Staouéli, ce fut l'Ecole .

Au terme d’infructueuses entreprises de navigation sur le fleuve de l’oubli, n’ayant trouvé le Léthé pour m’abreuver d’amnésie, j’acceptais de vivre avec mes souvenirs. Il me fut longtemps difficile de songer au passé sans que ma gorge se nouât. Mes réminiscences, devenues obsessions, ont souvent menacé mes nécessités vitales du quotidien. Le philosophe a écrit que la soif de vivre est également la soif de l’oubli. J’ai pu conserver la première, je n’ai su étancher la seconde. Aujourd’hui, capable de nostalgie sans de trop mornes émotions, je clopine toujours sur la corde du chagrin. Mais, maintenant convaincu que je ne trébucherai pas sur l’obstacle de la tristesse, j’essaie de rédiger quelques lignes d’une évocation qui demeurera pour moi éternellement émouvante.

         Pour les recenseurs, je suis Staouélien depuis ma naissance. En vérité, je le suis devenu en allant à l’école. Les années précédant le cours préparatoire, je vécus choyé par mes parents dans une demeure humble mais confortable de la ferme nommée « Sainte Anne du Sahel ».

Il s’agissait d’un modeste domaine, propriété de monsieur Edgar Borgeaud, apparenté au «  grand » Borgeaud de la Trappe. Mon père fut recruté, très jeune, comme métayer d’une propriété dont les hôtes portaient le patronyme d’une famille plus tard caricaturée en allégorie des colons richissimes.

De fait, nos patrons possédaient un nom mais pas une fortune.  

         J’ai toujours aimé la solitude. La ferme, située sur les hauteurs de Staoueli, fut pour moi un Eden. Enfant unique, je vécus mes premières années dans un isolat à la nature authentique, diverse, luxuriante. La villa mauresque des propriétaires, avec ses dépendances, surplombait des bosquets, une source, des taillis de roseaux, une allée de sapins, un araucaria centenaire, une étable, un poulailler, des ruches, quelques ares de vignes et de maquis, une route bordée d’amandiers, une autre longeant des caroubiers. L’essentiel du domaine était, cela va de soi, une terre que mon père cultivait et où, suivant le cycle des saisons, les tomates succédaient aux pommes de terre. La «  ferme », comme nous avions coutume de la nommer, descendait en pente douce d’une colline proche de la Trappe jusqu’au ravin où coulait un filet d’eau. Sur l’autre rive de cet oued dérisoire débutait une vaste forêt. L’étendue de sapins abritait des chacals arrogants qui, non contents de japper toutes les nuits, avaient l’audace de croquer nos poules et parfois d’attaquer notre chien. La faune sauvage ne m’empêcha pas de couler des jours heureux, entouré par des parents dont l’envie de réussite ne trouva qu’une seule parade : travailler, travailler et travailler encore.

         Les fêtes familiales furent les occasions de nos rares sorties. Nous partions en char à banc, tiré par une jument vénérable, pour rendre visite à mes grands-parents. Mes aïeux paternels arrivèrent dans les années mille neuf cent vingt afin d’échapper à la déréliction espagnole. Illettrés, incultes, ils s’établirent à Dély-Ibrahim et ne cessèrent de travailler pour la famille Ricome, celle là même qui employa le père d’Albert Camus. Barthélémy et Antonia formèrent un attelage inusable, aux activités réglées par le leitmotiv des vendanges et à l’horizon limité à la vigne qu’on lui confia. Contraints par l’Histoire, ils retrouvèrent, en 1962, leur terre originelle, ils reposent maintenant aux environs de Bénidorm. Les grands-parents maternels possédaient des racines plus anciennes dans le pays. Ils étaient issus de ces Mahonnais arrivés dès après la conquête et dont l’histoire est racontée par George Tudury. Mes ancêtres habitaient à Bouzaréa une petite maison, blanchie à la chaux, proche d’un eucalyptus majestueux et de superbes aloès. Pierre Camps, mon grand père, puisatier, jouit professionnellement d’un don naturel et oh ! combien précieux, il fut un sourcier remarquable. Pierre et Jeanne son épouse, sont maintenant inhumés à La Crau, une agglomération varoise où mes parents achevèrent leur activité professionnelle.

C’est sans doute parce que ma découverte du village fut concomitante de mon entrée à l’école que mes souvenirs Staouéliens prennent régulièrement le chemin de la Communale ou du Cours Complémentaire.

