(ACEP-ENSEMBLE N° 226, Février 2001, pages 31 à 39)
Page 4

LES CONVOIS DE 1848 POUR LE CONSTANTINOIS

Publié avec l'aimable autorisation
de Emile et Simone Martin-Larras.
Le 10e convoi à destination de Jemmapes

Nous avons la chance de pouvoir nous documenter sur l'histoire du Même convoi et son implantation en Algérie, à Jemmapes, grâce à l'active « Amicale des anciens Jemmapois », fondée dès 1981, par la regrettée Mme Maria Tournier, dont le flambeau a été heureusement recueilli par ses enfants et apparentés et dont le bulletin de liaison « Jemmapes et son canton» , sous la plume du Tchatcharolle de service, M. Jean Benoit, fourmille de renseignements inédits et précieux sur l'ancienne colonie agricole.
Commission des Colonies agricoles de l'Algérie. RÉPUBLIQUE FRANCAISE.

Paris le 31 Octobre 1848

Monsieur le Maire,
Pour faciliter l'embarquement des colons, qui se fait toujours très précipitamment, il est essentiel de leur recommander quelques mesures d'ordre sans les-quelles il est impossible d'éviter une confusion dont ils sont les premières victimes.
Ainsi dès que les colons reçoivent l'avis que la commission leur transmet par votre intermédiaire, ils doivent immédiatement transporter leurs bagages aux bateaux, sans attendre le dernier moment où l'encombrement produit de graves embarras.
Il importe aussi que ceux d'entre eux qui veulent faire leur voyage ensemble s'entendent pour se donner rendez-vous à la même heure au lieu de l'embarque-ment et se présenter en même temps au bureau de M. le Sous-Intendant Lecauchois Fernand chargé des embarquements. Il lui serait ainsi très facile de satisfaire les désirs des colons tandis que cela devient difficile, quelquefois même impossible quand ils manifestent trop tard leur intention de se trouver avec d'autres qui déjà ont été placés dans un bateau où il ne reste plus de places libres. Veuillez bien, Monsieur le Maire, faire des recommandations aux colons lorsque vous leur délivrez leurs cartes d'entrée aux bateaux.
Agréez, Monsieur le Maire, mes salutations fraternelles.
Pour le Président, le Secrétaire de la Commission : A. de CAILLE. Monsieur le Maire du 10éme arrondissement.

Instruction pour les colons du Dixième Convoi.

Le dixième convoi destiné à peupler la colonie agricole qui doit être fondée au lieu dit Jemmapes, province de Constantine, dans le voisinage de la ville de Philippeville, partira dimanche prochain 12 du courant.
Le départ des bateaux aura lieu du quai Saint-Bernard, vis-à-vis de l'île Louviers, à huit heures du matin.

L'embarquement des bagages commencera le vendredi, de midi à huit heures, pour se continuer le samedi, de sept heures du matin à huit heures du soir.

Chaque colon titulaire, chef de famille ou célibataire, recevra à sa mairie une carte blanche sur laquelle figureront son numéro d'admission et le nombre des membres de sa famille.

Il ne sera admis à l'embarquement que sur le vu de cette carte, qu'il échangera contre une carte de couleur indiquant le nombre des places auquel il a droit et le bateau sur lequel il doit être placé. Il devra conserver cette carte pendant tout le voyage.

Le poids du bagage est fixé à 50 kilogrammes par tête ; les enfants au-dessous de 2 ans n'ont pas droit aux bagages.
Ces bagages doivent consister uniquement en effets de lingerie, de literie et d'habillements ; les meubles sont strictement exclus, comme trop encombrants et susceptibles d'avaries.
Indépendamment de ces effets, les colons sont autorisés à emporter des outils, pourvu toutefois qu'ils ne dépassent pas un poids raisonnable et qu'ils soient d'un transport facile.

