Si dans notre premier ouvrage sur Staouéli nous avons omis d’écrire sur Eugène Segond, ce n’est pas un oubli car on ne peut passer sous silence ses longs mandats qui rythmaient l’activité économique et politique de notre cité. La raison de l’omission était simple, c’est que je n’avais pas de grains à moudre et ne pouvais faire sortir de ma plume ce que je ne connaissais pas.
Il a fallu l’insistance de Lucien Oltra pour que je prenne contact avec Madame Germaine Rufié, la fille d’Eugène Segond. L’accueil a tout de suite été chaleureux et toute une vie est sortie de ses souvenirs. J’ai donc un seul regret c’est de ne pas avoir fait le premier pas, peut être par discrétion, par pudeur… je ne sais …
Pour nous, Eugène Segond est un maillon essentiel entre l’arrivée des pionniers et une Algérie moderne qui tend à se développer.
Mais, trêve d’introduction, rentrons dans la saga d’Eugène SEGOND.
Germain Segond, son père, originaire de Nîmes, est arrivé en Algérie vers les années 1860. Il était l’époux de Marie -Thérèse Pons, exerçait le métier de cocher de diligence, ces fameuses “ corricolos “ qui reliaient Staouéli à Alger. Au début, le train n’existait pas et Germain Segond créa un relais de poste à Staouéli, avec café- restaurant où les voyageurs pouvaient, en attendant le départ de la diligence, se désaltérer ou se restaurer.
Marie- Thérèse Segond tenait l’établissement pendant que son mari parcourait les pistes poussiéreuses et pleines d’ornières qui conduisaient à la capitale.


Diligence assurant le transport Staouéli – Alger

Marie-Thérèse mit au monde 2 garçons, Eugène l’aîné né le 24 août 1896 et Germain son cadet de 2 ans.
A cette époque, l’école publique n’avait qu’une classe. Le jeune Eugène débuta ses études à Sainte Scholastique, école privée tenue par des religieuses, sous la tutelle des trappistes. Puis, il alla à l’école de Staouéli, qui, entre temps, s’était enrichie de classes supplémentaires et put ainsi passer son certificat d’études. Par la suite, ce fut Boufarik jusqu’au Brevet et enfin, Alger, pour obtenir le Brevet Supérieur ainsi que celui d’Arabe parlé et littéraire.
Peu attiré par la carrière de restaurateur, il se dirigea vers le maraîchage et la culture des raisins chasselas, ayant compris le fort potentiel d’avenir que pouvait offrir cette activité dans notre région.
En 1914, la guerre éclate. Eugène est de la classe 16 mais l’armée a besoin de soldats. En 1915, Eugène Segond est mobilisé au 9ème zouave à Alger et part pour la métropole. Il connaît les tranchées, la boue, le froid.
Blessé à l’épaule, il est hospitalisé avec un pied gelé. Il se remettra de sa blessure et de son pied.


Guerre 1914-1918 . En 1917 la chéchia est très portée sur le front …

Son frère Germain, engagé volontaire en 1917 dans la cavalerie sera affecté à une unité de « tanks » comme on disait à l’époque, unité de chars qui se faisait rare dans l’armée Française.
Il revint de guerre, gazé à 80 %, il en souffrit toute sa vie.
Eugène Segond aimait la chasse. Au cours d’une permission, il confectionnait lui -même ses cartouches avec de la poudre de guerre. Une mauvaise dose dans une cartouche et le fusil explosa en lui arrachant une phalange de l’index de la main gauche …son chien s’en lécha les babines, et l’on pense que le lièvre qu’il visait court toujours.
A la fin de la guerre, Eugène revient dans son village. Ce jeune homme, plein d’enthousiasme, se prend d’amitié avec M. Humbelle, ingénieur agronome, qui lui propose de le mettre sur sa liste électorale. “J’ai d’autres choses à faire, plus importantes que de la politique, “ rétorque le jeune homme. A force de persuasion, Eugène accepte de figurer sur la liste Humbelle. En 1919, ce dernier est élu Maire succédant à M. Henri Armand. On peut remarquer que dans la composition du Conseil Municipal figure Eugène Second.
En 1921, les cloches de la toute récente église sonnent l’Union de Madame veuve Eugénie Mary, née Rougier, avec Eugène Segond.
J’ouvrirai ici une parenthèse pour donner plus de clarté à mon récit.
Le sieur Rougier, l’aïeul d’Eugénie, avait fait toutes les campagnes napoléoniennes et même la dernière bataille, celle de Waterloo. Il en reçut la croix de Ste Hélène qui récompensait les derniers grognards fidèles.
Après avoir parcouru l’Europe, la France lui paraissait petite, il partit pour l’Algérie. Il y arriva dans les années 1832 et reçut une concession.
Quand il lui fallait traverser le village de Staouéli avec toute sa famille, sur son char à banc, il faisait obligation à sa femme et à ses enfants de mettre un mouchoir sur le nez et la bouche afin d’éviter les miasmes des marais encore non asséchés et fouettait les chevaux pour les mettre au galop et traverser au plus vite ce passage malsain.