Les jours de classe, je quittais la ferme pour une vie communautaire épisodique imposant une mise en rang dans la cour de l’école, le mutisme, l’écoute studieuse des maîtres, la maîtrise de la plume «  sergent-major », la gestion des pleins et des déliés et ainsi de suite, avant de retrouver le chemin de la maison. Ce chemin, d’où je dominais l’ensemble du bourg fut, selon le cas, Via Dolorosa menant à la Communale ou route fleurie lors du retour. Quel bonheur que de retrouver la campagne, de surplomber le village, de contempler la mer, de s’interroger devant la magie des nuages émergeant de l’horizon. Bien que solitaire, rêveur, peu expansif et régulièrement qualifié d’étourdi, en dépit de longs moments d’ennui en classe,

je «  travaillais bien » comme il était convenu de dire. Ainsi, je dois beaucoup à l’école de Staoueli. Grâce aux vertus professionnelles de ces enseignants,(1) je pus rebondir plus tard, en Métropole. Pour moi, Staoueli, c’est l’école et, en l’espèce, c’est à la fois Communale et Collège qu’il faut lire.

         Un jour des années cinquante, mes parents décidèrent d’habiter le village. Monsieur Rodriguez, artisan maçon, construisit notre nouvelle demeure, entre celle des Mari et celle des Carrio. Ainsi, je voisinais avec Gérald qui devint mon ami. A priori, lui et moi n’avons aucun point commun ; nos liens illustrent les mystères des relations humaines. Notre installation en ville symbolise le temps où notre famille connut une embellie pécuniaire. Le travail acharné de mes parents fut récompensé. Ils s’offrirent une camionnette ! Le véhicule combinait l’utile des travaux fermiers et l’agréable des promenades familiales. L’automobile possédait sur son plateau deux sortes de bancs de tôle épousant le relief des roues arrière. Ils furent mes sièges, rudes mais exclusifs. J’avais le choix des côtés, droit ou gauche. Assis, regardant en arrière, accroché aux ridelles, je voyais par l’ouverture de la bâche de la 203. Ainsi, mes souvenirs des rares voyages algériens sont ceux de paysages découverts à reculons.

         Notre déménagement coïncida avec la rentrée en sixième, c’est-à-dire avec la mixité en classe et l’arrivée de l’adolescence ! Beaucoup d’évènements troublants pour un introverti peu enclin à la quiétude. L’accès au Collège nous conférait ipso facto le label de «  grand ». Certes, notre corps se transformait mais l’esprit tardait à mûrir ; en sixième, beaucoup d’entre nous étaient encore des enfants. Plus précisément, les filles s’épanouissaient en demoiselles alors que les garçons stagnaient en gamins boutonneux et idiots.

                              les élèves de la classe de sixième en 1955

(Classe de sixième  1955 Du fond vers l’avant, et de  gauche à droite 

Djillali Belliacine-Siniscalco-Claude Buonanno-Bernard Yvars;-Paulin Ciancio- ? –Tony Carrio- ?- Norbert Esplat-Alain Caserte- Norbert Flaux- ?-Charles Robotti – Hocine Khaiti- ?

 Milieu ;  Mouzaoui Marc Sendra?- Jean Claude Tincq-Alain Chesa-Michelle Sabia- Pierrette Magnan

Francine Gualde-Yvon Pilato- Norbert Femenia –Jean Claude Fornes –Sfihi –Norbert Garcia

Gilbert Bechouche –Norbert Gualde.

En bas : Denise Gosp –Odette SanRoque –Annie Rochietta –Michelle Roggero –Simone Guichard-Suzette Raillard – Ouria Kefayfi –Paule Georges –Viviane Medinger Marie José Boccanfuso–Odette Cardona- Pasdeloup -, ? - ?,- ?,-

         Nous connûmes des jours heureux, dans un établissement flambant neuf, où les classes bordaient les grands côtés d’une cour rectangulaire et où nous pratiquions le sport sur un vaste triangle couvert de tuf. La géométrie était au rendez-vous de l’Education Nationale. Notre découverte de la vie, avec ses petits bonheurs et ses divers aléas aurait été paisible sans la rupture de 1954. Nous aurions continué de lorgner, avec insouciance, notre voisine en ânonnant les calamiteux verbes anglais irréguliers ; notre esprit aurait encore battu la campagne, en contemplant telle beauté, durant les cours de gymnastique. Nous aurions sans doute vécu, à Staoueli, les bonheurs éphémères d’une existence sereine. Devenus, qui sait, ouvriers, commerçants, fonctionnaires ou notaires nous serions demeurés des supporters véhéments de notre équipe de basket, des spectateurs assidus de l’annuelle course de motos, des fidèles de la mouna de Pâques.

