La méthode appliquée sous le nom de "Colonisation officielle", en ce qui concerne la concession dite "gratuite" présente un point précaire, la nécessité pour le futur concessionnaire de justifier d'un capital minimum de 5.000 F.
A vrai dire le gouvernement doit avec raison attacher la plus grande importance à ce que les concessionnaires apportent avec eux les ressources nécessaires pour assurer la mise en valeur de leur concession : ? construction de leur maison ? achat du cheptel ? des instruments aratoires ? des semences ? les frais de défrichement ? l'entretien de la famille jusqu'au moment où la première récolte lui permettra d'enregistrer quelques rentrées.
Mais d'autre part le paysan, le petit propriétaire de France qui pourrait disposer d'un capital de 5.000 F ne songe guère à se déplacer. Très peu, en effet, ont des avances appréciables en numéraire, la généralité ont tout leur avoir en terres, hypothéquées ou non.
Pour réunir à un moment donné une somme de 5.000 F en espèces, le plus simple est de réaliser un emprunt, la valeur de la propriété qui constituera le gage devra atteindre de 7.000 à 8.000 F.
Quant à se procurer ce capital par une vente, cela est beaucoup plus délicat. La demande de concession en Algérie est connue dans les campagnes françaises et en conséquence il est nécessaire que l'intéressé négocie ses biens rapidement dans le délai qui lui aura été imparti pour en prendre possession, sinon il encourt la déchéance de sa concession. Les acquéreurs de ses biens, au courant de ses obligations, en profitent pour minimiser leurs offres. Suivant une estimation, généralement les offres se situent de 30 à 40 % de moins que la valeur réelle.
Dans certaines régions où l'agriculture traverse une période de malaise réel, qui pourrait donner l'espoir d'un recrutement intéressant pour l'Algérie, la terre ne se vend pas, faute de moyens financiers, d'où l'impossibilité de réaliser soit par la vente soit par l'emprunt la somme nécessaire pour mettre en valeur une concession en Algérie.
Un petit propriétaire métropolitain, s'il vit dans des conditions très modestes, il est vrai, mais sûres et s'il a une famille, de jeunes enfants, se gardera de courir les aléas d'un établissement loin du pays natal.
Le recrutement se trouve donc restreint à un certain nombre de cas particuliers
- Ceux dont la propriété, suffisante comme étendue, mais extrêmement morcelée est placée dans des conditions culturales telles qu'ils ne peuvent en tirer un parti avantageux.
- Ceux qui possèdent moins que le nécessaire et arrivent à tromper sur leur avoir réel afin d'obtenir un prêt.
- Ceux qui disposent de ressources très supérieures à celles exigées par l'Administration et envisagent la concession comme un moyen commode d'arriver, à peu de frais, à se créer, de l'autre côté de la Méditerranée, une seconde propriété. Ils feront donc le possible pour la mettre convenablement en valeur, mais dès qu'ils auront reçu leur titre définitif, la plupart se hâteront de vendre afin de revenir, avec un certain bénéfice, vivre au pays natal où leur propriété aura été en leur absence confiée à un fermier ou un métayer. Ainsi, actuellement les colons les mieux qualifiés pour réussir, parmi ceux qui arrivent de la métropole, forment un élément de population nécessairement instable.
Puisque, en créant la concession gratuite, l'Administration a pour but, non pas l'exploitation du sol, mais le peuplement français, évidemment ce n'est pas là l'élément idéal qui lui convient.
Il serait beaucoup plus sûr de distribuer des concessions à des gens qui, n'ayant rien ou presque à attendre de l'avenir, ni dans la métropole, ni ailleurs, seraient amenés par là même, à considérer l'Algérie comme leur patrie d'adoption, le pays où se trouvent concentrées toutes leurs espérances, auquel ils doivent définitivement s'attacher.
Mais est là le dilemme : si l'on s'adresse à des cultivateurs aisés, on n'est pas sûr de réussir le peuplement et d'autre part, sans un capital déterminé on ne peut aménager une concession. Comment s'en sortir ?
Voyons comment doivent être employés les 5.000 F exigés aux concessionnaires.
La plus forte dépense à prévoir consiste dans l'édification de la maison.
L'Administration estime que provisoirement le colon peut se tirer d'affaire avec une moyenne de 1.500 F en supposant qu'il construira lui même, avec l'aide d'un maçon auquel il apportera les matériaux à pied d'œuvre et qu'il aidera. Ce ne sera qu'une habitation provisoire, qu'il pourra agrandir par la suite et pour certains abandonner le village pour s'installer au centre des cultures dans de meilleures conditions d'exploitation.
Si un certain nombre de colons pensaient à acquérir une maison démontable, en bois, il serait facile avec de la poudre de liège si commune en Algérie, pour des industriels d'envisager la construction de modèles appropriés, protégés du froid, de la chaleur et de l'humidité, dont le montage se ferait en une journée à des prix très raisonnables. Eventuellement ces maisons pourraient être louées moyennant une somme annuelle de 200 F.
