Marcel SARNELLI Dépêche de l'Est, lettre N° 28 du 15 juin 2001 (pages 1 à 3 ) ET, Dépêche de l'Est, lettre N° 29 du 15 septembre 2001 (pages 2 à 4 )
Et puis Bône, c'était le cours Bertagna, son cimetière "que l'envie de mourir, il te donne", la Grenouillère et les merguez de chez Redsin, petites comme des quéquettes de chat mais qui sentaient si bon" que l'eau elle te coulait de la bouche". Dans le regard de chacun, il y avait toujours une lueur de satisfaction de parier à des inconnus, bonheur momentané que nous voulions partager avant de poursuivre notre promenade. Nos yeux ne quittaient pas la mer et si l'envie nous prenait de nous baigner, rien ne nous gênait de nous mettre à l'eau uniquement avec notre slip. Pas besoin de serviette, le soleil si généreux nous enveloppait dans ses bras et en quelques minutes nous étions secs. Les plages nous suivaient dans notre promenade et le champs de "pastèques" (postérieur au soleil) était bien garni et des sifflets admiratifs fusaient quand nous apercevions les "joues" enflées de nos jolies filles. le soir, c'était les promenades traditionnelles qui nous conduisaient vers les quais du port : la rentrée des chalutiers attirait de nombreux curieux qui assistaient au déchargement des casiers de poissons, d'autres attendaient la vente de la part, attribuée à chaque membre de l'équipage, déposée dans un panier d'osier. Petits marchandages avec le pêcheur et le badaud s'éloignait avec sa "matsame" enveloppée dans un mouchoir, fier de son acquisition de poissons frais. Les pêcheurs à la ligne, installés sur des chalands ou le long des quais, se voyaient qualifiés cent fois des mêmes formules des promeneurs : alors ça mord, çà touche. Quelquefois de vieux pêcheurs n'hésitaient pas à lancer quelques jurons : moitié italiens, moitié Bônois à quelques emmerdeurs qui continuaient leur promenade avec leur rire de gargoulette qui se vide. Bône c'était un petit Marseille et le domaine de l'exagération ne nous faisait pas honte car nous la vivions au quotidien et savions la ramener à sa juste valeur.
Nous ne pouvions pas éviter de jeter un regard sur les balancelles : 1"'Annonciade" toujours dans son coin. chargée ras le bord ramenant les senteurs d'Herbillon, le Chebec chargé de gargoulettes en partance pour Tunis. En faisant un petit tour sur le port vers ce bistrot qui servait les fèves au "kamoun" (cumin), je revois la gazelle et le petit marcassin qui faisaient la joie des enfants.
La capitainerie du port nous rapprochait du "Sport nautique", et là, nous pouvions entendre les meilleures histoires de pêche et compter les milliers de litres d'anisette qui ont coulé dans les gosiers des conteurs depuis des décennies. Quant à la taille des poissons, quelquefois les bras des conteurs étaient trop courts pour mesurer l'importance de la prise.
Mais le point de rencontre le plus facile était le cours Bertagna. sur la place ombragée les grandes discussions s'éternisaient en allées et venues. Le marché couvert était un lieu attractif car le bruit des appels des marchands résonnait et donnait le ton à des scènes mémorables et chaque Bônois avait au moins une histoire à raconter. Autour du marché, en allant vers la rue Gambetta, on trouvait les marchands de beignets, jambes repliées, assis près d'un bac d'huile bouillante et d'un récipient de pâte nous admirions la dextérité du marchand. Prenant une petite boule de pâte, il l'allongeait entre ses doigts, la faisait tournoyer en l'air pour en former une couronne et la lançait dans l'huile bouillante. En quelques minutes nous avions le plaisir de déguster, tout chaud, un beignet gros comme une assiette.
