Je me souviens qu’elles étaient pliées comme l’on plie des draps, à la seule différence c’est qu’il fallait marcher sur les plis pour les écraser et obtenir un beau carré, bien épais. L’"opération" d’inspection débutait par le transport de la bâche au centre de l’atelier en la faisant glisser sur le sol, puis son déploiement en s’aidant des mains et des pieds afin de la mettre bien à plat. Muni d’une craie blanche d’écolier, mon père à genoux sur la bâche de couleur vineuse, dessinait un cercle autour du trou repéré ou de la couture déchirée. Quand le tri des bâches était terminé, il y avait trois tas : les bonnes, celles à réparer, et les "foutues". Quand il réparait une bâche trouée, il découpait dans une grosse toile grise une "pièce" à la géométrie parfaite qu’il cousait au double point. Ils n’étaient pas trop de deux pour manipuler la toile coincée par ses plis dans le col de la machine à coudre. Tantôt il fallait tirer doucement vers soi, tantôt la faire tourner et j’étais alors très fier quand mon père sollicitait mon aide.

Le stade final de la fabrication d’une bâche neuve, son "montage" disait-il, était la pose des œillets placés sur son pourtour à intervalles réguliers. À genoux tous les deux, lui sur le ciment, moi sur la toile neuve qui me râpait la peau, je lui tendais l’anneau en laiton doré et très vite, je me bouchais les oreilles dans l’attente du coup de marteau qui venait sceller l’œillet à la toile, dans un bang étourdissant amplifié par le volume de l’atelier.

                                                                René FERRER


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