par Léon SAZIE - chapitre douzième - BOU-ZIAN ET LA POUPEE
La sœur lui dit que c'était un soldat qui ne vivait encore que par miracle. Ce malheureux, ayant appris que BOU-ZIAN était à l'hôpital, avait demandé à le voir, Depuis ce moment, il semblait mieux aller...
On le mena dans la salle où, sur des oreillers blancs, il aperçut une tête exsangue envahie par la barbe hirsute, avec des yeux au fond des orbites qui semblaient seuls vivre encore. Et cette tête, toute de souffrance atroce, en voyant BOU-ZIAN, eut la force de sourire, de s'éclairer...
Reste tranquille Douro, affirma le caporal ... BOU-ZIAN ti promis, jamais ti morir !
Enfin, écoute. Je sais que tu vas en convalescence à Paris ... La sœur te donnera une lettre que je lui ai dictée pour ma femme et ma fille ; tu connais mon aventure, tu leur diras comme que ça c'est passé.... et puis tu les embrasseras bien pour moi...
DURAND eu voulu rire..., mais il pleurait. BOU-ZIAN n'eut pas voulu pleurer, il ne pouvait rire...
BOU-ZIAN se pencha sur DURAND et, longuement, fraternellement, l'embrassa. La sœur lui remit la lettre qu'elle avait écrite sous la dictée du blessé... BOUZIAN recommanda DOURO aux camarades... et le lendemain, avec un convoi de convalescents, il partait vers Paris...
... Quand il lui fut permis de sortir de l'hôpital, BOU-ZIAN se rendit à LEVALLOIS-PERRET où demeurait DURAND. On l'attendait. Il trouva là le foyer de toutes les familles françaises, en ce moment... Les voisins étaient venus pour voir, pour entendre le caporal qui apportait des nouvelles du front. Des gens, ne se connaissant pas au mois d'août dernier, se trouvaient ici comme chez des parents, se sentaient unis ainsi qu'une grande famille, car tous avaient là-bas quelqu'un, et tous avaient ici les mêmes angoisses, mais la même résolution, la même espérance et la même confiance. BOU-ZIAN que, sur le champ de bataille, rien ne pouvait émouvoir, se sentir quelque peu troublé en entrant dans cette chambre proprette de ménage ouvrier, où tout le monde l'attendait... Mais un turco n'est pas longtemps intimidé. La femme de DURAND le fil entrer, le présenta. BOU-ZIAN salua à la ronde, salua plus longuement les mères, les femmes, les sœurs qui, déjà, portaient le deuil, serra les mains que les pères, les vieux lui tendaient, puis il prit la fillette de DURAND et, longuement ; la serra dans ses bras.
Ti connais, lui dit-il, ti mon z'enfant josque ton papa revient...
Et, de ses poches, il tira des bananes, des oranges, des sucres d'orge, un cornet de cacahouètes achetés à une marchande à la petite charrette, rencontrée en chemin. Comme la femme de DURAND sanglotait en lisant la lettre de son mari, BOU-ZIAN lui dit de ne pas pleurer. Il affirma que DURAND reviendrait... Les turcos l'avaient, pour sa bravoure, reconnu z'Arabe ; par conséquent lui jamais malade, jamais mourir... Maintenant il était blessé... Bon... qu'est-ce que C'était ça.... rien du tout! Blessé, ce n'était pas malade.... pas mort...
Mais enfin, dit la femme de DURAND, exprimant la pensée de tout le monde, pourquoi n'avons-nous pas plus souvent de ses nouvelles. Je ne reçois pas de lettres.
Y a madame DOURO, répondit BOU-ZIAN. Ti voudrais tos les jours one lettre comme ti prends café por déjeuner. Ecoute-moi. Pas possible. DOURO, tos les soldats là-bas, ti marches, ti mettes dans tranchées, ti fotees di coups soir Il Boches.... les mains sont tojors occupées por fusil, ti peux pas z'écrire... Et quant ti ordre l'entend one a besoin voitures, la lettre attend... Ci comme nos autres. Quant c'est moment ti manges, ti n'as rien... Liotenant BAROUDE ti splique : ya lagah, mes z'enfants, nos boffe pas jord'hui... parce que voiture qui porte la soupe por ton ventre y porte monations por la gole di Boches, ci plos meillor ! Alors ti serres ceintoron et ti rigoles... Ti connais plos qui ti faim!
