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        Les officiers chamarrés de la suite de Napoléon III, en visite à la Trappe en 1860, furent étonnés de trouver, parmi les moines, un certain nombre de leurs anciens camarades de combat. Parmi les frères trappistes, ils reconnurent un ancien soldat du 26ème de ligne qui avait participé à la bataille de Staouéli, là, où aujourd'hui s'élevait le couvent.

        Quand le RP Fancois-Régis disparut, le 13 mai 1880, ses successeurs n'eurent ni le goût aussi vif, ni l'application aussi entière que le fondateur de la Trappe. Le succès économique, un peu trop voyant, attisait des jalousies certaines, tant civiles que religieuses.

        D'années en années, le domaine donnait des signes de faiblesse, le matériel vieillissant n'était pas remplacé, les caves et la distillerie étaient négligées. Néanmoins, le domaine ne s'en allait pas à la dérive, il était trop solidement construit...

        Dom Louis de Gonzague André, le dernier abbé de la Trappe de Staouéli, élu en 1900, juge que le manque de recrutement local compromet l'avenir. Il craint également que son monastère ne soit menacé par les lois antireligieuses de 1901, alors que Mgr Oury obtenait du président du conseil que cette communauté religieuse fut promue au rang de "ferme modèle " qui échapperait aux menaces gouvernementales.

        En outre, le domaine couvrait mal ses frais et les réserves étaient entamées. Un emprunt hypothécaire s'imposait.

        C'est donc en 1904 que les trappistes vendent la propriété aux frères Borgeaud.

        Le domaine comporte le jour de la vente : - 30 hectares de géraniums Rosat dont on tire 600 kg d'essence, distillée par 12 alambics. - 348 hectares de vignes complantés de Mourvedre, de Morastel, de Carignan, d'Aramon. - Les caves, construites en 1863, ont 130 mètres de long sur 18 de large. Elles ont des murs très épais et sont peu soumises à la variation de températures. - Les cultures maraîchères pourvoyaient l'abbaye et les marchés locaux. - 120 hectares de blé, - Une centaine de ruches, - 1800 arbres fruitiers, - Prairies et forêts plantées. Le cheptel bovin, ovin et équin avec les bâtiments y afférents.


        Les trois frères Jules, Charles, et Lucien Borgeaud acquirent le domaine. La vente fut réalisée pour une somme de 15 000 francs, ce qui est un prix convenable, compte tenu de l'état des lieux du moment.

        En réalité, seul Lucien Borgeaud s'intéresse à la terre. Depuis longtemps il rêve de posséder un domaine.

        Au bout de quatre ans à peine, ayant remboursé ses frères de leurs apports, Lucien Borgeaud reste seul propriétaire de la Trappe.


Monsieur Lucien Borgeaud d'après Norbert Garcia

        Avant de partir, le père supérieur de la Trappe exposa au nouveau propriétaire les dernières volontés du Père fondateur.

        " Non loin de là, les combats meurtriers de 1830 entre le corps expéditionnaire français et les troupes du Dey Ibrahim avaient fait rage. Pour observer les combats, les guetteurs du Dey grimpaient au sommet des magnifiques palmiers qui se dressaient à l'entrée du couvent. Ces palmiers devaient être entretenus par respect envers l'Histoire.

        Par ailleurs, un peu plus loin dans la forêt, des centaines de combattants des deux camps avaient trouvé la mort. Deux croix y avaient été érigées, croix blanche, pour l'œuvre des trappistes défricheurs et croix noire en souvenir des hommes tombés les uns comme les autres, au champ d'Honneur.

