A chaque Noël, Madame Borgeaud distribuait elle-même à chaque élève, une orange, une paire de chaussure une brioche pour les enfants et quelques écheveaux de laine pour les mamans.
Paternalisme ou bonté d’âme ? A vous de choisir !
Dans ce paragraphe, nous essayerons de donner plus de consistance aux employés et ouvriers du domaine.
Pour diriger un domaine, une hiérarchie s’imposait ;>
Le patron Henri Borgeaud, expert en agriculture, à qui il ne fallait pas raconter de fadaises.
Un Directeur M.Bardelli qui resta très longtemps au domaine et qui fut remplacé par M. Gely.
Des chefs de culture qui étaient attachés exclusivement à l’ensemble d’une culture. Ainsi M. Danjou s’occupait des vignes et M. Gasc supervisait les primeurs et les agrumes.
Puis venaient les « chefs » avec des tâches spécifiques comme la gestion des caves, et de différents ateliers.
Enfin les ouvriers, permanents et saisonniers, tous logés gratuitement au domaine.
Tous les dimanches matin, le patron venait dans la grande cour pour jouer à la pétanque avec son personnel. Vers les 11 heures, les parties terminées, il payait l’apéritif aux joueurs et retournait vers sa villa que tous les « trappistes » nommaient pompeusement « le Château ».
Villa somptueuse certes, mais qui n’a rien à voir avec un château tel qu’on pouvait en admirer en France ou en Europe. L’opulence a toujours été jugée en France comme le résultat d’un vol, pris sur le travail de l’ouvrier.
Cette notion, encore bien ancrée, dans nos esprits trouve parfois des ouvertures et permet une approche plus saine.
La « Villa. » d’Henri Borgeaud
Le grand salon de la Villa
La villa comprenait trois étages, surplombés d’un mirador d’où l’on pouvait voir les rives de la Méditerranée , une grande partie du domaine et du village.
Un parc relativement modeste entoure la villa et certains se rappellent qu’autrefois des gazelles le parcouraient en liberté.
L’intérieur du salon, avec ses boiseries murales, apportait une atmosphère intime, les meubles ornés de tapisseries et de broderies réalisées par Madame Borgeaud offraient un confort de bon goût, peu ostentatoire.
Certains journalistes ont parlé de 150 pièces… !
D’autres étaient intéressés par les salaires des ouvriers payés disaient-ils à 4 francs par jour … !
La vie était réglée par le tintement cristallin d’une petite cloche qui dès l’aube tintinnabulait.
Henri Borgeaud était un homme véritablement social. Il aimait se retrouver à la fin des vendanges, autour d’un méchoui, avec les ouvriers et les saisonniers.
Il aimait que l’on lui raconte des histoires salaces et son rire jaillissait
Chaque Lundi, le jour de fermeture de son salon à Staoueli, Baptiste notre coiffeur se rendait à la trappe pour y couper des milliers de cheveux.
Le domaine réglait les coupes.
Pour le cinquantenaire du domaine sous l’égide Borgeaud celui-ci organisa une grande fête où de nombreux ouvriers reçurent la médaille du travail.
Tous les récipiendaires ont gardé cette photo signée du patron et si quelques-uns sont morts, les enfants ou petits-enfants gardent précieusement ce souvenir.
On a tellement écrasé cet homme par des inexactitudes qu’il est temps de retrouver la voix juste. Quand un Sénateur-Maire, votre patron, vous remet la médaille du travail, qu’il vous appelle par votre prénom, vous parle de votre famille qu’il a vu grandir, alors, les liens se tissent, des relations se nouent et se gardent.
Le bruit feutré des moines a fait place à des gazouillis d’enfants, puis à des disputes et des bagarres de gosses. Les bâtiments raisonnent d’apostrophes amicales ou corsées mais toujours méditerranéennes.
Les odeurs d’encens ou de géraniums rosat font place à de grands barbecues où brochettes, merguez et poivrons se dorent. Communauté cosmopolite venue du bassin méditerranéen où chacun apporte son art de vivre et où tout se mêle. Il n’en demeure pas moins qu’une vie communautaire sans problème de voisinage, de querelles enfantines ou de simple jour de lessive mal négocié, peut se traduire en ton vif et prompt. C’est une caractéristique de chez nous, heureusement la soupape fait rapidement son effet et le monastère redevient le temple de l’harmonie Cela n’empêche aucunement quelques commères bien intentionnées qui savent tout sur tout, de commenter, sous le sceau du secret, quelques ébats amoureux qu’on lui a rapportés. « Vous ne savez pas ma chère que … » C’est ainsi dans toutes les communautés du monde sauf… chez les Trappistes … encore que…
Photo du centenaire de la Trappe prise en 1947
Voici la vie simple et laborieuse “ d’un de la Trappe” , racontée par son gendre.
Antonin MISBERT se trouve sur la photo du centenaire de la Trappe prise en 1947 sous les fameux palmiers historiques.