A l'angle de la rue Bugeaud se trouvait le "St Georges" qui était notre lieu de rendez-vous du dimanche. Avec mon beau-frère et quelques amis nous prenions plaisir à manger un morceau de fougasse ou un caldi au fromage tout chaud et boire un champagne maltais, c'est à dire un verre de vin blanc et d'eau de seltz. toujours dans la bonne humeur, nous racontions cette fois-ci des histoires de chasse. Mon beau-frère était un vrai tartarin de la chasse aux sangliers. Alors *inutile de vous dire que le sujet était inépuisable et que les heures passaient en discussions sans fin. Tous les stands, autour du marché, offraient un assortiment de produits alimentaires, particulièrement de pâtes et de fromages italiens de toutes sortes. Il me semble encore aujourd'hui non seulement les voir mais les sentir. Dans le même secteur se trouvait la cargote "Au couscous tunisien". Son patron affable, aux moustaches à la Clémenceau, m'accueillait très gentiment quand j'allais acheter des parts de couscous. Quelle odeur ! le coup de main quoi H En face se trouvait le magasin "Tamzali", dépositaire de toutes les bonnes huiles du pays et tous les produits exotiques. Près de la gargote, je revois le minuscule local du Maltais, ses grandes marmites remplies de fèves et de pois chiches au cumin. Combien de fois le matin ai-je consommé avec des collègues de travail un bol de pois chiches ou de fèves toujours aussi bonnes et chaudes. ce qui reste gravé dans ma mémoire, c'est l'aspect de la rue Gambetta entre le marché couvert et le boulevard Lavigerie, près du marché arabe. Tous les étalages des commerçants ambulants proposaient les produits les plus divers, depuis les extraits de parfums de rose, de jasmin jusqu'aux morceaux de viande découpés, morceaux de mouton, chèvre et chevreau. les viandes étaient envahies par un tournoiement de mouches que le vendeur tentait d'éloigner momentanément. Sur les trottoirs se côtoyaient avec le haschich, l'eucalyptus et les plantes médicinales, les vêtements et tissus qui s'amoncelaient à même le sol. Le chahut des vendeurs qui interpellaient le client et vantaient la marchandise était assourdissant. Les allées et venues des acheteurs et tout le passage de personnes se pressant autour des marchands rendaient la circulation automobile difficile malgré la présence des sergents de ville. Aussi, gare aux portefeuilles, porte-monnaie et montres, les pickpockets de service délestaient en un temps record les badauds et disparaissaient dans la cohue. En remontant cette rue jusqu'au cours Bertagna, il n'était pas rare de rencontrer les figures légendaires de la ville : Bengueche. Tchichette. Zizo et la grande Germaine nos deux grandes folles qui étaient bien connues de la population bônoise. Tchichette était. dans les foires. la fï2ure des jeux de massacre bombardée à coups de jets de tomates mûres. Mais j'oubliais Paris-soir. le vendeur de journaux qui criait inlassablement sur tout son parcours "Paris .... soir".
En quittant le cours Bertagna. nous n'étions plus qu'à 200 mètres de la place d'armes. C'était l'endroit de prédilection pour les casse-croûte à toutes heures. Il y avait là tout un mélange d'odeurs depuis celui des traditionnelles brochettes d'agneau, des bricks de pommes de terre hachis d'ail et persil, des œufs jusqu'aux rognons blancs grillés. Tous les Bônois connaissaient la place d'armes pour son animation, mais au-delà. c'était la zone. le quartier qui abritait les maisons de tolérance et les familles ne se hasardaient point dans ses rues malfamées.
En passant par le pont de la "Tranchée" et en se dirigeant vers les Caroubiers, la vue était admirable : le port. les bateaux à l'accostage. et la darse dans son ensemble émerveillaient nos yeux.
Bône, c'était aussi les fêtes de quartier, les kermesses organisées par les associations sportives, animations qui galvanisaient toute la joie de vivre d'une population. Il est difficile de faire le tour de tous les quartiers et je voudrai pouvoir parier des fêtes de la "Seybouse", de la "Choumarelle", de "Joanonville" et des "Petites Pierres" et cette seule énumération fait renaître bien des souvenirs. mais ce serait trop long, ou alors il faudrait écrire un livre.
Bône, c'est Galoufa, l'attrapeur de chiens. Les services de la fourrière faisaient circuler une voiture-cage tirée par un cheval. Une meute d'enfants suivait la voiture en criant "Galoufa, Galoufa ..." pour faire fuir les chiens, les sauver du lasso et leur éviter un triste sort. C'était aussi, sur le Cours Bertagna, tous les glaciers et les petits cireurs qui abordaient les passants avec des "m'sieu, j'te cire à la glace de Paris". plus jeunes, nous les chahutions avec la célèbre tirade du Cid "Sire, sire, le conte est mort". Et ils répliquaient "Tension tu jures pas des morts, oila je te casse la brosse sur la tête". C'étaient de grands rires. Nous réparions ces moqueries par notre générosité et les jeunes cireurs nous connaissaient bien.