Aux hommes qui, sans doute, comprirent la valeur de l'éloge, il déclara sérieusement
Li simples fantassins di France faire si plos meilleurs travail qui tos on peut dire que ci z’Arabes !... Raste tranquilles, ci gagné bataille. Vos povez ti commence contents... Vive la France!...
Sa gaieté, sa confiance réconfortèrent ce coin, adoucirent les larmes, affirmèrent l'espérance, firent du bien...
Dès lors, à chaque sortie, il venait prendre la femme et la fille de DOURO pour les promener, et lui qu'on guidait, il croyait fermement, lui caporal, leur montrer Paris...
Un jour, la fillette s'arrêta en extase devant l'étalage d'un bazar dans lequel s'épanouissait une poupée magnifique dans une boite.
BOU-ZIAN n'hésite pas. Il prend la poupée à l'étalage, la donne à l'enfant.
Ci por toi... BOU-ZIAN ti donne!
Et heureux du bonheur de l'enfant, il demanda à la vendeuse combien coûtait la poupée...
Elle coûtait six francs !... BOU-ZIAN a un petit frisson... C'est cher les poupées à Paris... Mais il tire de sa poche un vieux porte-monnaie énorme en cuir, et regarde au fond 'une des poches, la seule qui contient quelque chose... Il en tire... bien compté et recompté, quarante-trois sous... Il était loin du prix marqué... Ça ne l'émeut pas... Il tend ses quarante-trois sous à la vendeuse :
La vendeuse, naturellement, ne pouvait accepter ce marché ... et BOU-ZIAN ne voulait pas reprendre la poupée à la fillette.
- Bon ! fit BOU-ZIAN à la vendeuse. Nos allons ranger ça Osqui li patron magasin ?
Ji promis DOURO, blessé, qui son z'enfant ci mon z'enfant, josqui revient... La petit veut one poupée. Ji donne popée... ; mais maintenant ji peux pas ji paye popée et ji peux pas ji prends popée la petite. Ti connais ça, Daractor L.. Mais ti peux faire confiance BOU-ZIAN ; quand ji rengage ji paye toi..., dans trois ans... Ci trop long !... Bon !... Attends, toi écrire carta mon père...
BOU-ZIAN dicta au vieux brave homme, qui s'y prêta facilement, une lettre dans laquelle il priait son père de vendre la chèvre grise ou un mouton, et d'envoyer au marchand 2 fr. 85.
Le brave homme écrit la lettre; il demanda à BOU-ZIAN s'il sait lire...
Le marchand lui tend alors la lettre. BOU-ZIAN la regarde, la parcourt des yeux comme s'il lisait, et déclare:
Le vieux marchand lui dit alors de signer la lettre... BOU-ZIAN apposa non sans quelque mal, sa signature en arabe, puis donna l'adresse de son père.
L'affaire alors est conclue.
Il va rejoindre la fillette de DURAND qui berce la poupée. Le marchand le rappelle, lui dit que quand on a fait un achat dans son magasin on a droit à une prime..., et il lui donne une blague à tabac en caoutchouc. BOU-ZIAN croit rêver. Il ne sait comment remercier... Après avoir serré la main du vieux brave homme, il dit à la vendeuse, jeune fille gentille:
Il saisit la vendeuse, l'enlève de terre et lui plaque sur les joues deux baisers qui chantent dans le magasin...
... Quelques jours plus tard, le père de BOU-ZIAN, là-bas dans son vieux village kabyle, recevait la lettre du marchand. La lettre signée par BOU-ZIAN disait:
«je suis content de pouvoir vous envoyer de mes nouvelles par un ami rencontré à Paris. Je vais très bien, et vous embrasse... Caporal BOU-ZIAN.»
... Deux semaines après cet événement, BOU-ZIAN, qui ne boitait plus, qui avait retrouvé son pas sec et nerveux, voulait prouver au sergent BENIZOP que son mollet d'Algérien, son mollet de coq avait repoussé ; il disait au revoir à la femme de DOROU, à la fillette, et il allait retrouver les turcos au front.
Encore une fois, les Boches qui ont, à défaut qualité, la mémoire des coups qu'ils reçoivent, tremblèrent en entendant le cri des chiens kabyles, la nuit. Ils se doutèrent qu'on allait leur servir de nouveaux trucs de taraillors, de bons coupes de z'Arabes.
C'est qu'il était de retour, le caporal BOU-ZIAN, du 2e turcos !
(Revue Ensemble, N° 220 Décembre 1999, pages 31 à 33) |