LE BOUSSAADIA
Maurice GRAVIER

Une à deux fois par an, arrivait au village le boussaadia. C'était un grand nègre portant un sarouel bouffant serré juste sous les genoux, des babouches faites de morceaux de pneu attachés avec de la ficelle, une veste aux manches très courtes, la taille serrée d'une ceinture grossière d'où pendaient des queues de lapin, de renard et d'autres mammifères sauvages. Il était coiffé du chapeau de paille kabyle à large bord: le medhell. Ce chapeau était orné tout autour de petites glaces rondes, miroirs que l'on pouvait se procurer dans tous les souks.

Notre homme portait en bandoulière le fameux derbouka, le tambour. Un bourricot famélique, chargé de plusieurs sacs de jute apparemment vides, suivait nonchalamment le boussaadia. Celui-ci annonçait son arrivée en frappant son tambour: badabam... badabam ... Il s'arrêtait à l'entrée du village, tout près de la maison de ma grand-mère maternelle. Celle-ci, lorsque j'étais tout jeune, me prenait par la main et m'obligeait à la suivre pour m'approcher le plus près possible de cet épouvantail. Toutes les mauresques du quartier accouraient avec leur marmaille, certaines portant leur dernier-né sur le dos, attaché dans un châle.

Le spectacle commençait aussitôt: le boussadia se mettait à danser, sautant, bondissant, les jambes écartées, tournoyant, gesticulant d'un bras, frappant de l'autre son tam-tam, grimaçant, roulant de grands yeux blancs dans sa face noire, tirant une énorme langue rosée et poussant des ahé, ahé!... ahé ahé!... Entre ces cris. incompréhensibles, en cadence avec son derbouka, il faisait entendre des ah oum! ah oum!... Son chapeau lançait des éclairs. C'était terrifiant pour tous les bambins chrétiens et musulmans qui se serraient dans les jupes ou les gandouras de leurs mères. Ma grand-mère me disait:

Si tu n'es pas plus sage, je finirai par te donner au boussaadia. On racontait que le boussaadia emportait les enfants méchants dont les mères s'étaient débarrassées et allait les égorger avec son boussaadi dans la montagne pour ensuite les manger.

Le boussaadi est cette terrible dague interdite que nombre d'Algériens portent en bandoulière à même la peau. Elle mesure environ 25cm, la lame est droite, à section triangulaire, et va en s'effilant de la garde à la pointe. Le manche en bois est aussi long que la lame. Le fourreau est également en bois. Le tout est décoré, sculpté et peint en rouge ou vert, et j'en ai même vu un de couleur jaune. Parfois, le bois est recouvert de cuir. Chose étrange, j'ai vainement essayé, adulte, d'en acheter un. Certains Algériens nient même son existence. Pourtant, étant gamin, j'en ai vu lorsque je surprenais des musulmans se baignant à la rivière. Serait-ce un objet rituel?

Lorsque la danse s'arrêtait, ma grand-mère donnait quelques piécettes, les musulmanes des œufs ou une poignée de blé ou des fruits, car, en islam, seuls les hommes tiennent les cordons de la bourse. Notre ogre maghrébin mettait les dons en nature dans un des sacs que portait le bourricot et repartait, frappant son tambour: badabam... badabam... pour s'annoncer à d'autres femmes. Il allait s'installer cinq cents mètres plus loin, près d'un douar et recommençait son cirque. Dans notre quartier, les femmes retournaient à leurs occupations et les gamins à leurs jeux. Le terrible boussaadia était reparti, une fois encore bredouille au grand soulagement des enfants.

(Revue Ensemble, N° 201, Février 1995, pages 80 et 81)


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