LES 3 ET 4 AOUT 1914
De LOUIS ARNAUD

Le mois de juillet s'était traîné dans la torpeur, et la désolation.

Le mouvement des affaires qui s'était ralenti, de jour en jour, ne paraissait pas, en ce début d'août brûlant, devoir sortir bientôt de sa léthargie.

La vie de la Cité était comme suspendue ; la pensée de chaque habitant était uniquement préoccupée par les événements qui se déroulaient en Europe Centrale depuis le 28 juin, jour où avait été assassiné, à Sarajevo, l'Archiduc François Ferdinand, héritier de la Couronne d'Autriche - Hongrie.

L'Allemagne qui recherchait la guerre n'attendait que l'occasion de la faire éclater, Deux ans auparavant, le coup d'Agadir avait fait long feu. Mais cette fois, Guillaume II entendait lui-même mener la discussion relative aux sanctions que devait entraîner l'atteinte portée au prestige de sa voisine et alliée.

Tous les efforts de l'Empereur Nicolas II de Russie pour éviter un conflit demeuraient vains.

Après un long mois d'alternatives, l'Autriche allait déclarer la guerre à la petite Serbie. Ce geste devait fatalement entraîner la Russie à venir au secours de son alliée et, du même coup, obliger la France, par le jeu des Alliances, à se ranger aux côtés de la Russie.

Sans attendre que la France ait fait, de quelque façon que ce fut, acte de belligérante, et alors même que pour prouver les intentions pacifiques de notre pays et permettre la poursuite de pourparlers pacifiques, le Gouvernement ordonnait le recul de toutes nos troupes à dix km. en deçà de la Frontière Franco - Allemande ; Guillaume II adressait un ultimatum à la Belgique pour qu'elle l'autorisât à passer sur son territoire, afin de venir attaquer la France, sous le faux prétexte que des avions français avaient survolé Nurem6erg.

Les choses en étaient là, en ces premiers jours du mois d'août, et c'est ce qui expliquait la profonde inquiétude qui étreignait tous les cœurs.

On comprenait que la décision de l'Allemagne était déjà prise, mais on voulait espérer, quand même, qu'on parviendrait à éviter la guerre.

Ce premier lundi d'août avait été particulièrement angoissant.

En Ville, tout était morne et silencieux, tout paraissait inerte. Des groupes allaient lentement par les rues, comme s'ils étaient las, comme s'ils avaient le pressentiment d'un malheur tout proche.

Vers la fin de l'après-midi, les affiches surmontées de deux petits drapeaux tricolores entrecroisés, étaient placardés sur les murs de la ville.

C'était la mobilisation.

La mobilisation n'était pas la guerre, avait dit aussitôt le Président Poincaré, sans doute, pour calmer encore les esprits et éviter l'affolement de la population.

Craignait-on quelque réaction hostile chez le peuple déjà si accablé par le marasme des affaires et l'angoisse de tout ce mois de juillet ?

Ceux qui avaient pu avoir une telle crainte, s'étaient largement trompés.

L'annonce de la mobilisation eut un effet contraire. Les cœurs inquiets depuis un mois furent spontanément galvanisés par cet appel aux armes.

De ces affiches blanches aux petits drapeaux tricolores qui préludaient au sinistre drame qui devait durer cinq ans et causer tant de deuils et de misères, il y en avait partout à travers la Ville.

Toutes étaient entourées par une foule avide de les voir, et d'entendre les réflexions et les commentaires provoqués par la grave décision qui venait d'être portée à la connaissance de la Nation.

Il y en avait une, tout près des boîtes aux lettres de la Poste Centrale, située, alors, Près du Palais Consulaire, dans l'actuelle Maison de l'Agriculture, le rassemblement qui s'était formé, à cet endroit, était vite devenu très important. La petite place aux palmiers, la chaussée, la terrasse de la Brasserie Gambrinus, avaient rapidement été envahies par des groupes discutant et échangeant leurs impressions sur la situation.