Dans ces années 1920-1925, on aspire à vivre pleinement. Les années folles sont le contrepoids des années de souffrances de la dernière guerre.
Le couple Segond fait l’acquisition d’un des cabanons des douaniers qui se situaient plage Est. Ces cabanons n’avaient rien de luxueux mais ils étaient les pieds dans l’eau et pendant la saison chaude rien de plus agréable qu’un bon bain, ou une bonne partie de pêche, loisirs simples et passionnants.
Le soir venu, on sortait la bouteille d’anisette, on invitait les voisins, bref on était heureux.


Dans notre village, les tensions sont fortes entre les porcs-épics et les moutons. M. Humbelle, le maire, charge le jeune Eugène de ramener le calme dans la communauté.
En 1922, M. Humbelle se représente avec, comme adjoint, Eugène Segond.
La liste passe, M. Humbelle se retire pour raison de santé au profit d’Eugène.
Et c’est ainsi, qu’à l’âge de 25 ans, le nouveau Maire de Staouéli devient le plus jeune Maire de France. Son conseil municipal est ainsi composé :
Maire Eugène SEGOND, l'Adjoint de STAOUELI était Pierre MORETTI, l'adjoint spécial pour SIDI-FERRUCH Auguste SMITH, les conseillers Benoist ALOY, Charles PONS, Paul PONS, Hocine CHABANE, Amar AMEUR, Kaddour KOUATZ, Amar AOUISSI, Charles RAFFIN, Jean DULAC, Henri GEORGES, Léonard BUONANNO, Louis CARDONNA.
En 1924, le maire pose avec une partie de son conseil municipal. On peut remarquer:


Au 1er rang de gauche à droite MM Mouchet, H. Coffinet, Caserte, Eugène Segond,
Leonard Buonanno et Louis Robotti.

Pour ce jeune maire, il y a tant de choses urgentes : il porte ses efforts sur l’agrandissement de l’école des garçons, construite sur un terrain au centre du village donnant sur une des 4 places, appartenant à M. Louis Antoine.
Les bâtiments sortent de terre et très vite les instituteurs sont nommés. Staouéli aura une vraie école qui mènera ses élèves de la maternelle jusqu’au Certificat d’études, diplôme très convoité à cette époque. Beaucoup s’arrêteront là. Les travaux de la terre, le maraîchage ont besoin de jeunes bras pour continuer l’œuvre des premiers pionniers.


L’école et la place avant la construction du Kiosque


Rue des écoles

Indépendamment de son attachement à l’éducation, il favorise la clique municipale, la création d’une équipe de foot Ball qui voit le jour dans un stade rudimentaire. La fougue des jeunes joueurs et un mauvais arbitrage firent que quelques années plus tard cette équipe disparaîtra.


L’équipe de football de Staouéli

Bien des années plus tard, il encouragera la formation d’une équipe de basket-ball avec l’aide de Jean Merlo alors conseiller municipal et de Roger Fauthoux comme entraîneur.
En 1930, c’est l’année du centenaire de l’Algérie Française. Un monument commémoratif devait être construit à Sidi-Ferruch.
C’est une année mémorable pour Eugène Segond qui fit, après le Président de la République Gaston Doumergue, un discours retentissant. Auparavant, la rénovation du marabout de Sidi Ferruch avait été entreprise par la commune, il fut inauguré le même jour par les personnalités musulmanes civiles et religieuses.


