C’est grâce à
Mohamed Kouaci doyen des
photographes, responsable du service photos depuis la Tunisie, devenu sous
directeur au ministère de l’information alors installé au palais du
gouvernement, que je fus admis dans cette administration. C’était en début de
mars 63. Je m’étais présenté au ministre, comme journaliste polyvalent, en
mesure de rédiger et de photographier. « Justement » me dira Hadj Hammou, »
un journaliste Français arrive de Paris, pour un reportage, tu n’as
qu’à l’accompagner. Tu as là l’occasion de nous montrer tes compétences.. » Le
lendemain matin, une 404 noire, avec chauffeur, était mise à notre
disposition. L’invité était un homme d’âge mûr, de grande taille, à la voix
haute traduisant une forte personnalité. Il s’agit de Jules Roy, un écrivain
journaliste d’origine pied noir, venu en reportage pour le compte de
»l’Express », hebdomadaire de J.J. Servan
Schreiber, cet ancien lieutenant qui défraya la chronique, par ses positions
libérales, lors de notre guerre de libération. Son représentant était
donc le bienvenu.
Je me souviens
de la visite chez le frère de Jules Roy, à Sidi Moussa (une trentaine de km au
sud d’Alger). C’était un Européen resté en Algérie (il fallait du courage). Je
découvris que ce Jules Roy était fils de colons. Ses parents l’envoyèrent faire
des études en France. C’est en fréquentant une jeunesse Française d’avant-garde
que, aux yeux des ultras d’Algérie, il « tourna mal… ». J’avais accompagné le journaliste au cimetière
où il se recueillit devant la tombe de ses parents... Ce jour -là, je fus très
gêné de voir des sépultures profanées. Cet affreux spectacle pouvait susciter
une légitime indignation. Jules Roy ne fit aucune réflexion, moi non plus.
Nous primes
ensuite, la route pour Staouéli rendre visite à Henri Borgeaud. Cet homme avait
la soixantaine, son fils la quarantaine, le petit fils, la vingtaine d’années.
Qui aurait pu penser qu’un jour, un jeune Algérien de ma condition, allait se
retrouver attablé en famille avec celui qui, comme Georges Blachette
et Laurent Schiaffino, était l’un des symboles du
colonialisme ?
Monsieur Jules
Roy contribua à sa manière, à mon initiation au journalisme. En le voyant faire
preuve d’une galanterie qui me sembla excessive, envers la maîtresse de maison,
(des courbettes, le baise main, à la manière de la
haute société)... Je me mis à me demander de quel bord était ce soi-disant
libéral ? Monsieur Borgeaud à qui j’avais été présenté comme un confrère
Algérien, fit preuve d’une courtoisie à mon égard qui contrastait avec
l’opinion que j’avais de celui qui, entre autre, louait pour pas cher à
l’administration, les services de prisonniers Algériens, pour des travaux
agricoles. Monsieur Borgeaud se vanta d’avoir payé des cotisations aux
représentants du FLN. Ce qui était probablement vrai mais tardif, puisque selon
de nombreux témoignages, il aurait également payé pour l’OAS. A la question
s’il allait opter pour la nationalité Algérienne comme l’autorisaient les
accords d’Evian, il répondit que ce serait avec plaisir. Il faut croire que ce
plaisir n’était pas partagé par tout le monde, y compris en France.
Après le
déjeuner, lors d’une tournée dans les champs, je pris en photo Monsieur
Borgeaud et Jules Roy avec un vieil ouvrier en saroual et gilet traditionnel,
au pied d’un superbe oranger, chargé de ses fruits. Le petit- fils nous emmena
en jeep jusqu’à la rizière située près de Koléa. Nous quittâmes ensuite le
domaine de la Trappe, pour un de ses appartements bureaux, dans un immeuble sur
le boulevard Che Gevarra ( ex Carnot). Avec le journaliste Parisien, le colon se mit
au balcon qui donnait sur la mer, face au port. C’était là une photo que je
considérais comme un scoop à ne pas rater. Je me glissai contre le mur à
reculons, pour obtenir un cadrage correct, en espérant avoir réussi cette
image. Les rapports avec Borgeaud furent tellement cordiaux, que l’on nous
aurait pris pour de vieux amis. Au retour du reportage, j’exprimais mes
opinions à Jules Roy. Il sembla les partager. Pour preuve, mes observations
seront évoquées dans son article, sans que mon nom ne soit mentionné. Le
reporter semblait doublement satisfait. En plus de ses notes et réflexions
emmagasinées dans sa tête, il allait les illustrer avec une brochette de
photos chocs, rehaussant le contenu de son reportage. J’avais promis à notre
invité que, dès le lendemain après midi, juste avant son départ pour
l’aéroport, il me trouverait au labo, pour la remise des
illustrations.