Pour les commodités de l'arrimage et du voyage, les effets et outils devront être fractionnés en lots d'un placement facile. Il est à désirer que les paquets d'effets ne dépassent guère en hauteur 40 à 45 centimètres et 50 à 55 en longueur. Ils devront être accompagnés de marques qui permettent de les reconnaître.
Les colons ne pourront embarquer avec eux que les objets absolument nécessaires au voyage ; tout le reste sera déposé sur le bateau-fourgon.
Dans l'intérêt de la santé des colons et pour éviter un encombrement fâcheux sur les bateaux, les colons ne pourront avoir avec eux qu'un matelas pour deux personnes. Les autres matelas, soigneusement roulés, seront placés sur le bateau-fourgon ; quant aux objets de literie où entre de la plume, ils ne peuvent être admis, attendu qu'ils sont sans emploi en Algérie.

Il est essentiel que les colons se munissent autant que possible d'une couverture par personne ; ils doivent l'apporter à la main.
Chaque colon devra être pourvu d'un couteau, d'une cuiller et d'une fourchette, d'un vase à boire, s'il ne veut pas se servir du gobelet commun.
Paris, le 8 Novembre 1848.

Commission des Colonies agricoles de l'Algérie.
Place du Carrousel, Galerie neuve des Tuileries, à côté du Guichet de l'Echelle.
REPUBLIQUE FRANCAISE.
EGALITE - LIBERTE - FRATERNITE -Paris, le 10 Novembre 1848,

Monsieur le Maire,
La Commission des Colonies Agricoles ayant appris que des abus se produisaient à l'occasion des échanges de cartes et de numéros d'inscription a décidé dans sa séance du 8 de ce mois
1° Qu'à l'avenir tout échange de Numéros d'inscription serait rigoureusement interdit.
2° Qu'il n'y aurait d'échanges de cartes que dans des cas exceptionnels et lorsque les personnes proposées pour remplacer celles qui se désisteraient auraient été admises pour un départ rapproché.
J'ai l'honneur de vous prier, Monsieur le Maire, de vouloir bien agir à l'avenir. Agréez, Monsieur le Maire, mes salutations empressées et fraternelles.
Le Secrétaire de la Commission: A. de CAILLE.
Monsieur le Maire du l0ème Arrondissement.

Le Moniteur Universel relate le Lundi 13/11 le départ du Même convoi
Le Dimanche 12 Novembre,
Ce départ s'est fait aujourd'hui un peu plus tôt que de coutume pour que les membres de la commission et les maires, que la place de la Concorde réclamait, puissent assister à la fête de la Constitution.
Le drapeau de la commune de Jemmapes s'étant avancé près du bord, M. Trélat s'est exprimé en ces termes

«Citoyens,
Vous n'oublierez jamais cette mémorable date, mémorable par votre départ, mémorable par la promulgation de notre constitution. Pendant que nous vous faisons nos civiques adieux, à l'extrémité opposée de Paris une autre solennité se prépare à laquelle nous assisterons, et où nous vous représenterons tout à l'heure. Avant que nous vous laissions aller, associons-nous d'ici à cette glorieuse sanction des efforts, des sacrifices et des conquêtes de toutes nos révolutions. Cette constitution qui assure nos droits, qui règle nos devoirs, qui garantit notre liberté, qui nous fait tous égaux et ne permet plus d'autre distinction que celle du mérite et de la vertu ; cette constitution qui ne remet la force qu'aux esprits et aux bras véritablement et légitiment forts, pour qu'ils s'emploient littéralement au service de tous ; cette constitution qui fait passer dans la loi la fraternité républicaine dont le principe a si longtemps été retenu au fond des coeurs, va régner enfin et répandre ses bienfaits sur nous. Fille de celle de 89, elle a coûté à l'humanité de longs efforts. Nos pères l'ont préparée, gloire à eux ; et nous avons, mes amis, sanctifié son enfantement par des périls, par des sacrifices et par des regrets ; gloire à tous ceux qui sont morts pour elle et pour annoncer et instituer les bienfaits que Dieu nous réserve ! Amis, cette œuvre est longue et difficile. Le pays souffre en ce moment; sa douleur est vive, parce qu'elle amène à sa suite des changements profonds et que toute maternité est marquée par la souffrance. Marchons vertueusement au but; que notre foi soit toujours vive et nous ne tarderons pas, après les jours amers, à conquérir enfin pour la France la grandeur qui lui appartient et pour chacun de ses enfants le bonheur qui lui est dû.

