LES CARNAGES
ALGER : 26 JANVIER 1957
BOMBES : DEUXIEME OFFENSIVE
Francis ATTARD, Historia Magazine N° 225 (1972)(extraits)
A ALGER, l'année 1957, qui vient à peine de naître, menace d'être pire que 1956. En quelques mois, la capitale de l'Algérie, qui se croyait à l'abri de la guerre, a basculé d'un seul coup dans la violence. C'est le temps de la peur, de la mort, du sang, de la haine entre les deux communautés. Une haine qu'attisent un peu plus chaque jour le terrorisme et le contre-terrorisme qui lui répond sans que ses instigateurs se doutent que leur aveuglement politique sert à merveille les desseins du F.L.N. en dressant la population musulmane contre les Français. Le signal de la folie meurtrière qui ensanglante la ville a été donné le 16 juin 1956 par l'exécution capitale, à la prison de Barberousse, de deux condamnés à mort : Zabane Ahmed, l'assassin d'un garde forestier, et Ferradj Abdelkader, l'un des membres du commando Ali Kodja qui a massacré huit personnes dont une femme et une fillette de sept ans au col de Sakamody. Pour venger Zabane et Ferradj, Yacef Saadi, le responsable de l'action armée dans la Casbah, a lâché ses groupes de choc. Leur mission est un peu une mission-suicide. " Tuez tous les Européens isolés que vous rencontrerez ", leur a ordonné le futur chef de la zone autonome d'Alger " En trois jours, les 20, 21 et 22 juin, 72 attentats individuels, commis principalement à Bab-el-Oued et au Frais-Vallon, feront 49 tués et blessés. La riposte des contre-terroristes sera tout aussi terrible. Dans la nuit du 10 août, c'est l'explosion du 9, rue de Thèbes, en pleine Casbah, non loin du 3, rue Caton, où Yacef Saadi a installé son P.C. dans une cache aménagée par son lieutenant, Ali la Pointe. Tout un bloc de maisons s'écroule, ensevelissant leurs habitants. Les projecteurs installés par les sauveteurs éclairent un peu plus tard un spectacle hallucinant : des dizaines de cadavres d'hommes, de femmes et d'enfants broyés, couverts de sang et de gravats, que la mort a surpris en plein sommeil… ….Le dimanche 30 septembre, vers la fin d'une magnifique journée d'arrière-saison que les Algérois ont passée sur les plages, ce ne sont pas des immeubles de la Casbah qui sautent, mais deux cafés européens parmi les plus fréquentés, le Milk-Bar, face à l'immeuble de la Xe région militaire, rue d'Isly, et la Cafétéria, voisine des facultés, rue Michelet. Dans les deux établissements, personne n'avait prêté une attention particulière à deux jeunes musulmanes habillées à l'européenne et portant, comme des centaines de filles de leur âge, des sacs de plage qu'elles avaient négligemment déposés au pied de leur table. Au Milk-Bar comme à la Cafeteria, nul témoin ne s'était aperçu que les sacs étaient restés à leur place après le départ de leurs propriétaires. Dix minutes plus tard, vers 18 h 30, deux explosions soufflaient le Milk-Bar et la Cafeteria. Dissimulées dans les sacs de plage des jeunes et jolies musulmanes européanisées, les bombes de Taleb Abderrahmane, vingt-quatre ans, étudiant en sciences, le chimiste du F.L.N., faisaient quatre morts et une soixantaine de blessés dont certains durent être amputés d'un membre à l'hôpital de Mustapha. Un troisième engin du même type fut découvert dans le hall du Mauretania, au carrefour de l'Agha. Mal réglé, il n'avait pas sauté. Yacef Saadi pouvait féliciter Zohra Drif, Samia Lakhclari et Djamila Bouhired, qui avaient réussi à transporter des bombes de deux kilos en dépit des nombreux contrôles établis aux sorties de la Casbah par les zouaves du capitaine Sirvent et au nez et à la barbe des patrouilles militaires et de police.
Briser la grève !