Une heure
avant le rendez-vous, alors que je jubilais, pour la réussite de mes photos, le
ministre me demanda par téléphone. Cet appel m’inquiéta, parce qu’en guise de
texte, je n’avais rien écrit… et ne savais pas par où commencer.. On ne m’avait même pas donné l’objet de l’enquête ou
reportage. Et moi qui avait foncé, la tête la première ?... Allai-je
perdre mon job, avant d’avoir commencé ? Par inexpérience, j’étais parti, heureux
d’être mis à l’épreuve, sans demander de précisions... Ma seule consolation,
fut d’avoir réussi les films et le tirage des photos, dont j’étais fier. En
cette circonstance, je me souvins du couffin de pellicules de maquisards que
jadis, j’avais brûlé, faute de pouvoir les traiter… (voir page132, dans la deuxième partie)
Hadj Hammou me demanda si tout s’était bien passé, sans
faire la moindre allusion à l’article que je devais rédiger. Je lui fis le
résumé de notre pérégrination, pendant que Rezzoug,
le chef de cabinet, examinait mes illustrations. Les deux personnages
semblaient avoir complètement oublié le fameux »papier » que j’avais promis. Très vite, je compris que le
reportage n’était qu’un prétexte. Ce que voulait Hadj Hammou,
c’était faire » talonner »
notre invité, un libéral certes, mais quand même, il fallait être vigilant. En
sommes, ils m’avaient envoyé pour jouer au flic ? Rezzoug
me demanda qui était le personnage sur la photo. Je lui répondis que
c’était Borgeaud en personne, avec sa descendance et Jules Roy. C’est là que le
ministre sursauta, semblant sortir subitement de sa nonchalance. Il prit
brusquement les photos qu’il se mit à examiner fébrilement. Après coup, il
m’ordonna sur un ton sans réplique, de laisser ces films et ces photos sur le
bureau et de me débrouiller pour trouver un prétexte, afin de ne rien
donner à Jules Roy… Et la parole donnée ? « Je m’en fou de ta parole ! » hurla le ministre, pourtant
généralement calme et bien élevé « Débrouilles-
toi pour lui donner une explication bidon.. »
Je dus me
résoudre à mentir sans pouvoir regarder le confrère en face. Je chargeais Kouaci, chef du labo, de cette peu reluisante besogne. Il
dit à Jules Roy que j’étais vraiment navré de m’être trompé dans les bains en
plongeant mes pellicules dans le fixateur que j’avais pris pour du
révélateur… Résultat ...tout avait
brûlé.. » Selon Kouaci,
le reporter fut dans tous ses états. Je le comprends. Deux ou trois jours
après, l’article parut, illustré avec une étiquette des
bouteille de vin « La Trappe ».
Et là mes frères, en lisant le papier, je fus ébahi !.
Toutes ces histoires de baise mains, et autres salamalecs, n’étaient que du
vent, du baratin ! ! Si vous êtes encore de ce monde, bravo Monsieur
Jules ROY et. .pardon !
L’article
était d’une virulence extrême contre ceux qui s’étaient toujours servi des
petits blancs aux modestes conditions, à des fins sordides. « Ceux qui,
après avoir entraîné les pieds noirs dans une impasse, les contraignant à
quitter le sol natal, s’accommodent aujourd’hui avec l’Algérie Algérienne, pour
préserver leurs privilèges.. (je résume de mémoire.. ) A
travers Henri Borgeaud, c’est tous les gros colons qui dégustaient. .. De ce
reportage, j’avais tiré de précieuses leçons qui me serviront durant la
quarantaine d’années d’expérience journalistique.
Quelques jours
après la publication de cet article, parurent en Algérie, les décrets de Mars
officialisant le secteur agricole autogéré. Le domaine de Borgeaud, fut
mis en autogestion. C’est là que je compris l’enjeu de ces photos qui
attestaient de la présence de ce magnat en Algérie, alors qu’il était sensé
être un absentéiste…
Ce que je regrette est que le frère Rezzoug,
chef de cabinet, n’ait pas remis ces précieux documents, faisant partie de la
mémoire collective, aux services des archives. Durant la nuit du 29 au 30 Mars
Borgeaud fut expulsé d’Algérie manu militari. Ce n’est sûrement pas moi qui allait le regretter…
Mohamed Arabdiou
Mohamed Arabdiou
qui a écrit ce texte est un vieux Boufarikois,
partisan actif du FLN, et pour l'avoir écrit quelques années après, c'est
normal qu'il y ait des inexactitudes.
Mais c'est un homme
de confiance pour qui la guerre est finie depuis 1962 et qui n'hésite pas à
confronter sa vision des choses à celle d'anciens adversaires
Notes : Quand j’étais
photographe de presse, une aventure
comme celle qui est arrivée à mon éminent collègue, aurait déclenché en
moi une forte réprobation et j’aurai
changé de métier.
Que dire des orangers … ! Même à la Trappe, en mars, ils
n’ont plus d’oranges !
Les Borgeaud ont eu des ennemis de tous bords, aussi bien
français que ceux du FLN. Seuls les ouvriers des deux communautés demeurant à
la Trappe ne se plaignaient pas car ils
y trouvaient des avantages certains.
Ce paternalisme peut gêner parfois des esprits qui font de la
liberté sans limites, un drapeau de va en guerre, mais le fond du problème
n’est pas là, on reproche surtout aux Borgeaud leur richesse, alors que le
domaine coûtait plus qu’il ne rapportait.
Henri Borgeaud a fait une grosse erreur en croyant à la
parole donnée au moment des accords d’Evian, une faute qui a fait tant de
morts.
Que dire de la liberté en Algérie, sinon pour le moins
qu’elle est sous haute surveillance.
Que M. Arabdiou ne regrette pas le départ des
Borgeaud c’est son droit, je l’invite à retourner sur ses pas, et visiter BOUCHAOUI. Il y trouvera un changement certain et si son
contentement va de remplacer les orangeraies en casernes de gendarmerie, il
sera comblé.
Robert ANTOINE