Quand vous aurez pris possession du sol qui vous appelle, ayez les yeux sur nous, comme nous avons les yeux sur vous. La France n'avait encore rien créé de plus grand, de plus secourable, de plus fécond et de plus glorieux que cette seconde France. Allez-y, pour y porter notre fierté française, mais aussi la bonté, l'indulgence et la fraternité que nous apportons en naissant sur notre chère patrie et que nous nourrissons au fond de nos âmes au service de tous les peuples. L'épée a fait son œuvre ; vous faites le vôtre ; elle a soumis ceux qui s'opposaient à la bienvenue de la civilisation ; vous à votre tour, faites votre devoir appelez à vous ces Arabes dont les yeux et les coeurs ne sont pas encore ouverts et que, sous vos efforts et sous votre influence, ils deviennent aussi nos frères. Ne prenez d'eux que ce qu'exige le climat et donnez leur en échange nos vertus françaises et tout ce qui doit les rendre plus heureux et plus secourables.
Alors, mes chers concitoyens, mes amis, quand vous aurez commencé et poursuivi cette digne mission, quand vous ferez mûrir l'épi sur le sol conquis et assuré par le sang de nos frères et que vous vous reposerez chaque soir autour de ce drapeau, qui sera le clocher de votre village, vous y redirez à vos enfants les chroniques de notre vieille et de notre jeune France, les efforts de nos pères, leurs peines, leurs succès ; vous leurs raconterez aussi les vôtres ; vous échaufferez leurs coeurs du souvenir de nos batailles et de tout ce que nous avons fait pour les autres nations. Chaque soir, après la fatigue du jour, à la vue des trois couleurs, vous sentirez cette fierté française que Dieu, qui protège la France, nous a donnée et vous y trouverez de nouvelles forces. Merci d'avance, amis, de tout ce que vous ferez pour nous ; car tout ce qui sera l'Algérie, sous votre digne et persévérant travail, vous sera dû. C'est là un éclat et une gloire dont vous doterez la patrie.

Citoyens, voilà votre commandant ! Il connaît l'Afrique, il a étudié, préparé le sol sur lequel vous allez installer vos familles. Après avoir été votre initiateur sur le pays conquis, il sera votre père pendant le voyage. Soyez pour lui des enfants dévoués et respectueux. Voilà le médecin qui veillera sur votre santé et qui aura soin de vos femmes et de vos enfants. L'artilleur de la garde nationale de Paris qui reçoit votre drapeau est digne de le porter et le tiendra toujours haut et ferme sur la terre d'Afrique, comme il a déjà su le défendre sur la terre de France contre les attaques qui l'on menacé.
Séparons-nous aujourd'hui, mes amis, aux cris de «Vive la Constitution !».

Ce cri s'est fait alors entendre de toutes parts. L'allocution de M. Trélat avait été fréquemment interrompu par les démonstrations les plus vives et a été suivie des acclamations prolongées de «Vive la République ! Vive la colonie! «•.
Ce convoi est dirigé sur la province de Constantine sous la conduite de M. Pailhé, capitaine adjudant major au 24ème de ligne.