Ces souvenirs chacun les a vécus :
Bussutil avec moi et toutes ces familles (Santa Familia) si sympathiques tirant toute une marmaille de 2osses en direction de la plage " ne vous lâchez pas la main mouche toi tu ne vois pas que la morve elle te coule dégueulasse Popaul tu surveilles les enfants pendant qu'ils prennent le bain ! Je jure que si y en a un qui se noie. je te tue sur la tombe de mes morts" ça c'était du Bônois.
Il y avait aussi François Donato dit l'œil de seiche et chacun de dire "qu'il avait un œil à faire frier (frire) le poisson l'autre tension au chat qui le mange pas".
Toujours un peu fanfaron le Bônois ressemble a un bouchon. Même si on le maintient au fond de l'eau. quand on le tâche il remonte en surface et le drame algérien n'aura en rien entamé son humour. héritage de notre sol natal. Notre rire à gorge déployée reste attaché aux histoires que nous étions seuls à connaître et à comprendre toutes les subtilités. A ce jeu à faire valser les mots. bien des esprits fins ont renoncé à cet exercice. Nous avions gardé ce magnifique héritage de tous nos anciens, pionniers d'un pays de lumière.
Bône c'était les équipes de foot : l'ASB dont tous les joueurs étaient employés de l'usine à gaz, la JBAC soutenue par les dirigeants de la TABACOOP et plus tard la formation d'une équipe musulmane l'USMB. Malgré les années, je peux témoigner que la violence régnait dans les stades. Aujourd'hui nous sommes étonnés de ces débordements excessifs de supporters stupides qui ne croient qu'à la victoire de leur club. Je me souviens du retour des cars de l'ASB ou de la JBAC revenant de Philippeville. Mon oncle avait toujours un œil au beurre noir, preuve de l'intensité du match perdu ou gagné. Les bagarres accompagnaient toujours les fins de match, cris, chants de victoire ou les jurons comme "Philippeville la tapette, Bône la coquette" restent encore en mémoire. Au match retour, c'était le scénario inverse : coups de pierres, de poings, injures et interventions de la police, les antagonistes se séparaient avec des blessures "minimes" : un nez cassé, un ou deux yeux au beurre noir.
Mais il n'y avait pas de quoi s'affoler. J'avais abandonné la fréquentation du stade chaque fois que la formation de l'équipe musulmane, l'USMB, affrontait une autre équipe, c'était devenu trop dangereux, dans les tribunes les bagarres éclataient, suivies de jets de pierres et de bouteilles de bière. Rien ne manquait à la panoplie de supporters barjots. Je pense que les Bônois se souviennent de ces "exploits" sportifs peu glorifiants.
En allant vers le boulevard Lavigerie, il est normal de visiter le marché arabe. La curiosité l'emporte sur les odeurs de toutes les communautés qui s'y retrouvent. La diversité des objets mis à la vente nous attirait vers les différents groupes amassés autour de marchands qui proposaient des objets rares et pas chers. Rien n'était introuvable. Ce marché aux puces accumulait des trésors anciens dont les yeux avertis se régalaient. L'acheteur éventuel déployait toutes les stratégies pour obtenir à bon prix l'objet convoité parmi : tableaux, meubles anciens, plateau de cuivre ciselé, tapis, outils anciens, vaisselle ancestrale, rien ne manquait à la panoplie. Quelques boutiques proposaient des services instantanés : cordonniers, coiffeurs et dentistes. Voir opérer le dentiste méritait le spectacle. Le patient, souvent un vieil arabe, assis sur un tabouret, montrait, la bouche ouverte, la dent qui le faisait souffrir. le dentiste saisissant une pince universelle arrachait la dent en quelques secondes.
Pas d'anesthésie mais l'efficacité était garantie, la dent entre les mors de la pince, le patient crachant son sang sur le sol indiquait que l'intervention était terminée. Quant au coiffeur, la coupe au bol s'imposait, seule la surface sous l'ustensile échappait au rasoir de l'exécutant et le client, débarrassé de sa chevelure en quelques minutes, pouvait remettre sa chéchia et pas un cheveu ne dépassait de son périmètre crânien. Il y avait aussi toute sorte de marabouts pour enlever les "ensorcellages", prédire l'avenir, accrocher des amulettes qui garantissaient les névrosés contre tous les malheurs imaginables. Les mendiants et les voleurs se faufilaient dans la foule entre acheteurs et curieux au milieu du brouhaha. D'un autre côté du marché se trouvaient tous les produits de la basse cour : poules, lapins, canards et pigeons et il y avait même des moutons et des chèvres.