En les choisissant, de préférence à des hommes, il avait dit à Ben M'Hidi " Comme ce sont de jolies filles, les soldats regarderont leurs yeux et ne verront pas ce qu'elles ont dans les mains. "…. …C'est dans ce climat de folie collective, cette psychose de l'attentat à la bombe qui fait voir des colis piégés là où il n'y a que d'inoffensifs paquets oubliés dans un trolleybus ou dans un grand magasin, au milieu du bruit déchirant et crispant des sirènes d'ambulance, des voitures-radio de la police, des jeeps des artificiers, que va s'engager la première " bataille d'Alger ". A la tête des régiments de parachutistes de la 10ème D.P. le général Jacques Massu a tous les pouvoirs, civils et militaires, pour détruire les réseaux F.L.N. patiemment tissés par l'insaisissable Yacef Saadi.D'abord, il faut briser impitoyablement la grève générale ordonnée pour la fin de janvier par le Comité de coordination et d'exécution créé lors du " congrès de la Soummam ". La capture d'un commissaire politique dans le Nord Constantinois a permis à l'état-major de Salan d'être parfaitement éclairé sur les objectifs de cette
grève qui risque de tourner à l'insurrection généralisée de la masse musulmane. Le prisonnier transportait en effet des directives du C.C.E. : Le but de la grève de huit jours est de montrer d'une façon encore plus éclatante et plus décisive l'adhésion totale de tout le peuple algérien au F.L.N., son unique représentant. Par cette démonstration, il s'agit de donner une autorité incontestable à nos délégués à l'O. N. U. afin de convaincre les rares diplomates encore hésitants ou ayant des illusions sur la " politique libérale de la France ". Il s'agit aussi d'entraîner dans la lutte active de nouvelles couches de la société en transformant en action complète et évidente la haine anticolonialiste qui, chez certains éléments, est encore demeurée au stade sentimental. Ce climat favorisera et augmentera notre potentiel révolutionnaire. Ce sera, conclut l'auteur de ce document édifiant, la première et véritable répétition de la nécessaire expérience pour l'insurrection générale.
Un travail de flic
…Dans son repaire de la rue Caton qu'il quitte parfois, déguisé en femme musulmane et précédé de yaouleds qui doivent l'avertir de l'arrivée d'une patrouille militaire, Yacef Saadi n'a pas été long à flairer le danger qui menace ses réseaux depuis l'arrivée des parachutistes. A quelques jours de la grève générale, il ne s'agit pas de les laisser frapper un coup qui amoindrirait l'autorité et le prestige du F.L.N. aux yeux de la population musulmane. Alors, en accord avec Ben M'Hidi, qui supervise l'action politique et militaire, il décide de les prendre de vitesse. C'est lui qui portera un coup au moral de l'adversaire. La date est fixée : le samedi 26 janvier. Les objectifs : des brasseries au coeur de la ville européenne comme l'Otomatic, rendez-vous des étudiants, la Cafeteria, qui a déjà sauté le 30 septembre, et, enfin, le Coq-Hardi, où se réunit la bourgeoisie algéroise. Les agents d'exécution : encore des jeunes filles, puisque l'expérience a prouvé qu'elles pouvaient plus facilement franchir les barrages et échapper aux fouilles. Yacef les désigne. Elles sont quatre. Danièle Minne, la belle-fille de la militante communiste Jacqueline Guerroudj, une transfuge du réseau du Dr Sadok Hadjérès, qu'accompagnera Zahia Kerfallah, car c'est sa première mission; Zoubida Fadila, Djamila Bouazza, une créature ravissante aux longs cheveux noirs et aux grands yeux marron.
Dans l'indifférence générale
Les engins qu'elles devront déposer, les " trucs ", comme les appelle Yacef Saadi, n'ont rien de commun avec les premières bombes de 1956. Taleb Abderrahmane, qui travaille jour et nuit dans son laboratoire du 3, impasse de la Grenade dans la Casbah, a réussi à mettre au point de terrifiantes machines infernales pas plus grandes qu'un paquet de cigarettes et faciles à dissimuler dans un sac à main. Pour la mise à feu, il a remplacé le système d'horlogerie trop bruyant par un crayon allumeur. 17 heures, ce samedi 26 janvier. Emmitouflée dans un duffle-coat gris clair, Danièle Minne, petite et boulotte, et Zahia Kerfallah, en manteau de bonne coupe sur lequel se répandent ses cheveux teints en blond, entrent à l'Otomatic, rue Michelet. C'est plein de garçons et de filles qui flirtent devant des chocolats fumants et des "Cuba Libre", la spécialité de José, le barman. Il n'y a plus de tables. Elles en trouvent une dans la salle premier étage, s'installent et commandent des jus de fruit. Danièle Minne est tendue, nerveuse. Elle parvient difficilement à dominer sa peur. Sa compagne s'en aperçoit. " Va aux toilettes, lui ordonne-t-elle. Je te suis. " Danièle Minne obéit et s'enferme dans les w-c. réservés aux dames. Elle sort délicatement de son sac la petite boîte brune qu'un agent de liaison du F.L.N. qu'elle voyait pour la première fois lui a remise. Elle monte sur la cuvette, pose la bombe sur la chasse d'eau. Quand elle sort, elle voit Zahia qui se refait tranquillement une beauté dans la glace des lavabos. Les deux jeunes filles quittent l'0tomatic comme elles y sont entrées : dans l'indifférence générale des étudiants, trop occupés à flirter ou à refaire l'Algérie avec de jeunes officiers paras. A la même heure, juste en face, de l'autre côté de la rue Michelet, Zoubida Fadila s'apprête, elle aussi, à sortir de la Cafeteria. Elle laisse derrière elle, sous la banquette de moleskine de la salle du fond, la même petite boîte que Danièle Minne. Comme l'Européenne, dont elle ignore la présence de l'autre côté de la chaussée, la jeune musulmane a peur. Elle part sans finir sa consommation, ce qui fait hausser les épaules au garçon, qui croit en avoir vu d'autres.
