Du domaine de La Trappe de Staouéli en 1954. Rapport de M. BARBUT

       Le domaine de La Trappe s'étend aujourd'hui sur 1.290 hectares dont 1.224 constituent l'exploitation agricole et 66 sont occupés par les bâtiments, les parcs et jardins, et le lotissement des Pins où, au bord de la mer, dans un décor de dunes, se dressent, dans une pinède, les coquettes villas de la " gentry " algéroise.
       Comme au temps des trappistes qui l'y avaient pratiquement introduit vers 1860, en substitution aux céréales jusque-là dominantes, la vigne est reine.


       Elle y occupe 725 ha dont plus de 500 hectares de vigne à vin qui produit, bon an, mal an, de 25 à 30.000 hectolitres de vins rouges et blancs et de vins de liqueur dont la réputation a largement franchi les frontières, non seulement de l'Algérie, mais aussi de la Métropole. Grâce à un encépagement bien compris, qui associe aux cépages traditionnels du Sahel : Carignan, Cinsault, Grenache, Clairette, Merséguéra, etc., une certaine proportion de plants fins des grands crus de France : Petite Syrah, Cabernet, Sauvignon, Sémillon et jusqu'au Tokay hongrois, grâce aussi à une vinification qui met en oeuvre les techniques les plus modernes et fait une large place à l'emploi du froid, régulateur des fermentations, la qualité des vins de La Trappe s'est affirmée partout.
       Il en est ainsi tout particulièrement des vins de liqueur : Grenache, Muscat, chez lesquels un vieillissement méthodique et savant développe les bouquets les plus capiteux.

       Les caves de La Trappe sont de véritables monuments où voisinent les foudres en bois de chêne impressionnants des moines, et les cuves en ciment les plus modernes.
       Le vignoble de chasselas produit chaque année 7 à 8.000 quintaux de raisin de table, destiné en majeure partie à être exporté après un conditionnement soigné, effectué sur place.
       Malgré les soins dont elle est entourée, pas plus à Staouéli qu'ailleurs, la vigne n'est éternelle. Sur le plateau, les ceps de tous âges offrent aux regards leur alignement sans défaut, mais sur les pentes, dans ces terres à dominante sableuse, les plantations nouvelles se font suivant les courbes de niveau, afin de les soustraire à une érosion qui ruinerait peu à peu le sol et le conduirait à la stérilité. Des pluies torrentielles - plus de 100 millimètres en 24 heures - tombées peu avant notre passage ont mis à l'épreuve ce dispositif et prouvé son efficacité.
       Après le vignoble, ce sont les cultures maraîchères qui occupent la seconde place. 11.000 quintaux de pommes de terre, 2.400 quintaux de tomates, 1.000 quintaux de carottes, muscades, quelques centaines de quintaux de haricots verts, de melons, etc... attestent l'importance de ces productions primeurs destinées, essentiellement, comme le chasselas, à l'exportation.

Lavage des pommes de terre

       Grandes utilisatrices de main-d'oeuvre, elles ont permis d'assurer un revenu enviable à une vingtaine de familles ouvrières, grâce à un ingénieux système de rémunération comportant un salaire fixe qui fournit la sécurité, et une substantielle participation aux bénéfices qui crée l'émulation et associe le travailleur aux résultats de son effort.
       Les Trappistes avaient créé une orangerie. Celle-ci s'étend maintenant sur 50 hectares avec une proportion élevée de jeunes plantations, encore peu productives. La récolte dépasse cependant déjà 4.000 quintaux et, comme pour les primeurs et les chasselas, elle est traitée, triée, calibrée et emballée au domaine même.

