N° 7




Mars 1963. M. Danjou, le gérant, sonne très tôt à la porte de ses patrons.
Henri se précipite hors de son lit. Des automitrailleuses encerclent le domaine, canons pointés sur la VILLA.


A la grille, un préfet et des officiers l’attendent.

On laisse aux époux Borgeaud deux heures et la possibilité d’emporter une valise. Ce temps écoulé, le préfet rentre dans la chambre, sans même avoir frappé, et les presse.

- Qu’avons-nous fait pour mériter un traitement pareil demande Denise.

-Rien. Mais nous ne voulons plus de roi chez nous répond le préfet.

Un  officier intime l’ordre à Henri de prendre la voiture.

“Non, répond celui-ci, je dois payer mes ouvriers d’abord “

Sa besogne terminée, il revient voir sa femme et lui recommande de ne pas tarder. Puis dignement, il part abandonnant son univers, oubliant sa valise, les mains vides sans un regard en arrière, ni vers les statues des saints ni vers les vignes.

Le Règne prenait fin, après 60 ans de travail, de liens avec cette terre qu’il aimait tant

Une vingtaine d’ouvriers de la Trappe assistaient à son départ.

Un jeune homme de 25 ans s’est avancé pour assister lui aussi au départ du patron.
Henri Borgeaud s’engouffra dans la voiture, et c’est alors que le jeune homme a interpellé le petit groupe en leur donnant des noms d’oiseaux et ajoutant en français

« vous ne saluez pas votre patron quand il part ! “. Alors tous se sont découverts.

Un témoin oculaire m’a affirmé que lors du départ d’Henri Borgeaud des ouvriers s’amassèrent pour retenir le patron sur ses terres car la nationalisation  n’évoquait rien de bon pour eux… Alors les tourelles des automitrailleuses se tournèrent vers la foule. Dès que le patron fut parti le domaine de la Trappe a été placé sous l’autorité d’un Comité Gestion..


Dans la maison, , m’a dit « oyez, on ne touche à rien ». 


On se croirait dans un musée. Beaucoup de tableaux aux murs. Le courrier de M. Borgeaud est encore sur la table. Sur un guéridon le buste du Sénateur.


Le gérant me dit « Tout restera ainsi. S’il y avait le plus gros diamant du monde personne n’y touchait. En partant je demande  à un employé européen : Continuerez vous à travailler ici ?  »  Il a haussé les épaules. 

Henri Borgeaud est mort, rongé par un cancer et par l’inquiétude de savoir que ses orangers étaient délaissés. “ Si on ne les arrose pas régulièrement, ils mourront dans deux ans“ prédisait-il.
C’est ce qu’ils firent.

En guise de conclusion, je donne la plume à l’un de ces enfants de la Trappe, fils d’ouvrier, qui réagissant à l’article paru dans un grand magazine sur la nationalisation du domaine écrivait, en épilogue, dans son mémoire, en juin 1963, à  L’EN de Toulouse :

28 mars 1963, vers 10 heures du soir, A.N.P. et policiers avec deux automitrailleuses tchécoslovaques (don gracieux du gouvernement communiste dans le cadre, sans doute, de la coexistence pacifique ) encerclent le domaine. But de cet encerclement : on craint qu’une émeute ne se produise, émeute dont Monsieur BORGEAUD serait la victime  ( c’est ce que l’on apprendra, en tout cas, le lendemain en France). Le lendemain, à 8 heures du matin, Monsieur BORGEAUD est cordialement invité à quitter le domaine ; on lui donne un quart d’heure. Seule, Madame BORGEAUD restera pour établir l’inventaire. Et voilà… Fin d’une période…


Par la suite, on se hâta d’enlever les statues de saints qui dominaient le porche d’entrée ainsi que la croix que François-Régis avait plantée sous les palmiers. Les quelques Européens qui  restaient alors – il n’y en a plus maintenant- ne pouvaient sortir du domaine qu’après s’être munis d’un laissez-passer …


La presse, aux aguets, s’empare de l’affaire et je voudrais à ce sujet commenter deux ou trois photos d’un de ces journaux concernant le salaire des ouvriers et le “palais “ de monsieur BORGEAUD.

Sur le premier point, il est vraiment dommage que je ne puisse avoir la fiche de paie mensuelle d’un ouvrier : disons que le salaire, pour une journée de huit heures, était de 752 Francs (anciens) ( salaire minimum fixé par le gouvernement ) pour un ouvrier non spécialisé et de 1800 Francs pour certains ouvriers spécialisés. Quant aux cadres, gérants et autres directeurs, ils pouvaient gagner jusqu’à 40 000 Francs.