La mort sous le guéridon
Il est 17 h 10 lorsque Djamila Bouazza fait volontairement tomber son mouchoir à la terrasse, vitrée en hiver, de la brasserie du Coq-Hardi, située rue Charles-Péguy, près du plateau des Glières. En se baissant pour le ramasser, la jeune fille glisse rapidement son " truc " sous le pied en fonte du guéridon sur lequel un garçon en veste blanche a déposé un cocacola. D'un rapide coup d'oeil Djamila s'assure que personne n'a remarqué son geste parmi les consommateurs attablés comme elle à la terrasse. Son regard accroche successivement quelques hommes mûrs tout prêts à rendre hommage à son charme. Une dame en manteau noir, la cinquantaine distinguée, lui sourit... Si elle savait! Après avoir ramassé sa monnaie, Djamila Bouazza se lève, sort et va se mêler aux passants de la rue Michelet. Le jour s'obscurcit. La nuit approche. Çà et là, des lumières s'allument dans les vitrines des magasins. En cette veille de dimanche, la foule élégante du quartier chic d'Alger s'efforce d'oublier qu'elle vit sur un baril de poudre. A 17 h 24 très exactement, la première explosion fige les passants. Elle vient de l'Otomatic. Au premier étage, la cloison des toilettes a été soufflée par la bombe de Danièle Minne. Il y a de la fumée, des cris de panique, des bruits de tables et de chaises renversées. L'agent de police qui réglait la circulation au carrefour des rues Charras et Monge se précipite et écarte les curieux. Au même moment, quatre garçons couverts de poussière, les cheveux en bataille transportent une jeune fille qui gémit doucement. C'est Michèle Hervé, étudiante de vingt-trois ans, qui est grièvement blessée. On la place délicatement dans une voiture particulière qui fonce aussitôt vers l'hôpital de Mustapha. En entendant son klaxon, on saura immédiatement, dans les autres quartiers d'Alger, qu'il vient de se passer quelque chose. Soutenues par leurs camarades, d'autres jeunes filles, moins atteintes mais couvertes de sang, quittent l'établissement dont tout le premier étage a été ravagé par l'explosion. …. la deuxième bombe fait trembler les murs de la Cafeteria. Alors, ce sont les mêmes hurlements de terreur, les mêmes cris de douleur, la même nausée devant le sang répandu, la même agitation. La police, qui est arrivée entre-temps, réquisitionne des voitures particulières pour évacuer les blessés car les ambulances ne sont pas assez nombreuses. Des enfants qui ont perdu leurs parents courent dans tous les sens en pleurant, butent sur des grandes personnes affolées elles aussi.
Le hurlement des sirènes d'ambulance
Au Coq-Hardi, les consommateurs de la terrasse sont sortis pour voir ce qui se passait plus haut. Ceux-là auront la vie sauve car, derrière eux, la belle terrasse ornée de plantes vertes saute à son tour ans un fracas épouvantable de vitres brisées. Les morceaux de verre et les éclats de fonte des tables pulvérisées par la bombe de Djamila Bouazza pénètrent dans les chairs, sectionnent les veines et les artères. C'est l'enfer. On patauge dans le sang. On voudrait se boucher les oreilles pour ne plus entendre les gémissements des blessés, les cris stridents des femmes en proie à une crise de nerfs, le hurlement des sirènes d'ambulance, le klaxon des voitures particulières chargées de victimes qui empruntent les sens interdits à tombeau ouvert pour gagner la clinique la plus proche. Devant ce massacre, cette vision d'épouvante, la foule algéroise, d'abord frappée de stupeur, réagit. Elle se cabre de colère. Elle gronde. Les injures à l'égard des terroristes, les cris de vengeance des hommes montent dans l'air, qui sent la poudre, la mort et le sang. Il lui faut un coupable à cette foule aveuglée de douleur, révoltée… …un jeune mécanicien de vingt-quatre ans sera battu à mort. Son corps disloqué est abandonné dans le ruisseau. Il ressemble à un autre corps disloqué qui repose sur un tapis de débris de verre et de fonte à la terrasse du Coq-Hardi : celui de la dame à la cinquantaine distinguée qui, moins d'une demi-heure auparavant, souriait gentiment à Djamila Bouazza. Cinq morts en comptant le musulman lynché. Soixante blessés. Le bilan de cette nouvelle vague de bombes était lourd. Tel un acide, le sang innocent versé ce jour-là élargira un peu plus le fossé entre les deux communautés. Un fossé qui allait devenir un gouffre où s'abîmeraient à tout jamais, dans le sang et la peur, les illusions perdues et les espoirs trahis.
L'attentat du Casino
de la Corniche à Alger

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