NOTRE THEATRE
Doris NATALI-BRAVIN - Avril 1986
(La Dépêche de l'Est N°35 du 15 mars 2003)


J'ai eu il y a deux ans, l'immense bonheur d'assister à un spectacle à la Scala de Milan, et d'en visiter le Musée...Tandis que j'en parcourais les salles capitonnées et silencieuses, un grand vol de souvenirs battit des ailes autour de moi… Je me retrouvais miraculeusement dans le vieux Théâtre de Bône...

Quand y suis-je entrée pour la première fois ? ... Avais-je trois ou quatre ans ? Je ne sais. Mes chers cousins : Alexandre, Charles, Jules m'y emmenaient. Assise près d'eux, dans la fosse, la moindre mesure nous fait encore chavirer. Je me suis mise à tout y aimer: le plafond avec ses grandes allégories, le cercle des lumières qui s'éteignaient par étape. avant que ne retentissent les trois coups, avant que ne se lève l'énorme rideau de toile pourpre, peinte en trompe l'œil.

Les fauteuils et les balustres, recouvertes de panne vieil or, les grandes loges réservées où s'inscrivait en belle ronde " Mr. Le Sous-Préfet " , et " Mr le Maire ", me semblaient Terre des Délices.

Le Temps des Coulisses ne m'atteindrait que plus tard.

A cette époque, les spectacles pour enfants nous donnaient du rêve avec peu de moyens. Le Théâtre du Petit Monde revenait chaque année, Michel Monda, Poupette Demarcy, Philippe Damonaire étaient nos " idoles ". 'Nous en parlions longtemps à l'avance dans les cours de récréation du Pensionnat.

Mais les jeunes Bônois aussi montaient très tôt sur les planches. Les Dames de France organisaient des spectacles dont Madame UDA réglait les ballets.
C'était Cendrillon ... et surtout ce Merveilleux Chat Botté. J'assistais à toutes les répétitions. En prologue on y voyait un French Cancan vert et noir par les moins de huit ans (dont Nadia Odnoralow). Le jeune meunier rêvait de pétales de roses ; une chorégraphie où, merveille ! la " petite " Virgile faisait le grand écart... Mais, moi, je n'avais d'yeux que pour la Princesse : Simone Bernard (Mme Henri Vigo) qui jouait d'une fausse harpe aux cordes dorées. Quelle admiration aussi pour les " pointes " des demoiselles Choupeau et Truchot dans les variations de Coppélia au bal de la Cour. Et je me demandais ce qu'il fallait faire pour entrer dans le piège mécanique des feux de la rampe.

A un âge ou d'autres préfèrent les poupées et les marelles, je voulais un abonnement pour les dimanches de Mélodrames. Les tournées Christian Curse me trouvaient pleurant les malheurs des " Deux Orphelines ", la mort de Claudinet des " Deux Gosses ", l'échafaudage tombant sur Jeanne Fortier " la Porteuse de Pains " m'arrachait le même cri ... et que dire des Plaidoiries de Roger la Honte !

Les décors du Vieux Théâtre sont à jamais enregistrés dans ma mémoire d'images. Que ce soit le Salon Louis XV avec ses trumeaux à la Watteau, la grande salle du Palais avec des verdâtres cariatides... et, plus moderne, ce décor gris avec une frise en cercles noirs et jaunes qui servait autant pour l'infirmerie de Mimi Pinson que pour la classe d'Ulysse de " Ces Dames aux Chapeaux Verts ".
Mais si je vivais aussi violemment les Opérettes, on ne m'emmenait jamais aux soirs d'opéras. En ce temps-là, les " après soupers " étaient interdits : santé oblige ! Je me consolais en écoutant les disques et le récit des oeuvres.

Une fois, pourtant, on m'offrit d'aller voir et entendre " Hérodiade ". Le rôle de Jean-Baptiste étant tenu par le regretté Georges Thill dont j'étais une " fan "... à huit ans !

J'en ai encore le cœur fondu 50 ans après.