Le colon serait donc logé dès son arrivée dans une habitation salubre et confortable et se consacrer immédiatement aux travaux essentiellement productifs et n'aurait que modestement écorné son apport, si nécessaire à la mise en valeur de son lot. Une société d'habitation à bon marché, pour construire et louer ces maisons en bois pourrait être créée et le prix de la location pourrait être notablement diminué. Il ne s'agit dans l'espèce que d'une installation provisoire pour 2 ou 3 ans par exemple ; il resterait entendu que, pour obtenir son "titre définitif de propriété", le colon devrait élever une habitation à demeure en maçonnerie, conformément aux conditions imposées par l'Administration.
Mais, quand il sera là, il aura la connaissance du pays, il saura de façon précise où il convient à ses intérêts d'avoir sa maison, il n'aura pas à compter avec les difficultés de la première heure, aura le temps de la construire en connaissance de cause.
Si le prix moyen de la construction en dur pouvait être réduit, alors l'apport pour rait être de 5.000 F réduit à 3.500 F et il serait plus facile de trouver des paysans disposant de cette somme et consentant à l'exposer et le recrutement pourrait s'accroître, il deviendrait plus facile de choisir entre les demandeurs ceux qui sont pourvus de qualités physiques et morales nécessaires pour réussir.
La question est posée : qui est appelé à réussir le plus facilement sur une concession ? Un jeune homme qui se marierait une fois installé dans la Colonie et qui aura le minimum normal de 4 à 5 enfants ou d'un ménage arrivant avec leurs enfants ? Si les enfants sont jeunes, ils constituent une charge sans aucune compensation, ce sont des bouches à nourrir, de petits êtres fragiles pour lesquels il faudra souvent recourir au médecin et aux médicaments et ils vont immobiliser plus ou moins à la maison leur mère qui ne comptera plus guère pour le travail de la propriété. Le père de famille sérieux, à la pensée des aléas qu'il courrait s'il était seul, redoutant pour les petits, hésite à demander une concession.
Si les enfants sont en âge de travailler aux champs, la situation se trouve modifiée, au lieu de deux bras solides il s'en trouve plusieurs, la famille peut alors suffire au travail sans avoir recours à une main d'œuvre étrangère. Mais lorsque l'on a des fils de 20 ans on dépasse généralement la cinquantaine et on commence à sentir la fatigue ; s'établir en Algérie nécessite d'être jeune. En fait ce sont tous les jeunes gens qui émigrent le plus volontiers, qu'il s'agisse de l'émigration lointaine au Canada, aux Etats Unis, en Argentine, de l'émigration dans les grandes villes comme ouvriers, employés ou dans les régions agricoles plus riches pour gagner comme domestiques ou valets de ferme, à l'année ou à la saison, un salaire plus élevé qu'au pays d'origine.
Ce sont eux qui émigrent le plus aisément n'ayant pas de charges d'âmes et pouvant de ce fait se contenter d'un salaire plus modeste.
En Algérie, les salaires agricoles quoique supérieurs à ceux de France, ne sont pourtant pas très élevés, mais de jeunes paysans de France y réussiraient certainement car ils travailleraient volontiers entre 2,50 F et 3 F par jour ou mieux, à l'année, aux gages moyens de 350 à 400 F logement et nourriture en sus. Il suffirait de faire savoir que certains avantages seraient réservés dans l'avenir, en ce qui concerne la délivrance des concessions à ceux qui auraient témoigné, pendant une durée de trois ans par exemple, de leur aptitude au travail et réalisé quelques économies, pour recruter en France, un nombre considérable et sans grandes difficultés.
Quant à leur placement dans la Colonie, il suffirait sans doute de réserver certaines récompenses honorifiques, au besoin d'attribuer une prime en argent (50 F par an et par tête par exemple) pour trouver des propriétaires qui engageraient à titre régulier des escouades plus ou moins nombreuses de jeunes gens métropolitains.
Tout compte fait, ils ne reviendraient pas sensiblement plus chers que les domestiques indigènes employés à demeure, ils traiteraient beaucoup mieux les animaux, feraient des labours plus soignés, en tenant compte des dégâts et des malfaçons ainsi épargnés, il y aurait même un avantage pour les propriétaires.
A titre d'exemple les salaires :
- des domestiques indigènes employés à l'année : 60 à 80 F par mois soit: 720 à 960 F par an.
- des domestiques européens à l'année : gages 350 à 450 F , logement, nourriture 400 F soit 750 à 850 F par an.
Trois années suffiraient largement pour former d'excellents sujets, qui égaleraient, pour la mise en valeur de concessions, les fils de colons algériens. Ce serait d'autre part un élément de colonisation essentiellement stable. Arrivés en Algérie entre 18 et 21 ans, nos jeunes gens seraient portés sur les listes du contingent militaire algérien, ils ne seraient donc astreints qu'à une année de service ce qui faciliterait singulièrement le recrutement en France.