Je revois aussi cette cigogne qui depuis de longues années ne suivait plus les vols migratoires de ses congénères. Elle circulait entre les promeneurs , ne volant presque pas, un morceau de bois ficelé lui rendant la patte raide, attendant les morceaux de pain ou autres nourritures que les passants lui offraient. De temps à autre je n'hésitais pas à venir passer quelques heures en spectateur curieux plutôt qu'acheteur, regardant évoluer cette foule éparse, et mémorisant tous ces moments que je jette aujourd'hui sur le papier, cliché de la vie bônoise.
Mais qui ne se souvient pas des élections municipales ?
Joannonville, c'était toute notre jeunesse et nous y vivions heureux. Cette petite bourgade, desservie depuis Bône par les cars Nuncie, nous rassemblait comme une grande famille. Nous avions usé nos fonds de culottes ensemble sur les bancs de cette école primaire mixte et profité de cette immense plage de sable fin à quelques centaines de mètres de nos habitations.
Oui, ces instants sont restés gravés dans notre mémoire car au fond de nous même nous sommes restés des enfants. Notre vie d'adulte nous a fait découvrir toutes les vicissitudes qu'elle nous réservait. Aussi le plaisir est immense chaque année quand nous avons encore la chance de nous retrouver et d'échanger toujours les mêmes souvenirs, se revoir durant quelques heures en culotte courte, oubliant le temps et la maladie qui ronge nos physionomies. Je pense comme beaucoup de mes compatriotes que le plus grave préjudice que nous ayons eu à subir, fut notre déracinement.
Et pourtant le Bônois "tchatcharonne" a un cœur gros comme ça, gai comme un pinson, prêt à rendre service, implorant Saint Augustin dans le désespoir et l'oubliant aussi vite une fois le danger passé. Combien de pêcheurs en difficulté dans une "bafonnade" ont supplié la Madonne ou Saint Augustin pour les conduire à bon port, ont dit qu'ils brûleraient des cierges gros comme le bras devant leurs effigies si les vœux étaient exaucés et ont abandonné leurs promesses dès que le bateau avait franchi la passe du port, ça c'était Bônois. Mais ces petites tricheries étaient sans importance car la Sainte Marie était fêtée le 15 Août, non pas par une sortie en mer mais par une procession, un cortège de bateaux fleuris. Les statues religieuses étaient honorées sur tout le parcours effectué dans le port.
Les patrons embarquaient le dimanche des passagers pour une promenade en mer, faisant la navette entre le port et la Grenouillère "allez nous nous z'en allons", "allez vous z'êtes le dernier", oui, mais il y avait toujours un dernier après le dernier et il fallait attendre un bon quart d'heure avant de décider le capitaine à lever les amarres, mais pas avant que les passagers serrés comme des sardines n'aient pris place.
Partir à la découverte de Bône passionne les visiteurs et les Bônois. Nos sujets d'intérêt et de satisfactions sont multiples et chacun trouve sa part de bonheur. délaissant le centre de la ville, la visite des ruines d'Hippone et de la basilique de Saint Augustin s'impose. Au cours de cette charmante promenade nos yeux s'imprègnent de ces couleurs qui ondulent autour de nous rendant le décor changeant et magnifique. Il semble que les kilomètres de marche sont inexistants car le bonheur musarde tout le long du parcours, et le rire, notre soutien inconditionnel, annule la fatigue. les quartiers défilent sous nos pas et c'est toujours avec le même plaisir, la même passion que nous regardons ces petites maisons individuelles bien colorées nommées naïvement, "mon petit chez moi", ou "ça me suffit" et la senteur de ces jardinets bien ordonnés restent parmi les souvenirs que notre "ordinateur" a enregistré. Ce sont des clichés forts que notre mémoire restitue malgré le temps passé avec le plaisir de dire, tu te souviens.