Sa destination est le village de Jemmapes, situé dans la vallée du Fendeck, à 32 kilomètres de Philippeville, à 35 kilomètres d'El-Arouch et au point de jonction des deux routes qui doivent relier à Bône ces deux centres de population.
Les tribus indigènes qui avoisinent Jemmapes sont riches, hospitalières et franchement soumises à l'autorité française. Aujourd'hui, bien qu'aucun établissement européen n'existe encore entre Philippeville et Bône, des voyageurs isolés parcourent sans danger cette distance de 102 kilomètres. La sécurité est donc parfaite. La vallée du Safsaf, distante de quelques kilomètres à peine, est entièrement livrée à la colonisation.
La position du village, sur un monticule aéré, est non moins rassurante sous le rapport de la salubrité. D'ailleurs la vallée est généralement saine; quelques travaux de dessèchement et la culture du sol suffiront pour procurer un assainissement complet.

Le territoire du village comprend 2850 hectares ; il est très fertile et propre à toutes les cultures. Les indigènes qui sont essentiellement agriculteurs sur ce point, en tirent d'excellents produits en blé, orge, maïs, millet, melons, pastèques, etc... Ce territoire est, en outre, assez généralement boisé ; les chênes liège, les chênes verts, les frênes, les ormes, les peupliers, sont les essences les plus nombreuses. Des cours d'eau le sillonnent en tous sens. L'oued Fendeck, le plus important, coule au pied du village et fournit en abondance une eau saine et limpide, même pendant les plus grandes chaleurs. Quelquefois il sort de son lit et inonde une partie de la plaine ; mais cette inondation ne dure jamais plus de quelques heures et l'eau, en se retirant, laisse un limon précieux qui contribue considérablement à la fertilité des terres. Il y a de nombreux affluents, dont les principaux sont l'oued Mezerba et l'oued El Arab. Il serait possible d'établir sur l'oued Fendeck, au nord du village, des moulins et des usines.,

D'un autre côté, ce sol est couvert de ruines romaines qui seront très utilement employées pour les constructions des colons. Ceux-ci trouveront encore en abondance sur les lieux le sable de rivière, la terre à brique, les bois de construction, enfin des carrières de grès et de pierres calcaires, c'est à dire tous les matériaux nécessaires à leur établissement, avec de riches et divers éléments d'in-dustrie.

Indépendamment de ces ressources, le village de Jemmapes est appelé, lorsque la route de Bône sera terminée, à devenir le siège d'un commerce de transit assez important et des relations commerciales ne tarderont pas à se nouer entre ses habitants et les tribus industrieuses des Beni-Mehenna, les Zerderzas et des Badjetas.

Le remorqueur abandonne le convoi comme à l'habitude à Port-à-l'Anglais et le halage des chalands se poursuit d'abord en Haute Seine grâce à un attelage d'une vingtaine de chevaux

Au terme de la navigation en Haute Seine, Saint Mammès atteint, le convoi emprunte alors successivement, à bras d'hommes, les canaux du Loing, de Briare, latéral à la Loire puis enfin du Centre ; un premier transbordement des colons et de leurs bagages sur des paquebots à vapeur les conduit à Lyon par la Saône ; un second transbordement leur fait atteindre Arles par le Rhône et enfin grâce à un dernier trajet en chemin de fer, ils arrivent à Marseille, fourbus mais relativement satisfaits de cette tranquille « traversée - croisière », nonobstant l'accueil très méfiant, aux diverses haltes, de quelques provinciaux peu favorables aux «forcenés de la capitale » !

On lit dans le Courrier de Marseille, du Mercredi 29/11
Le dixième convoi des colons, arrivé ici dimanche dans la matinée, a été immédiatement embarqué ; dans la journée, les effets ont été chargés et dans la nuit le Cacique, frégate à vapeur a levé l'ancre.

Dans le Moniteur Universel du Vendredi 15/12, nous apprenons enfin :
On écrit de Philippeville :
Parti de Marseille le 28 Novembre, à six heures du soir, le dixième convoi des colons de l'Algérie est arrivé devant Philippeville, le 30 à midi. Le débarquement a immédiatement commencé et à trois heures et demie les passagers et les bagages étaient à terre.

