« Les Plats de saison »
Extrait du livre de J.F.Revel : page 137/138
Envoyé par Georges Viala
8 avril 2001

Mercredi 3 mai (2000). Deux sons de cloche m'ont rappelé, ces derniers jours, combien la réalité est complexe et les idées toutes faites difficiles à défaire.
Le premier est un livre, Le Onzième Commandement, mémoires d'un Français anciennement d'Algérie; André Rossfelder. Il vit actuellement aux États-Unis.
Descendant d'une famille alsacienne qui s'installe en Algérie après la défaite de 1870-1871, il est élevé dans une tradition plutôt de gauche (son père était radical socialiste).
Il s'engage, à 17 ans, dans la Résistance, en 1942, peu avant le débarquement allié en Afrique du Nord, puis dans l'armée Delattre qui débarqua en 1944 à Saint-Raphaël. Elle alla ensuite - au prix de quelles pertes! - repousser les Allemands jusqu'en Alsace et au-delà de la frontière.

Ami d'Albert Camus, lié à Jean Daniel, Rossfelder fait partie de ces colons éclairés qui, après la guerre, comprennent que le vieux statut colonial ne peut plus durer en Algérie, qu'il faut donner des droits politiques aux Arabes et procéder à des réformes libérales.
Par ailleurs, il s'agit d'un homme d'une grande intelligence, un scientifique, géologue qui, avec quelques pionniers, pressent et affirme que l'Algérie saharienne recèle de très importants gisements de pétrole. Il pousse ainsi aux premiers forages, couronnés de succès.

Eh bien, ce même homme finira dans les rangs de l'OAS et participera à au moins deux des attentats manqués contre le général de Gaulle, celui de Mondragon et celui de Vendée.
Pourquoi? C'est là qu'il faut lire la version « Français d'Algérie > de la guerre d'Algérie.
Moi-même, persuadé depuis le début de l'insurrection que l’indépendance était inévitable, très attentif aux « événements »durant tout leur déroulement, j'ignorais à quel point de Gaulle avait, dès 1960, choisi le FLN contre les pieds-noirs.

La police française allait jusqu'à désigner certains Français aux coups assassins des fellaghas. Et, en 1962, les pseudo-accords d'Évian ont livré les Français à la vindicte du FLN, sans poser la moindre condition quant à leur sécurité et à la sauvegarde de leurs biens.

On le savait déjà un peu, mais le récit de Rossfelder rend cet abandon encore plus accablant que ce qu'on en savait. On peut à juste titre reprocher, comme je l'avais fait souvent depuis mon séjour à Tlemcen en 1947-1948, aux Français d'Algérie leur manque de clairvoyance, leur refus d'admettre que le changement était inéluctable. Reste qu'ils étaient nos concitoyens et que de Gaulle, malgré sa réputation injustifiée d'habileté, n'a finalement réglé leur problème que de la façon la plus désastreuse, la plus haineuse et la plus odieuse.

Philippe Meyer (Le Point, 28 avril) fait observer que Rossfelder est venu le mois dernier à Paris, où il est resté deux semaines. Mais aucune radio, aucune télévision ne l'a invité. Inviter un auteur ne signifie pourtant pas lui donner raison. C'est simplement lui donner la parole. Ce que notre civilisation baignée de poncifs rassurants prétend faire, dans le culte pharisien de la tolérance, elle ne le fait nullement.
Le « devoir de mémoire » ne tient jamais la balance égale entre les divers souvenirs historiques.


« Le onzième commandement »
André Rossfelder

Voici une vie peu commune.

En novembre 1942, André Rossfelder, Français d'Algérie de la quatrième génération, engagé dans la Résistance, manque de peu d'être fusillé par des soldats aux ordres de Vichy ; puis, aspirant dans le ter régiment de chasseurs parachutistes, un corps d'élite, il participe, avec ses compatriotes d'Afrique du Nord, aux durs combats pour la libération de la France, dans les Vosges et en Alsace.

Vingt ans plus tard, ayant quitté clandestinement l'Algérie après l'échec du « putsch »des généraux, il est condamné à mort par contumace pour son rôle dans l'attentat, manqué, du mont Faron contre le général de Gaulle.

Entre-temps, géologue et docteur ès sciences, convaincu que le sous-sol algérien recèle de vastes réserves d'hydrocarbures, il s'est lancé dans la prospection pétrolière et le pétrole a jailli, au sud de l'Atlas, en abondance.

Les premiers troubles l'ont vu militer, aux côtés de Camus, pour une « trêve civile » . II a vécu la bataille d'Alger, les succès de la pacification, le 13 mai 1958 et l'espérance d'un nouveau départ, qu'ont suivis les revirements de la politique gaulliste et l'indépendance :
l'Algérie livrée au FLN, des dizaines de milliers de pieds-noirs et de musulmans fidèles à la France chassés, torturés, massacrés.

Les années ont passé. Résidant à l'étranger, spécialiste de la géologie sous-marine, André Rossfelder n'a pas oublié, et d'autant moins qu'il a découvert une histoire réécrite dans laquelle il ne se reconnaît pas, tandis que l'Algérie, appauvrie, s'enfonçait dans une nouvelle guerre civile.

II raconte et il témoigne, contre ce qu'il tient pour un déni de vérité et de justice, par solidarité à l'égard des victimes, pieds-noirs et musulmans, doublement assassinés, dans la réalité et dans l'histoire. Tel est le onzième commandement: tu seras fidèle aux tiens, surtout quand la nation les oublie ou les diffame.