Qui n'a pas effectué les promenades sur les jetées du port et lancé un coup œil sur le P'tit mousse, sur l'hôtel transatlantique, sur la vue en enfilade des plages et de la mer si belle qui changeait de couleur suivant la nature des fonds d'algues ou de roches. Qui n'a pas entendu le bruit des vagues sur la plage ou contre les rochers, semblable aux accords d'une mélodie apportant une merveilleuse sérénité sous la caresse d'une douce brise de mer. En remontant du "Lever de l'Aurore" à la "Ménadia" le calme est rompu par le bruit dans les immeubles des nombreux enfants du quartier qui donnent cette vie éclatante. Pas loin les "Mille Logements" grouillent d'une population haute en couleur et forte en gueule et les jurons fusent de toutes parts entre grands et petits.
Et pourtant l'évasion n'est pas loin, la route des Caroubiers avec ses arbres centenaires est bien agréable et nous conduit vers la porte du même nom et le pont de la "Tranchée". Au cours de ce parcours la vue est magnifique car nous apercevons dans son ensemble la baie et le port, nos yeux mieux que ceux d'un peintre peuvent trouver les angles de mise en valeur de ces trésors visuels. Combien de désespérés ont mesuré la hauteur de ce pont et les impacts sur les roches en contrebas sont remplacés par des croix peintes, blanches ou noires, souvenirs morbides d'un moment de détresse. Nous, préférions nous suicider du "Pont blanc" (1,50 m de hauteur) et mourir de rire.
A Bône, le dimanche, on donnait "un coup de pied" dans l'armoire et on s'habillait sur son trente et un. Le dimanche, c'était le temps des promenades sur le cours Bertagna avec les copains et celui des concerts de musique sur le kiosque près des bureaux de tabac. Entre onze heures et midi trente, c'était la cohue, d'abord pour écouter l'orchestre philharmonique et pour nous raconter, par petits groupes, toutes les histoires drôles qui faisaient même rire ceux qui ne participaient pas à la conversation.
Pour caricaturer la population bônoise, il y avait celle formée par un ensemble de personnes du commun ; "la MATSAME", parce que comparée aux poissons de diverses qualités, jetés dans le casier et celle constituée de notables comme des rougets de roche alignés têtes en haut du panier, que l'on nommait avec la bouche en "cul de poule". Les plus déshérités de nos concitoyens habitaient la "Choumarelle" -dite la cité vaseuse car souvent inondée par les humeurs de la Seybouse. Pourtant ces gens vivaient heureux du produit de leurs maigres pêches : mulets. loups, clovisses et haricots de mer vendus à des particuliers des quartiers de Joannonville ou de la gare de Bône-Mokta.
Les "rougets" habitaient les quartiers chics de Beauséjour, Ste Thérèse, Saint-cloud et bien sûr le centre de la ville. Leurs tenues vestimentaires ne laissaient planer aucun doute sur leur train de vie qui contrastait avec celui des ouvriers en bleu de chauffe coiffés de casquettes. Le regard de ces messieurs ne devait pas croiser celui de ces derniers car aussitôt on en venait aux mots "Tu ne m'a pas bien vu ?", "Tu veux ma photo ?". Quelques fois on en venait aux mains et des bagarres éclataient mais après quelques coups de poings chacun poursuivait sa route. Les insultes proférées s'adressaient à une quantité de morts remontant à plusieurs générations, agrémentées de toutes sortes de qualifications. il est vrai que de toute l'Afrique du Nord, c'était nous qui avions le plus grand répertoire de jurons, incompréhensibles pour les étrangers et ce langage remontait à la nuit des temps.
Peut on avec le temps qui passe oublier tous ces moments ? je ne crois pas. La caractéristique du Bônois c'est son adaptation facile et rapide à toute nouvelle situation mais pas celle d'oublier et cela l'honore. Et c'est pour cela que chaque année à Uzès la joie de rencontrer nos amis Bônois et de l'Est algérien est toujours aussi grande, pour ouvrir durant une longue journée le livre des souvenirs et inscrire peut être une dernière fois les joies et les peines de l'année écoulée. Que le temps passe vite dans ce camping. Malgré les arbres qui nous aspergent de leur pollen, toutes les senteurs sont mêlées , merguez et sardines grillent sur deux feux de bois et chaque famille échange les mets préparés. La "tchatche" assèche nos gorges, mais l'anisette est la boisson de la cordialité et du souvenir.
Bône je t'aime toujours et si tu t'appelles aujourd'hui Annaba, peu importe, tu demeures gravée dans mon cœur et ton souvenir ne pourra s'effacer qu'à ma mort. Merci d'avoir bercé mon enfance et inscrit dans ma mémoire la vie simple d'un pied-noir sans importance.
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