Emballage du Chasselas

       Les agrumes ont été peu à peu substitués aux autres espèces fruitières : pêchers, abricotiers, cerisiers, néfliers, etc... qui occupaient encore il y a une vingtaine d'années des surfaces appréciables, mais qui n'ont plus qu'une importance secondaire.
       Près de 300 hectares de terres de médiocre qualité servent de support à une forêt où dominent les pins et les eucalyptus dont les premiers furent plantés par les Trappistes vers 1875-1880. On y rencontre aussi quelques essences de plus grande valeur, comme le frêne et l'orme. Les chemins qui parcourent en tous sens la propriété et en facilitent l'exploitation, sont, pour la plupart, bordés de mûriers, de platanes, de sapindus, de caroubiers, qui, alliant l'utile à l'agréable, ne sont pas les moindres de ses charmes.
       À l'origine, les travaux des vignes et des champs étaient entièrement exécutés à l'aide d'attelages de chevaux et surtout de boeufs. Un rapport officiel de 1846 mentionne l'existence de 24 boeufs et 36 vaches d'Afrique et d'Europe, 800 brebis, 9 chevaux ou juments, 78 porcs, et plus de 150 volailles diverses.

       Aujourd'hui, malgré la présence de 14 tracteurs dont la puissance varie de 15 à 20 CV. pour les appareils à roues qui servent à l'entretien des vignes, jusqu'à un chenillard de 175 CV., utilisé pour les défoncements, les écuries abritent encore 83 bêtes de trait : mulets ou chevaux croisés
       Bretons barbes, qui fournissent l'énergie d'appoint.
       Ce sérieux accroissement de la puissance de traction mécanique ou animale traduit le caractère nettement plus intensif du système de culture appliqué à La Trappe, où l'on peut dire que chaque pouce de terre produit au maximum ce pour quoi il a la vocation la mieux affirmée.
       C'est grâce à cette heureuse évolution, qui répond si bien aux besoins impérieux de la démographie algérienne, que le domaine de La Trappe offre aujourd'hui des moyens d'existence très honorables à 89 familles européennes et 163 familles musulmanes qui y sont employées en permanence, et qu'il occupe, en outre, pendant une grande partie de l'année, 4 à 500 ouvriers pour les divers travaux saisonniers.
       Plus de 100 millions de salaires ont été distribués en 1953, dont 9 millions aux cadres, à titre de participation aux bénéfices. Outre divers avantages en nature : logement, fourniture des produits agricoles aux familles, le personnel bénéficie d'oeuvres sociales très complètes comprenant soins médicaux, bains douches, prestations d'assurances sociales, etc.
       Un restaurant pour les célibataires, un magasin d'alimentation générale, une boulangerie, un bureau de poste, un bureau d'état civil, une salle des fêtes et une école à 3 classes, fréquentée par 116 enfants, garçons et filles, européens et musulmans, sont installés sur le domaine, gérés suivant leur nature particulière et contribuent à faire de cette propriété de La Trappe quelque chose d'assez semblable à la " Villa Rustica " des Romains, à cette différence près cependant qu'elle n'abrite aucun esclave, mais seulement des hommes libres, associés, chacun à sa place, à une tâche qui leur assure une vie matérielle et morale saine et digne, et cela non seulement pendant la période active de leur vie, mais encore, grâce à un régime de retraite avantageux, lorsque l'heure du repos est venue pour eux.
       Enfin, c'est par le centre de préparation de plasma sanguin séché que se termina notre dernière visite à La Trappe. Conçu par M. le Professeur Benhamou, de la Faculté de médecine d'Alger, généreusement financé par M. Henri Borgeaud, il a déjà rendu d'énormes services, notamment à nos combattants d'Indochine, et fait le plus grand honneur à ses fondateurs.

       Les mânes de François-Régis peuvent certes regretter que l'oeuvre à laquelle il avait consacré sa vie n'ait pas été continuée par ses frères en religion, mais elles peuvent se consoler au spectacle de la magnifique réussite technique, et du bel ensemble de réalisations sociales de ses successeurs laïques.

Marcel BARBUT.(Inspecteur Général de l’agriculture
En Algérie. 1954)

Si on donne quelques crédits à ce haut fonctionnaire, nous sommes obligés d’admettre une réussite économique, un embryon de participation aux bénéfices, teinté quelque peu d’un paternalisme bon enfant.

Janvier 2008, suite en mars 2008


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