L'installation à Jemmapes fut loin d'être une sinécure ; le premier directeur de la colonie fut le capitaine Couston du 8ème de ligne et nous pouvons lire dans le «Saf-Saf» n° 2, de Janvier 49, ce reportage pittoresque sur la colonie:
«Le vapeur «Cacique» nous a amené il y a deux mois de nombreuses et intéressantes familles de colons qui n'ont pas hésité à quitter leur foyer ordinaire pour accourir en Algérie, où ils ont placé leur espoir d'ailleurs et de bonheur, oubliant les fatigues d'un long et pénible voyage et après l'hospitalité de Philippeville, on les dirigea sur les points qui leur étaient assignés : c'est la «colonie de Jemmapes». Nous voici donc au Fendek, plaine superbe ma foi, où l'on sera probablement fort bien ...dans deux ou trois années ; mais dénuée, pour le quart d'heure, de la plupart des conditions qui rendent l'existence sinon heureuse, du moins supportable.

Les commencements sont durs ! m'objectera t-on ! parbleu ! c'est proverbial ; qui ne connaît cela ?
Mais plus on est convaincu de cette triste vérité, plus aussi on doit déployer de talent et de zèle pour améliorer le sort des courageux colons, de leurs femmes et de leurs enfants, en les mettant promptement à l'abri des intempéries.

Depuis le temps que notre colonie est arrivée au Fendek, la moitié des émigrants couchent encore sous des tentes au travers desquelles s'infiltre la pluie, qui va glacer les malheureux colons et qui pourrit matelas, couvertures, etc...
Pourquoi les tentes n'ont-elles pas été soumises à une épreuve préalable ?

Pourquoi surtout ne pas activer l'achèvement des baraquements, plutôt que de sacrifier un temps précieux à faire creuser autour d'une ville en projet, douze cents trous destinés à recevoir autant d'arbres qui formeront dans l'avenir de forts jolis boulevards, mais dont présentement le besoin se fait beaucoup moins sentir que celui de bonnes cabanes où se réfugieraient les colons qui restent à loger

Et pour en finir au sujet des baraques, je ne puis, mon cher Saf-Saf, passer sous silence la manière insolite dont elles sont édifiées et couvertes au Fendek.

Lorsqu'ils sont livrés à ceux que le sort a favorisé, ces logements sont loin d'être habitables : les planches très mal jointes doivent être calfeutrées par les colons eux-mêmes s'ils veulent se préserver du vent et de la pluie...

Les pièces qui composent la toiture devraient semble-t-il être placées horizon-talement et porter légèrement l'une sur l'autre ; alors l'eau s'écoulerait sur le devant des cabanes et ne pourrait jamais pénétrer à l'intérieur.
Pas du tout! par une économie difficile à comprendre, ces pièces de toiture sont en sens perpendiculaire, inclinées et mal jointes.

De sorte que, lorsqu'il pleut (ce qui est fréquent dans cette saison) malheur aux locataires qui n'ont pas hermétiquement bouché tous les interstices et bien goudronné leur toit !
Mieux vaudrait pour eux être restés sous la tente.

Les colons ont, en outre, à enlever les terres qui obstruent le sol à l'intérieur et à le niveler, car, la rareté du bois «ouvré» est si grande que les baraques ne sont pas le moins du monde planchéiées, inconvénient capital pour quiconque ne possède ni bois de lit, ni paillasse ; et il en est beaucoup !
Il faut dans ce cas, joncher le sol de quelques menues broussailles et y étendre son matelas : mode de couchage qui avarie considérablement les objets de literie . ...m'étant glissé dans un groupe de colons, voici la conversation qui s'y tient et je n'en ai pas perdu un mot :
Après que l'on nous eût distribué les jardins, entonna un colon, on nous dit :

-Travaillez si vous voulez qu'on vous donne des semences, travaillez ou vos jardins vous seront retirés.