Mais, me direz-vous, il a bien fallu que tu y montes, un jour, sur cette Scène ? ... Date mémorable... en avril 38, pour l'audition de piano de M. Odnoralow. En juin, également pour la fête du Pensionnat, où la classe de Sœur Xaveria donnait " Verdun la Victorieuse " à grand renfort de drapeaux et d'aigles noirs abattus ! Si Claudia et Giselle Lafaye lisent "ensemble" elles s'y retrouveront. Giselle fut aussi une émouvante " Fille de Jephté ".

Puis vinrent les représentations scolaires : Louis Foucher dans " Polyeucte " Aymé Gayrard, cabotin en diable mais qui n'avait pas son pareil pour illuminer un texte, théâtre et poésie confondus. Nous vivions intensément toutes les oeuvres et les devoirs de français prenaient une richesse tout à fait inconnue aujourd'hui.

Me voici, avançant dans le temps. C'est l'époque où Bône comptait trois formations lyriques, d'égales qualités, parce que l'émulation existait. Le public averti et chaleureux, à coups de critique et d'encouragements faisait progresser tout le monde.

Les répétitions se tenaient souvent dans la salle de l'Harmonie Bônoise. J'habitais au-dessus, je n'en perdais pas une note. J'ai entendu ainsi, avant de les voir, Fernand Bussutil dans le Grand Mongol, Julia Gerbaulet dans la Petite Mariée... et Geneviève Mûnch, dans des répertoires éblouissants qu'auraient enviés bien des professionnels.

L'âne blanc de Véronique (à qui on avait eu tant de mal à faire grimper les escaliers; des coulisses, un sucre à chaque marche. Je l'ai su plus tard)... Les Dragons d'Or du Pays du Sourire., les Hidalgos de la Danse des Libellules. Si vous me lisez, Monsieur Ruggiu, vous vous retrouverez vite en brillant " saltarello " de la Mascotte ou en Mousquetaire, plus sensible au Pommard qu'aux Angélus... et vous, Madame Giusti en sémillante cabaretière qu'absolvait le bon Abbé Bridai.. ai ... ai ... ne.

Les coulisses... m'y voilà, au milieu des faux marbres, des fauteuils voltaires de la poussière et des parfums de fards. J'ai une reconnaissance éperdue pour tous ces artistes " amateurs " qui aimaient leur art et me l'on fait aimer, comme on donne une éternelle joie.

Je pense en écrivant cela au légendaire " Jongleur de Notre Dame " bateleur pieux dont les oraisons étaient des cabrioles. Ainsi nous fûmes ... et notre Cathédrale était pleine au Mercredi des Cendres pour la Messe des Artistes. L'un de nous lisait la prière du peintre Willette dont cette cérémonie était le Vœu. On y priait pour les artistes qui devaient mourir dans l'année " ceux que tu as créés, Seigneur, à ton image, dédaigneux de l'or diabolique, Seigneur, ceux qui vont mourir te saluent.. ".

Que reste-t-il de notre Vieux Théâtre ? Une maquette, sans doute, superbe propriété de la famille Borg (de la salle Borg) qui l'a, j'espère conservée. Puis, pendant de longues années d'entracte, tout ce qui chantait et dansait à Bône se retrouva au cher Colisée, d'Henri Lagardère... Moments inoubliables, où, à l'étroit, nous vivions les angoisses des soirées de Gala, quand Mme Azzopardi (qui fut et reste mon maître, à jamais) nous parfumait de Shalimar, avant d'entrer en scène pour les Sylphides ou le lac des Cygnes.

Puis se dressa le Nouveau, à la place de l'Ancien. On l'inaugura avec les célèbres Ballets du Marquis de Cuevas. Mais... 0 Scandale... les places louées d'avance, furent refusées aux vrais amateurs, installés sur des pliants devant les guichets de huit heures du matin à huit heures du soir. Journée épique, où les coups de parapluie plurent sur des portes désespérément closes !

Mais heureusement, elles devaient s'ouvrir, beaucoup plus tard, cependant sur nos rêves de Baladins...
Mais ceci est une autre Histoire.


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