        Enfin, dans le petit cimetière du couvent, il ne fallait pas entretenir les tombes afin de permettre aux défunts de disparaître dans la poussière selon la volonté de Dieu… "

        Les nouveaux propriétaires s'engagèrent à respecter cette tradition qui a toujours été suivie jusqu'en 1962…

        Et le 1er novembre 1904, Lucien Borgeaud amena son fils Henri, âgé de 9 ans découvrir le monastère et les fermes attenants. -Il y a beaucoup à faire pour moderniser ce domaine avait remarqué Lucien Borgeaud. " Regarde, mon fils, ces grands foudres fabriqués par les moines ; des chefs-d'œuvre ! Nous, nous bâtirons des cuves à fermentation, nous agrandirons et moderniserons … "

        Des ouvriers rentraient des champs et saluaient au passage leurs nouveaux patrons. L'enfant osait de timides sourires, Lucien Borgeaud, très à l'aise, prononçait des paroles simples et chaleureuses, remerciant chacun de leur accueil. Haut de taille, la moustache bienveillante, le rire large et facile, il gagnait la sympathie de ceux qu'il rencontrait.



Lucien Borgeaud

        Le jeune Henri fit ses études à Alger, puis à l'institut Agronomique de Paris.


Henri Borgeaud

        Il avait en lui le goût de la rigueur, de l'honnêteté, et de la parole donnée.

        Lorsque la première guerre mondiale éclata en 1914, il demanda sa naturalisation et de Suisse devint Français en 1915.

        Après quelques mois d'instruction à Saumur, il se retrouva dans les tranchées où il gagna sa légion d'Honneur, en récompense de sa conduite au front.

        La guerre finie, il épousa Denise OUTIN de Tipasa, rencontrée lors d'un concert chez sa tante Hélène épouse de Jules Borgeaud, Consul de Suisse.

        Dès le début de ses activités au domaine, Henri fit preuve de telles capacités, à la fois agricoles et financières, que son père se déchargea peu à peu sur lui. Henri Borgeaud se consacra à son domaine et lui donna une impulsion qui déborda largement les limites de l'Algérie.

        Il n'eut qu'un seul vice, celui de la politique, avec son cortège de gloires éphémères et ses bassesses outrageantes. Il eut même quelques possibilités d'être pressenti pour la présidence de la République et c'est sur forte insistance de sa femme qu'il refusa.

        Nous ne parlerons que du domaine de la Trappe et de son vin qui fit la renommée du domaine.



        Le domaine possédait plusieurs cordes à son arc. Les agrumes et le maraîchage se développèrent.
        Clémentines et oranges devinrent des apports intéressants.


        La place des primeurs telles que pommes de terre et autres raisins de table fut prépondérante. La réussite d'Henri Borgeaud est aussi celle de son personnel. Les anciens de la Trappe se rappellent MM. les Directeurs Alexandre Bardelli, Nicolas Gely ainsi que les chefs de culture, MM. Danjou et Gasc.

        Véritable entreprise, gérée par une main de maître, le domaine Borgeaud devient un étendard dont les couleurs dépassent les frontières de l'Algérie, de la France. Emblème d'une réussite commerciale incontestée, il attisa les jalousies et les bassesses. L'homme qui représentait le domaine de la Trappe avait son talon d'Achille : La politique.

        Henri Borgeaud avait su, certes d'une façon paternaliste, donner à son personnel le goût de la réussite et concéder des avantages sociaux alors inconnus en terre Algérienne. Qu'on en juge :

        Le logement pour tous est gratuit ainsi que l'électricité et le bois de chauffage. Chaque ouvrier peut jardiner un bout de terre et y construire un abri, distribution gratuite de lait et des produits de la ferme dont 45 litres de vin par mois pour les Européens (l'équivalent en argent pour les musulmans) entretien de l'école primaire située sur le domaine, dispensaire avec une infirmière et visite médical une fois par semaine par le docteur Veille. Pharmacie et soins gratuits.

        Ajoutons à cela, qu'à chaque rentrée scolaire, Mme Borgeaud habillait de pied en cape chaque écolier, qu'il soit chrétien ou musulman.

        Le domaine fournissait livres, cahiers, etc. …

        On a pu comparer ces divers avantages à ceux de grands groupes industriels tels que Michelin ou les Houillères du bassin de Lorraine mais les exemples sont plus rares dans de secteur de l'Agriculture.

        Je retranscris ici un rapport d'un Inspecteur Général de l'Agriculture qui donne l'avis d'un tiers sur cette exploitation.

Parution de Novembre 2007
Suite en janvier 2008                                      


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