Nous nous mettons à piocher, c'est notre intérêt, mais ...la pluie arrive, les jardins sont inondés !

- Au fait, c'est vrai ! reprend un autre. Comment n'a-t-on pas songé à établir des rigoles pour les eaux pluviales ? C'eût été plus utile et moins coûteux que d'employer nos bras à confectionner un « parc à bœufs» où les pauvres animaux pataugent dans l'ordure et dans la boue.
- Et ce fameux pont, auquel on a passé temps de temps ! ajoute un troisième. - Un beau jour, on croit pouvoir le terminer enfin. On va poser la première des fortes traverses... Elle se trouve trop courte d'un grandissime pied ! juste la longueur dont s'est accrue le nez de messieurs les chefs chargés de ce travail, qui, cependant avaient été prévenus par les charpentiers, simples ouvriers et n'ont tenu aucun compte de ces sages avertissements...; ce qui prouve que le Génie n'est pas absolument nécessaire pour calculer juste !

Cette saillie fut suivie d'un long éclat de rire approbateur.
- Eh bien! et le bois à brûler donc! on le distribua drôlement, on le pèse, c'est-à-dire on nous le fait peser, on en fait un seul tas, puis on nous dit : voici pour vous ici présents ; arrangez-vous écorchez-vous, tuez-vous ! cela vous regarde ! - Et chacun de se ruer sur le bois, c'est aux plus forts et aux plus adroits, tant pis pour les faibles ou les timides, il faut qu'il s'en passent, ceux-là.

Je m'arrête, mon féal Saf Saf, ce petit dialogue te donnera une idée de notre colonie naissante...
Je ne te parle ni du manque de bestiaux, d'outils et de petites préférences que les chefs accordent à tort et à raison etc...
A plus tard, d'autres détails.
Signé : «Le Lutin du Fendeko... »

Cette première installation de colons à Jemmapes fut malheureusement, comme dans la plupart des autres centres de 48, très compromise pour les raisons déjà invoquées dans un précédent article et où la combinaison catastrophique du paludisme endémique et d'une épidémie de choléra au printemps 49 joua son sinistre et principal rôle.

Néanmoins, un second contingent de colons, arrivé fin 49, résistera relativement mieux à cette hémorragie démographique et Lucien Bouscary dans l'Algérianiste relate, à ce propos, l'implantation algérienne de sa famille et plus particulièrement celle de son arrière-grand-père, né à Béziers en 1816, Esprit-François Monge.

Celui-ci, jeune artisan aux idées ardemment républicaines et donc suspect sous la Restauration, s'exile, d'abord pour plusieurs années, dans le Grand Nord canadien ; de retour en France, il prend part aux journées révolutionnaires de 1848 mais comme beaucoup il en sort révolté et déçu et décide de quitter, à nouveau, la mère-patrie pour l'Afrique ...où on lui promet un avenir meilleur.

Il s'embarque à Sète, sur un petit voilier, pour Philippeville en Algérie, où il arrive en Août 49 : il est accompagné de sa femme et de ses deux filles de 5 et 7 ans. A Jemmapes sévit alors une épidémie de choléra, qui ajoutée aux fièvres, dépeuple le centre agricole : pendant les premiers mois de l'été, la colonie aura à déplorer 152 victimes.
Monge attendra une vingtaine de jours à Philippeville pour rejoindre Jemmapes en Septembre, grâce à un convoi pour Constantine dont il se détache au camp d'El-Diss.

Bien que venu dans un deuxième contingent de colons, en remplacement des décédés, des évincés, ou de candidats désireux de retour en France, en renoncement au décret de Septembre 48, Monge, malgré son courage et un certain «mépris» pour ses prédécesseurs, constate amèrement que la vie coloniale est toujours loin d'être facilitée par toute une administration plus encline au profit, souvent indélicat, qu'à une véritable mise en valeur du territoire algérien.
Mais il survivra !

