Claude CAUSSIGNAC 11 février 1998.
Une caisse à dattes sur un plateau de bois, les essieux un bout de planche plus épaisse, les extrémités bien coincées dans le roulement, à l'avant un boulon mobile permet d'imprimer à l'engin la direction voulue, je ne dis obtenue, car l'adhérence de l'acier sur les pavés, il faudra repasser...
Hélas, ce n'était distraction pour les enfants dits bien élevés, dont j'étais, de par ma naissance. Je n'ai jamais vu sur ces engins que des gamins arabes, les sous prolétariat urbain, cireurs, petits porteurs, mendiants, chapardeurs, hors de leurs heures d'activité, pour meubler leur oisiveté. N'allant pas à l'école, chéchia crasseuse, un bout de burnous bien usé, pieds nus, chandelle de morve au nez à remonter d'une aspiration périodique et bruyante, un carrico, symbole de liberté, et voilà pensais-je les enfants les plus heureux du monde. Idem pour le cerceau arabe, quelque jante de vélo, un crochet en fil de fer poussant l'engin, et fouette cocher, à longueur de temps, au lieu de nos jeux idiots.
Dans tous les quartiers de Constantine, mais ailleurs c'était tout pareil, dès qu'il était semblant de pente, au milieu d'un bruit effrayant, glissaient ces engins fulgurants. Parfois ils faisaient la course, deux ou trois à la fois, si vous passiez par là, mieux valait se tirer de là ! Cela m'aurait pour sûr comblé, mais ce n'était point jeu pour enfant dit à pedigree... Pourtant, dès mon âge le plus tendre, j'ai toujours fait fi des convenances, et continue encore d'un bon pied ! ...
Anarchiste avant ma naissance, je n'ai jamais supporté aucune loi imposée, et ai tout fait pour la contourner . L'école ! Je l'ai toujours détestée, depuis qu'à un an et demi, à la maternelle on m'a inscrit ! Debout, assis, entrez, sortez, au tableau, récitez, Basta ! Tais-toi, tu restes en retenue. Sans compter. les coups de règle, en ces temps, fréquents.
Non point de paresse intellectuelle, à quatre ans je savais lire, ma jeune bonne à CHAUMONT pas à CONSTANTINE, en quelques jours m'avait appris, et plus tard je retenais un texte en le lisant une simple fois. Mais horreur de la contrainte que cause toute vie en société. Les petits Arabes incultes qui n'allaient à l'école et carricotaient en liberté me semblaient des privilégiés!
Je rêvais la vie de mes ancêtres lointains, grands bergers parmi les dolmens sur le causse indompté, au temps où de grands villages débordaient d'un peuple celtique, blond aux yeux bleus ou gris d'acier. Bretons ayant leur langue au profit du gallo-romain, car petit troupeau isolé, mais croyant au surnaturel et aux Fées...
Comme je suis bon musicien malgré les professeurs que dès neuf ans j'ai renvoyé à leurs foyers, ils ont dégoûté de la musique des générations d'enfants pour la vie, j'aurai été cabrettaïre, ou vielleux, pour animer les mariages, faire danser jeunes et vieux sur la place des villages, aussi faire paître mes blancs moutons. Et chez moi être mon maître, bien loin tout au bout du Méjean-Caussignac là-bas est un hameau, d'où sort ma race, au demeurant!
Tout est écrit, qui peut faire sa vie comme il l'aurait souhaité ? Cela s'appelle la destinée. Mais on peut au moins la rêver. Les rêves de l'enfance, non réalisés dans leur innocence et leur simplicité, restent présents de toute éternité. Car nos agitations dans ce monde insensé, mieux vaut ne point les regarder. Je rêve encore aux carricos de mon enfance, comme un souhait non réalisé, cela en rend le souvenir encore plus désirable, malgré son incongruité
( Revue Ensemble N° 215 Pages 52-53 Décembre 1998) |