Le Monument

Le Conseil Supérieur du Centenaire adopta dans sa réunion du 23 janvier 1930, le projet de monument du Centenaire, présenté par le sculpteur Emile Gaudissart, qui s'engagea à l 'achever avant la visite du Président de la République Gaston Doumergue, visite qui était prévue pour le 5 mai de la même année. Monsieur Lagémie, entrepreneur, se mit aussitôt au travail et les matériaux utilisés pour le gros oeuvre furent "la pierre provenant de la démolition des casemates érigées sur l'emplacement desquelles on édifiait la salle de conférence, appelée depuis “ Salle Pierre Bordes.
-Le 5 mai 1930, reçu par les troupes composées du 9è zouave, de deux compagnies de tirailleurs sénégalais, d'une compagnie de tirailleurs algériens, d'une section des Équipages de la Flotte, d'un peloton de chasseurs d'Afrique, le Président de la République inaugure le Monument en présence des personnages officiels, de M. Segond, maire de Staouéli et de Madame la vicomtesse de Bourmont, veuve du petit-fils du troisième fils du général de Bourmont. Cérémonie simple et émouvante.
-Le 14 juin 1930, au pied du monument, a lieu la "FETE de l'UNION des POPULATIONS FRANCAISES et INDIGENES à SIDI FERRUCH". Son titre est éloquent. II faut relire les déclarations de M. Hadj Hamou, parlant au nom du personnel des mosquées pour en avoir un écho impressionnant et émouvant


Le marabout de Sidi Ferruch


Le monument du centenaire sur son site d’origine.

On pouvait y lire « Cent ans après, la République Française ayant donné à ce pays la prospérité et la civilisation avec la justice, l’Algérie reconnaissante adresse à la mère patrie, l’hommage de son impérissable >attachement .»

Les festivités terminées, la politique reprend avec plus d’acuité et l’on entend comme des pas de bottes qui nous viendraient de l’Est.
C’est aussi l’année du front populaire, en 1936, qui unit plusieurs partis de gauche afin de lutter contre l’extrême droite et le fascisme.
Notre maire devra gérer cette crise, tout en surveillant l’érection du bâtiment qui deviendra l’école des filles (1935), il y aura aussi la construction des logements des instituteurs ainsi qu’un quartier pour les musulmans attenant au village dont chaque habitation possédait une cour intérieure, une fontaine, etc… respectant le mode de vie de ses habitants.
1938 fut une des années difficiles pour les maraîchers et les agriculteurs (grêle, incendies). Notre maire, en tant expert auprès de la Caisse Centrale de Réassurance, sillonne le Maroc, l’Algérie, la Tunisie, où il peut pratiquer sa connaissance de l’agriculture et lui permet de s’ouvrir sur le monde agricole Méditerranéen.
1939 - Début de la 2ème guerre mondiale, avec par la suite la capitulation de la France. Un ETAT FRANÇAIS s’installe à Vichy, à sa tête le Maréchal Pétain.
Notre maire démissionne, il est remplacé par M. Pierre Moretti, nommé par délégation spéciale en 1940.
En 1940, grâce à son laisser passer d’expert, il conduit clandestinement certaines personnalités près de la frontière Tunisienne où celles-ci reçoivent des équipements anglais pour rejoindre la France libre.


Opération “TORCH     Débarquement des alliés sur nos plages

Le 8 novembre 1942, les troupes Américaines et Anglaises débarquent sur les plages de Sidi Ferruch. Les opérations se déroulent sans problèmes, notamment grâce à l’action de 400 jeunes résistants.
Le débarquement a lieu à 2 heures 30, avec une heure de retard sur l’horaire prévu, les troupes prennent pied près de Sidi Ferruch où la garnison ralliée n’oppose aucune résistance. L’opération Torch débute …
Tous les livres d’histoire vous raconteront la suite et aujourd’hui le cinéma s’y met. En 1942, vivaient en Afrique du Nord 1 100 000 Français sur lesquels 176 000 ont été mobilisés dans l'Armée (soit 16,5% de la population) aux côtés de 233 000 Français Musulmans d'Algérie, Marocains et Tunisiens, en majeure partie engagés volontaires. Il s'agissait là de l'Armée d'Afrique reconstituée en 1941 par le Général Weygand. S'y ajoutèrent 20 000 "évadés de France" et les 15 000 F.F.L. des Généraux Leclerc et Brosset.
C’est ainsi qu’a été constituée cette glorieuse"Armée de Lattre", ainsi que la 2è D.B., libératrice de Paris et Strasbourg.
Et que devient notre village dans cette tourmente ?
Les uns voient partir les plus jeunes pour « visiter » la Corse, l’Italie, la Provence, Paris ou Strasbourg en passant par Monte Cassino ou par Colmar, certains ne reviendront pas ; les autres, plus âgés, essaient de gérer aux mieux le patrimoine et les femmes prennent les rênes des affaires.
Notre maire reprend son poste de premier Magistrat en 1943, il est réélu aux élections de 1945.
Cette guerre a fait évoluer les mœurs et les consciences et en 1947 l’Assemblée Algérienne voit le jour.
En 1948, le nouveau maire reçoit des mains du Sénateur-Maire Henri Borgeaud la croix de la légion d’honneur sur la place du village.