         La guerre d’Algérie métamorphosa notre destin. Nous percevions que, lentement mais inéluctablement, le conflit allait nous séparer des Arabes. On nous parla beaucoup d’amitié, de réconciliation mais arriva un jour où le cœur n’y fut plus, nous perdîmes la foi en une réelle unité. Les tourments de l’adolescence sont peccadilles lorsqu’ils sont vécus dans la paix des sociétés ; tel ne fut pas le cas pour nous. La roue à cliquets de notre destin tourna lentement, elle nous conduisit inexorablement vers la brèche. Plus rien ne fut comme avant la Toussaint tragique. Nous ne connûmes plus la paix. Les joies devinrent rares, régulièrement abrégées par les nouvelles des attentats et encadrées par le respect du couvre-feu. Nous vîmes nos pères transformés en soldats itératifs, dans une presque parodie de mise sur le pied de guerre. Les territoriaux faisaient ce qu’ils pouvaient, ils pouvaient peu.

         A la brisure interne au pays s’ajouta – un malheur n’arrive jamais seul, dit-on , le mensonge hexagonal. Il fut le fait d’un maupiteux étoilé, un militaire fourbe et retors, porté par une foule d’admirateurs naïfs gangrenée par des comploteurs avisés. Il nous trompa, il fut le mal, nous voulut du mal, nous fit beaucoup de mal. Victimes du grand abuseur national, il nous fallut, un jour, renoncer à ce qui fut notre pays. Ma mère nous accompagna en métropole, Gérald et moi. Nous arrivâmes à Marseille, nos têtes encore remplies des cris « Algérie Française ». Quittant le pont du navire, nous comprîmes que notre traversée n’était qu’un aller simple. Pour chacun d’entre nous, ce fut la fin d’une époque ; nous étions des Roumis, nous devînmes des Pieds Noirs.

         Il y eut, selon moi, pire que notre départ ; il y eut notre éparpillement. Comme si l’exode ne suffisait pas, on nous sépara. Durant plus d’une décennie, je croisais, à Staoueli, des visages familiers dont j’ignorais le nom.

Brutalement, ils disparurent, je ne les revis plus, ils s’ajoutèrent aux visages connus, également perdus de vue. Visages connus, visages inconnus, vous me faites défaut. Vous apparteniez à mon univers d’enfant, à mes rêves incessants, je ne vous ai, hélas, pas tous rencontrés lors de nos heureuses réunions. Où sont ceux qui me manquent ? Il en est qui sont demeurés de l’autre côté ; ils eurent la chance qu’on ne leur discutât pas l’appartenance au pays. De leur pays, du mien, je garde en souvenir à la fois le miel et la ciguë ; ma mémoire ne peut trier, je suis contraint de tout accepter, de tout revivre. L’indépendance du pays était, je le crois, inéluctable. Le chaos que la « grandeur nationale » nous infligea fut immérité.

         Il nous reste donc, aujourd’hui, les souvenirs, ceux-là que je désignais plus haut comme des tortionnaires inusables.

Essayons de conserver les meilleurs d’entre eux.

Je sais  que certains y parviennent mieux que moi. Disparus les sandwiches de Zinzin, finies les fêtes du village, plus de baignades à Sidi-Ferruch, plus de haltes oisives aux cafés de nos places, plus de joueurs de boules devant l’Eglise, plus de basket, plus de courses de charrettes à roulements.

Toutes les images aperçues , les voix entendues, les goûts et les parfums revenus, même le revécu des espérances déçues durant les épisodes de ma

rédaction ; je les garde en guise de viatique, pour mon dernier voyage. Quoi qu’il puisse arriver, je n’oublierai pas que Staoueli demeure pour moi, l’irremplaçable Ecole.

                                                Norbert  GUALDE

, (1) Je voudrais en témoignage de ma reconnaissance, citer , sans ordre et probablement avec parfois des fautes d’orthographe les instituteurs et professeurs qui m’ont tant appris :Mme Munck, Melle Bouveret, Mme Fauthoux, Mr Cellier, Mr Gaillard, Mme Benoît, Mr Décamp, Mr Compan, Mr Bekkouche, Mr Fauthoux .


Avec ce texte se termine les publications d’extraits  de “Il était une fois Staouéli.“


Précédent RETOUR Suivant