Mais les employés qui vivaient au  domaine étaient mensualisés et bénéficiaient de nombreux avantages : pas de loyer à payer, électricité, eau et 45 litres de vin par mois gratuits  (le vin est compensé, à raison de 65 Francs le litre pour les musulmans qui n’en boivent pas ), lait, légumes, agrumes, tous les produits du domaine à des prix symboliques (20  Francs le kilo d’oranges ) …, octroi de terrains pour jardins, poulaillers et cabanons  ( pratiquement tous les ouvriers avaient leur cabanon au bord de la mer, près du fameux “ Club des Pins “ ), mois double à la fin de l’année avec bouteilles de vins fins gratuites  ( trois bouteilles, je crois, pour chaque variété :

muscat, grenache et El borjo ), retraite assurée (M. Borgeaud versait les deux tiers de la cotisation à la caisse des retraites créée par lui-même) visites médicales gratuites tous les vendredis …

Peut-être que ce journaliste ne faisait que prophétiser en disant que l’ouvrier gagnait 4 francs (nouveaux) par jour puisque maintenant il en gagnerait 6 , pour une durée de travail allant du lever au coucher du soleil.

Quant à ce château de 150 pièces, l’inventaire aurait prouvé qu’il se compose en réalité de 23 pièces ( en comptant les moindres recoins). Oh, bien sûr, ce n’est pas un taudis ! Mais combien y a-t-il  de gens qui possèdent ce genre de villa ? Mais voilà, les propriétaires ne s’appellent pas BORGEAUD. Et  ce ne sont pas des colonialistes, eux.

Je reconnais que la fortune de M. Borgeaud contraste beaucoup trop avec la pauvreté, très relative d’ailleurs, de ses ouvriers. Pourtant presque tous les habitants du domaine, qu’ils soient européens ou musulmans, avaient leur petite voiture… Et je pense ( j’ai pu le constater personnellement ) que “ le patron “ faisait tout pour que ses ouvriers vivent confortablement. Je voudrais encore signaler un détail qui me revient maintenant à l’esprit : tous les ans, juste avant les vacances de Noël , tous les enfants du domaine ( de  5 à 12 ans) qui fréquentaient l’école primaire recevaient de Madame Borgeaud une paire de souliers, un pantalon, plusieurs pelotes de laine pour faire un pull-over et des friandises… Mais on n’écrira sans doute jamais cela dans un journal. On se bornera, comme toujours, à caricaturer les choses de manière à donner plus de  “ poids aux mots “.

N’avait-on pas dit déjà, il y a de cela un an, que la propriété de Monsieur Borgeaud était une véritable forteresse, entourée de murs infranchissables de 4 mètres de haut, abritant un tribunal disons de nationalistes (les colonialistes, les assassins, etc.… à ne pas confondre surtout avec les héros de la révolution algérienne).

Des détails comme ceux-là et l’on imagine ce que cela peut donner à l’échelle de l’Algérie tout entière dont l’histoire (française) s’achève comme elle avait commencé : par un coup d’éventail. Malheureusement, il y aurait un épilogue à ajouter à son Histoire, épilogue qui n’aurait rien à envier à la Préface où s’illustra tristement le Père Levacher. (1)

Quant au domaine, on pourra toujours changer son nom et remplacer peut-être encore : “ par l’épée, la croix et la charrue  “ par “  la faucille et le marteau “. Pour ma part, j’espère et je souhaite que le domaine de la TRAPPE soit aussi prospère qu’au temps des BORGEAUD ou des TRAPPISTES. Seul l’avenir pourra me l’apprendre. 

                                                      Fait en juin 1963 par : Un de la Trappe

.  (1) -La " Consulaire " a été ainsi dénommée à la suite du supplice inspiré au père Levacher, consul de France en 1683. Ce religieux fut attaché à la bouche du canon et ses membres, mutilés par la décharge de la pièce, vinrent tomber près des vaisseaux français qui bombardaient la ville. Cette grosse pièce, après la prise d'Alger, a été transportée à Brest et élevée sur un socle. Elle mesurait 6,25 m et sa portée était de 4800 m. Pièce formidable pour l'époque.



Celui qui fut un des seigneurs –dans le plus beau sens du terme – de l’Algérie Française était atteint du cancer. C’est samedi dernier qu’il a succombé à la suite d’une opération. Il eut d’humbles obsèques dans un village près de Cocherelle, dans l’Eure.


Le domaine de bois d’Houlbec, enfoncé sous la futaie du plateau de Cocherelle, dernier refuge du seigneur de la Trappe



Jean- Michel, Jean-Pierre, Henri Borgeaud trois générations

Un musulman à la djellaba blanche, ancien député de Kabylie, Ait Ali, était demeuré sous le porche de l’église en proie à la douleur et à l’émotion. Lorsque le cercueil d’Henri Borgeaud fut descendu dans le caveau, on vit tomber un rameau de bougainvilliers aux fleurs rouges. Il avait été cueilli le matin même à la Trappe, l’ancien domaine du défunt.

                                                                                                                     R.A.

BIBLIOGRAPHIE :


Le mythe Borgeaud par Michèle BARBIER

Mémoires Ultramarines par Georges BARDELLI

Souvenirs de Mlle MISMERT épouse de M. MOUROT

Souvenirs de M. René FERRER et de Jean IVORRA

Texte et Dessins de Norbert GARCIA

Presse de l’époque

Diverses sources orales


Suite et fin en septembre 2008 sous le titre de BOUCHAOUI


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