Poste Centrale en 1914

Partout, ce n'était qu'une adhésion complète à la décision du Gouvernement, partout, c'était l'affirmation vibrante de la certitude de la Victoire.

Puis, brusquement, les rues et les cafés furent déserts et silencieux.

C'était la fin du Jour, l'heure du souper familial, et chacun avait hâte de se retrouver au milieu des siens pour leur faire le récit de tous les faits qui s'étaient déroulés au cours de ces heures tragiques et historiques qui venaient de marquer le dénouement d'une trop longue angoisse.

Le repas du soir terminé, la foule eut tôt fait de reprendre Possession de la rue et des cafés. C'était une foule loquace, bruyante, dégagée de tout souci, presque heureuse de vivre et de pouvoir, enfin, parler de revanche. Car, il n'était question que de cette revanche que, selon Juliette Adam, Gambetta avait beaucoup trop facilement abandonnée, après s'en être tant servi pour parvenir aux honneurs.

La Brasserie Gambrinus, dans la rue du 4 Septembre, en face de la Grande Poste, était, en tout temps, pour ainsi dire, le centre de réunion, des officiers de Garnison. Cet établissement, tenu par un ancien Adjudant du 3ème Tirailleurs, se trouvait, au surplus, sur le parcours que les militaires étaient obligés de suivre pour aller de l'Hôtel de la Subdivision, aux bureaux de la Place et de l'Intendance et autres services militaires.

C'est, sans doute, à cause de la présence d'officiers en cet endroit, que la foule était plus dense là qu'ailleurs.

Il y avait sur la petite place et dans les rues adjacentes, plusieurs centaines de Personnes qui à un moment entonnèrent la « Marseillaise », puis le « Chant du Départ ».

Oh ! cette « Marseillaise », dans la nuit, chantée par tant d'exécutants animés de la Plus belle foi patriotique, s'exhalant, en accents chauds et vibrants, de toutes ces poitrines françaises prêtes à s'offrir pour la défense du pays.

Je n'ai jamais rien entendu de plus émouvant, de plus exaltant.

J'étais à la terrasse de la brasserie, à la même table que le Commandant Raynal et sa femme, dans le bout de rue qui va rejoindre le Cours Bertagna.

Le Commandant Raynal devait prendre le train pour Alger, avec le 3ème Tirailleurs, dans la même nuit, pour aller s'illustrer au Fort de Vaux.

La magnifique résistance du Fort de Vaux est une des plus belles pages de notre Histoire militaire. Elle a provoqué l'admiration des Allemands eux-mêmes qui, lorsque le Fort est tombé, le 7 juin 1916, se sont refusés à désarmer son Commandant fait prisonnier.

Il était fort tard lorsque nous nous séparâmes. Je rentrai chez moi, à l'extrémité de la Colonne, aux Quatre-Chemins, et je m'endormis en rêvant à des lendemains victorieux.

J'étais endormi depuis une heure à peu près, lorsque des bruits sourds, semblables à des grondements de tonnerre, me réveillèrent.

Dans mon esprit confus, il me fut impossible d'identifier exactement la nature de ce fracas qui troublait la nuit. Etait-ce un orage ? le tonnerre ? Non. Je me rappelais aussitôt combien la nuit était belle et douce, et le ciel tout brillant d'étoiles, une heure auparavant.

Mais voici que des bruits de voitures, de carrioles, plutôt, roulant sur les pavés de la rue Sadi-Carnot au galop effréné des chevaux, venaient s'ajouter aux grondements confus et lugubres qui passaient au-dessus du toit de la villa.

J'ouvris ma croisée, le jour commençait à peine, et je vis des voitures de maraîchers qui revenaient de la Ville avec leur chargement de légumes, intact.

Les chevaux avaient parcouru le chemin de retour en une galopade folle.