Obligés de faire dans la Colonie un séjour de dix années, c'est là que va se dessiner leur carrière ; c'est là qu'ils vont prendre, avec l'expérience de la vie, des habitudes, des goûts auxquels il leur sera par la suite difficile de renoncer.
Que leur manque-t-il désormais pour se créer, en prenant une concession, une situation définitive ? Ils sont acclimatés, connaissent les cultures de la Colonie, ils sont devenus débrouillards et sont à l'âge où l'on peut donner le maximum de travail, où l'on peut supporter le plus aisément les déboires inhérents à toute entreprise de colonisation. Il leur faut un petit capital et réglementairement ils doivent dans un temps donné devenir chefs de famille.
Pour le capital, nous avons vu qu'on pouvait ramener à 3.500 F ce qui était immédiatement indispensable ; pour cela nos jeunes gens peuvent avoir fait personnellement quelques économies.
Dans beaucoup de campagnes de France on a conservé l'habitude des majorats ; l'usage est de donner à l'aîné des garçons le tiers ou le quart dont le père peut disposer librement. L'aîné prend pour sa part parfois la totalité, le plus souvent la partie principale de la propriété ; les autres enfants sont, soit indemnisés en argent ou obtiennent des lots sans cohésion, difficiles à cultiver. C'est sur ces cadets de famille qu'on pourrait fonder l'espoir d'un recrutement intéressant pour la Colonie.
Bien rares sont ceux qui au moment opportun, ? c'est à dire une fois leur stage terminé ?, ne pourraient recevoir de leur famille un minimum de 1.000 à 1.500 F. Il faut noter en effet que, l'héritage étant ainsi réglé par la coutume, les cadets peuvent être désintéressés par les aînés ou par les parents bien avant le décès de ces derniers.
Nos jeunes gens sont arrivés à l'âge du mariage, il leur sera facile de trouver dans leur pays des jeunes filles habituées aux travaux des champs et disposant d'une dot au moins équivalente à leur apport. Dans ces conditions on est bien près d'arriver aux 3.500 F de rigueur. Si leur apport n'est pas suffisant, le crédit le leur fournira. En effet, ils sont connus, on sait qu'ils sauront se débrouiller et s'ils ont besoin d'un billet de mille francs, avec leur titre provisoire de concession en poche, ils trouveront des conditions convenables. Il y a des Sociétés de Colonisation qui font des prêts beaucoup plus importants avec beaucoup moins de garanties. A tout prendre, ceux qui n'arriveraient pas à réunir le capital nécessaire, pourraient profiter de leurs relations pour s'employer comme métayers, petits fermiers, etc...
Actuellement un propriétaire qui voudrait renoncer à la culture directe et diviser son domaine en un certain nombre de lots pour les donner à cultiver à mi fruits, ne trouverait sur place les métayers nécessaires qu'en s'adressant à des familles espagnoles et en leur fournissant des avances. Par les moyens que nous indiquons, cette question de métayage pourrait être résolue au moyen d'éléments français.
Ajoutons que, dans le cas qui nous occupe, il s'agit d'argent liquide, immédiatement employé à l'aménagement d'une concession, tandis que les chefs de famille, qui actuellement font des demandes et se trouvent dans l'obligation, pour se procurer les sommes nécessaires, de réaliser leur petite propriété, n'y arrivent qu'au prix de mille déboires et de pertes importantes.
Conclusions. En résumé, nous estimons que, dans l'état où se trouve l'agriculture métropolitaine et à défaut de ces grosses secousses qui provoquent naturellement un véritable exode, ainsi que cela est arrivé, il y a vingt ans avec le phylloxera, il serait sage, pour le recrutement des concessionnaires, de moins rechercher les candidats relativement riches, lesquels ne présentent pas toutes garanties au point de vue d'un établissement définitif dans la Colonie.
L'une des premières maisons de Sétif.
En cherchant au contraire à réduire, ? dans une certaine mesure ? la quotité des avances jugées indispensables, on trouvera plus aisément des candidats nombreux disposés à se fixer en Algérie, sans esprit de retour. La mise à disposition des émigrants de maisons provisoires démontables serait un des meilleurs moyens pour tendre à ce résultat.
Enfin, en s'adressant aux cadets des familles - de 18 à 20 ans - ou même à des jeunes gens qui viennent d'accomplir en France leur service militaire, on trouverait en grand nombre des sujets qui, une fois habitués au pays, au climat, aux cultures, par un stage dans une ferme, formeraient, tant par la mise en valeur des concessions que pour l'exploitation à mi fruit ou en fermage, de petites propriétés, des éléments absolument sûrs dont il aura été facile d'apprécier à l'avance les qualités d'ordre et de travail.
S'il est vrai qu'avant tout, le colon qu'il faut chercher c'est celui qui doit réussir, nous croyons que c'est dans cet élément jeune et actif que l'on trouvera les plus grandes ressources pour la petite colonisation.