Il est né à Ouled-Fayet, Algérie, le 18 juin 1903. Je l’affectionne tout particulièrement car il est mon beau-père. Je crois pouvoir dire qu’il a été un très brave homme. Sa vie aura été remplie d’une grande simplicité, d’un dur travail de la terre où il fallait en son temps souvent courber l’échine. Tout naturellement c’est sur le domaine de la Trappe qu’il va vivre sur les traces de son père Annibal. Elevé parmi les arabes, il parlait parfaitement leur langue. Bien intégré dans son milieu de travail, il part souvent des journées entières dans les champs, emportant son « panier’ , avec une trentaine d’ouvriers. Toute sa vie, il a travaillé sur les terres du Domaine Borgeaud. A Ouled-Fayet, en premier lieu, puis, ensuite à la Trappe même où il réside. Pour finir, il habitera une maison isolée, une ferme, avec sa famille, au lieu dit « St Bernard », entre l’agglomération principale du Domaine et la Côte. Il n’a pour voisins que des musulmans. Il ne sera jamais inquiété, même au plus fort de la rébellion.
Le 8 février 1928, à Ouled-Fayet, il épouse Mademoiselle Barbet, Yvonne, (1908 – 1974), fille d’un cultivateur de El Achour.
Misbert Antonin est âgé de 59 ans lorsque survient l’indépendance de l’Algérie. Du jour au lendemain, Antonin s’est retrouvé expulsé dans un monde qui n’était pas le sien. Il n’avait rien, il perdait tout, y compris l’assurance d’une fin de vie à l’abri du besoin sur le Domaine Borgeaud !
En Métropole, il ne connaît qu’une seule parente, Marie Misbert, une tante qui habite toujours le hameau de « Grelleau », sur la commune de Bernay, où était né son père. Ainsi, sans l’avoir réellement voulu, il se retrouve sur la terre de ses ancêtres . Certains le regardaient comme un étranger, un Pied Noir, il était bien plus charentais qu’eux ! Tout ceci fut pour lui un véritable déracinement. Il ne s’en remettra jamais. Il lui sera bien évidemment impossible de refaire une nouvelle vie, de retrouver un travail. Son esprit, son âme même, sont toujours restées en Algérie. La fin de sa vie fut pénible et la maladie saura vite l’emporter. Il décède le 8 mai 1966 à Grelleau, à l’âge de 63 ans.
***
La vie au domaine de paisible devint inquiétante dans les mauvaises années de guerre. Les trappistes faisaient confiance à l’homme politique qui prétendait que tout s’arrangerait avec le temps et que les Algériens avaient besoin de bons agriculteurs pour leur économie.
Les accords d’Evian mirent fins à une guerre, longue,
difficile , perdue sur le tapis vert. La France pour la première fois créer un
pays énorme, que ni les Romains ni les autres n’avaient imaginé. L’indépendance
fut célébrée avec faste .
Henri Borgeaud entouré de son personnel européen et musulman continuait à
poursuivre l’œuvre des moines. Il
croyait aux accords d’Evian, il croyait aux mots des traités, il croyait à la
Trappe, il croyait à l’Algérie.
Un an après l ‘indépendance, Henri Borgeaud reçu une lettre de Jules Roy journaliste à l’Express. Pendant des années, ce journal s’était acharné contre lui et en faisait un bouc émissaire ;Mme Borgeaud s’insurgea contre la venue de ce journaliste Pied Noir d’origine, ex-pétainiste notoire, passé à gauche pour plaire aux milieux intellectuels parisiens de l’époque.
Le maître de la Trappe consentit à le recevoir.
Les deux hommes visitèrent le domaine puis les questions et les réponses fusèrent.
-Etes-vous la plus grosse fortune d’Algérie ?
Non d’autres sont cinq ou six fois plus riche que moi.
-Le domaine de la Trappe vous rapporte t il 1 milliard de bénéfices par an ?
C’est un boulet que je traîne. Ma fortune vient des investissements, des plus values. Et encore il ne faut pas se contenter de la vigne…il faut faire des agrumes, du chasselas , des primeurs …
-On dit de vous que si vous êtes resté c’est que vous avez payé de tous côtés.
A l’O.A.S., qui n’a pas versé ?Tous mes ouvriers ont cotisé. Mais je ne sais pas où j’aurais trouvé ces 50 millions pour le F.L.N. Pour les chouhadas, j’ai donné, oui, à Chéragas et dans les villages.
-Et vous vous, figurez que vous allez rester là ?
Je ne me figure rien du tout. Qu’est ce que je risque ? On verra ! La réforme agraire, il faut la faire. J’y suis prêt.
-Vous deviendrez Algérien ?
Cela dépendra.
De retour à Paris Jules Roy rédigea un long article sur sa visite à la Trappe, déversant toute sa bile sachant que les mots vous atteingnent autant que des lames. Il traça un portrait un peu éculé, mais qui trouve audience auprès d’un public pas toujours au fait des réalités.
Des phrases comme :
« Le grand Borgeaud promène son bec d’aigle et son œil malin dans les rues d’Alger… »
« Il fut l’un des hommes du gang qui fabriquait les élections et les gouverneurs … » où encore cette phrase cherchant à attiser les Pieds Noirs contre la richesse de Borgeaud « Que n’ont-ils été aussi rusés, les 800 000 qui sont partis en laissant des lambeaux de chair et de coeur ? … » « Le seigneur Borgeaud triomphe.Il règne encore. Il possède tout ce qui nous a été enlevé. »
Le fiel était craché, il ne tardera pas trop à faire son effet.
Loin d’être l’homme le plus riche d’Algérie, Henri Borgeaud
caractérisait aux yeux des médias, le colon algérien dans tous ses travers toutes ses outrances, tous ses profits .
La réalité, aux dires de ceux qui y vécurent, est différente.
R.A.
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Suite en juillet 2008