Au carrefour des Quatre-Chemins, les Jardiniers affolés avaient arrêté leurs attelages pour les faire souffler et reprendre haleine eux-mêmes.

Ils racontèrent, alors, qu'étant autour du marché aux légumes de la Place de Strasbourg, attendant son ouverture pour y livrer, comme tous les matins, leurs produits, ils avaient été, soudain, terrifiés Par un bombardement intense et une épaisse fumée qui envahissait les alentours du port, vers le bas du Cours.

Pris de panique, ils n'avaient pensé qu'à fuir les parages du marché de toute la vitesse de leurs pauvres attelages.

Bône venait, en effet, d'être bombardée par un croiseur allemand, alors qu'on ne connaissait officiellement la déclaration de guerre par un télégramme de l'Amirauté d'Alger, que depuis deux heures du matin.

Voici, extrait d'une étude parue dans « L'Armée d'Afrique », de septembre -octobre 1924, dix ans après, sous la signature du Général Lebel, les conditions dans lesquelles cette attaque inattendue s'est déroulée:

« Le 3 août, vers 14 heures, le sémaphore du Cap « de Garde signale que deux croiseurs allemands, dont « la présence en Méditerranée était connue, le « Goeben » « et le « Breslau » croisent en vue de la Côte.

« Le 4 août, à trois heures, le guetteur du pilotage signale un navire de guerre venant de l'Est, le cap sur la Mafrag, lentement tous feux éteints ; à 3 h. 30, il se trouvait à environ trois milles et demi du port, en dedans du Cap Rosa.

« Une embarcation du pilotage, croyant avoir affaire à un bâtiment français, sort du port pour aller à sa rencontre ; elle est à deux cents mètres du navire, lorsqu'à 4 heures, celui-ci mettant le cap sur le Cap de Garde, et présentant bâbord à la passe, ouvre le feu en longeant très lentement la jetée Babayaud, arrivé par le travers de Saint-Cloud, il oblique sur tribord et augmente sa vitesse, en passant sous le Fort Génois à raser la côte, il ralenti et tire cinq salves sur le sémaphore du Cap de Garde, puis fait route au nord.


Itinéraire suivi par le " BRESLAU " devant Bône.

« Environ, 140 coups de 105 (dont 65 points de chute ont été relevés) avaient été tirés sur le port et ses « abords » (parc à fourrage, voisin de la gare, usine à gaz, quais, vapeur « St-Thomas » amarré dans la grande darse à la racine de « la jetée Sud », et 25 sur le sémaphore.

« Un employé des Ponts et Chaussées qui allait éteindre le feu du Môle, avait été tué, 2 matelots du « St-Thomas » et 5 autres personnes blessées, une barque de Pêche coulée, le « St-Thomas » et quelques immeubles avariés, le mécanisme du mât sémaphorique mis hors de service.

« La gare où se rassemblait le bataillon de Tirailleurs, qui devait partir à 5 heures pour Alger, n'avait pas été atteinte ».

Le but poursuivi par le « Breslau » était certainement de jeter le trouble dans la population et de détruire les convois, qui devaient, selon lui, transporter les troupes d'Algérie en France. Car il avait été question de diriger, par le port de Bône, sur la Métropole, les troupes de la région. Mais ce plan avait été modifié au dernier moment, et aucun transport de troupes ne devait plus être effectué par notre port.

De ce côté là, le « Breslau » n'avait abouti à aucun résultat pratique ou utile.

Ses premiers obus, sur le port, n'avaient atteint que l'angle du Palais Calvin, en face du Palais Consulaire, et les vieux bâtiments de notre archaïque Manutention militaire.

Une modeste plaque de marbre marque droit sur lequel fut tiré, le 4 août 1914, le premier obus allemand de la guerre.


En Allemagne, une médaille en argent fut frappée et distribuée aux marins du « Breslau » pour commémorer « Le glorieux fait d'armes » du 4 août qui ne fut, en réalité, qu'un fiasco complet et une pitoyable agression.


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