Tout le monde était là, jeunes et vieux, on sortait de la guerre …
La cérémonie avait pris fin …on allait boire à la France , au nouveau médaillé et à Staouéli.
La même année, Eugène devient délégué de l’Assemblée Algérienne, élu pour 6 ans.
L’Assemblée est renouvelable tous les trois ans par tirage au sort. Au bout de ces trois ans, le sort tomba sur Eugène qui se représenta et fut réélu pour 6 ans (donc 9 ans en tout, jusqu’en 1957-58). L’Assemblée fut dissoute en 1958, à l’arrivée De Gaulle.
En 1951, en tant que Président de la fédération des maraîchers d’Algérie, du Maroc et de la Tunisie notre maire est invité sous les ors de l’hôtel continental à Paris par M. Pfimlin, ministre de l’Agriculture. L’Europe agricole est en route… et en 1952, il assiste au congrès des maraîchers à Rome.


Banquet de l’Agriculture à Paris

En 1954, c’est le cinquantenaire de la Trappe, un domaine jouxtant notre village.
Il est de coutume que cela se termine par un repas, les bons vins de la Trappe et des discours. La même année à la Toussaint sanglante un fait divers s’amplifiera en guerre.


Cinquantenaire de la Trappe

Notre Maire, en vieux routier de la politique, se méfie de ce général que la “vox populi“ Algérienne a amené au pouvoir.
Déjà, à la suite du discours de Brazzaville, le 30 janvier 1944, à l’analyse de ces mots, un sentiment de malaise se fait sentir chez lui. Il commence à prendre ses distances par rapport au gaullisme.
Voici un extrait de ce texte gaullien :

« En Afrique française, comme dans tous les autres territoires où des hommes vivent sous notre drapeau, il n'y aurait aucun progrès qui soit un progrès, si les hommes, sur leur terre natale, n'en profitaient pas moralement et matériellement, s'ils ne pouvaient s'élever peu à peu jusqu'au niveau où ils seront capables de participer chez eux à la gestion de leurs propres affaires. C'est le devoir de la France de faire en sorte qu'il en soit ainsi. »

En févier 1956, M. Guy Mollet, Président du Conseil, nomme le Général Catroux en tant que Résident Général. Ce militaire chargé de médailles avait souvent ramené le drapeau Français dans ses bagages. Une manifestation populaire eut lieu à Alger marquant la désapprobation de cette nomination. Eugène Segond y était.


Eugène Segond aux prises avec la force publique

Guy Mollet remplaça le général Catroux par M. Robert Lacoste.
Nous sautons des pans de l’Histoire pour parvenir au fameux « je vous ai compris »  qui enthousiasma l’Algérie et la France.
En bon père de famille et homme de conviction, il essaie d’expliquer à sa fille que ces belles paroles ne sont que de la poudre aux yeux pour prendre le pouvoir. Sa fille reste opposée à cette analyse, comme beaucoup d’autres hélas.
Eugène Segond se rapproche des radicaux-socialistes dont Henri Borgeaud est un des leaders.
En 1958, nouvelles élections.. L’ancien maire ne se représente pas. Sa rupture avec De Gaulle est consommée . Le Docteur Ripoll prend sa place à la Mairie.


Le nouveau cours complémentaire à la place de l’ancienne gare


Le bilan après 30 ans de premier magistrat est positif.
Les écoles ont pris un bel essor, les réseaux d’eau et les égouts sont des affaires résolues. L’éclairage public au néon fut une belle réalisation ainsi que les cités ouvrières, le Kiosque à musique, le dallage des places qui ont donné au village un air pimpant, les fièvres paludéennes ont disparu, le Mazafran n’est plus un foyer malsain.
Etre maire d’un village, c’est presque un sacerdoce car il faut être disponible à tous moments, tout peut arriver, tout doit rentrer dans l’ordre sans froisser les susceptibilités de chacune des communautés cohabitantes.
Sa fille cite une anecdote : « Il est midi, la famille est à table. On sonne.
-Monsieur le maire, mes moutons ont sauté l’enclos, il faut les retrouver…
-Viens, on prend la voiture, tu me guideras.
C’est souvent ainsi, alors…
Bonjour, M. Maire.

N.B. Eugène Second, qui se considérait comme un « Replié » d’Algérie et non comme un « Rapatrié », est mort à Toulon, sa ville d’accueil, après l’indépendance, le 4 novembre 1987, en gardant jusqu’au bout la souffrance intacte de l’arrachement à sa Terre.
Recueillis par Robert Antoine de Madame Germaine Rufié-Segond à qui nous devons ces récits, documents et photos.



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