Parmi les personnages qui s'illustreront dans l'histoire de Jemmapes nous citerons deux édiles inoubliables
Le premier Maire de Jemmapes sera Antoine d'Hesminy d'Auribeau né en 1800 à Digne et décédé en 1875 ; lieutenant-colonel à sa retraite en 1857, il sera maire de Jemmapes et conseiller général de 1867 à 1870 ; d'une intelligence hors ligne, il se distinguera dans les branches les plus diverses, dans l'art de la guerre, en topographie, en linguistique, en numismatique ! Concessionnaire, en 1858, du territoire actuellement occupé par le village qui porte son nom, il se verra retirer cette concession pour y créer un futur centre agricole ...dont il devra finalement défendre avec acharnement la réalisation contre de viles spéculations ; il parviendra même à en agrandir la superficie jusqu'à l'oued Hamimine dont il fera exécuter la canalisation des eaux au grand profit des Jemmapois !

Parmi les « grands hommes » de Jemmapes nous citerons aussi Camille Regnauld de Lannoy de Bissy.
Né en 1809 à Bissy en Savoie, province qui n'est pas encore française, Camille, après avoir été un excellent élève des lycées parisiens, brillera à Polytechnique, où il s'illustrera lors des Trois Glorieuses de 1830, «digne de la grande nation qui l'a reçu dans son sein».
Habile ingénieur des Ponts-et-Chaussées à Guéret puis Grenoble, ingénieur en chef en 1852, il sera alors mis à la disposition du ministère de la Guerre pour servir dans la province de Constantine en Algérie, où il restera 29 ans!
Ses travaux y seront nombreux et grandioses : on lui doit en particulier le nouveau pont d'El Kantara sur le Rhumel à Constantine etc...

En 1865 il sera le maître œuvre d'un obélisque qui devait figurer en bonne place à l'exposition universelle de Paris en 1867, mais l'acheminement du mono-lithe en métropole échouera face au renoncement pour son transport de tous les capitaines de navire à Philippeville et le monument devra revenir, sans gloire, à Jemmapes.

Retiré à Jemmapes dès 1871, Camille en deviendra le Maire succédant à M. Kayser. Il y décédera en 1881 et la population décidera alors d'honorer sa mémoire en érigeant le monument ...oublié, sur la place de la commune avec cette plaque « A la mémoire de M. Regnauld de Lannoy de Bissy - Ingénieur en chef des Ponts et Chaussées - Officier de la Légion d'Honneur - Bienfaiteur de Jemmapes ».
«Homme d'honneur, franc et droit, il a mis son génie et sa puissance de travail au service de son pays ... »

En conclusion, nous présenterons la situation du canton de Jemmapes en 1935

Nous avons 2 communes : l'une de plein exercice, Jemmapes - ville d'une superficie de 7300 ha, l'autre Jemmapes - mixte s'étendant sur 9890 ha.
Le centre se trouve à 32 km de Philippeville, 69,5 de Bône, 59 de Guelma.
La commune mixte de Jemmapes, créée en 1874 comprend les 4 villages d'Auribeau (3030 ha), Lannoy (2968 ha), La Robertsau et Roknia, le, petit centre de Bissy et 21 douars, les premiers étant administrés par des adjoints spé-ciaux, les seconds par les caïds.
Dans le canton de Jemmapes nous avons encore Bayard (2273 ha à 4 kms), Ras-el-Ma (1203 ha à 12 kms), Foy (2582 ha à 5 kms) et Gastu (10739 ha à 22 kms).
A proximité d'Auribeau, les établissements de bains d'Oued Hamimine sont réputés depuis la plus haute antiquité.

CONVOIS --- PAGE 3 --- PAGE 5

Page Précédente RETOUR Page Suivante