L'été de bonne heure le matin, avant que la chaleur elle commence à plomber et 'avant de s'enfermer pour travailler dans les coulisses de l'atelier, Vito, il emmenait toute la sainte famille: la Mamma et les neuf enfants en rangs serrés, se baigner à la Grenouillère et se prendre des réserves de fraîcheur pour toute la journée des canicules.
La Grenouillère, c'était la première et la plus populaire des plages qu'elles se suivaient pareils les grains d'un chapelet d'or, depuis le port de Bône, jusqu'au Cap de Garde. À douze kilomètres de la ville, au bout de la Corniche, qu y en a pas deux comme elle, avec ses plages raccrochées l'une à l'autre par des rochers " maoustes " (1) , où les vagues elles moussent autour, avec des gerbes de perles d'eau, on arrivait au Cap de Garde. Le phare du Cap de Garde, il jetait sur la mer, dans le noir de la pleine nuit, son pinceau de lumière en tourniquet; il avertissait les navires de faire bien " entention " de pas changer de route et de pas se briser les os sur les écueils.
Toujours à l'heure, un break, il attendait devant le 27 de la rue Gambetta pour embarquer la famille Dimeglio, bien garnie, Dieu bénisse! Confondez pas le break à cheval que je parle avec la fourgonnette vulgarisée dans les automobiles des jours d aujourd'hui.
Le break qu'il emportait les Dimeglio vers la mer de La Grenouillère, c'était une grosse carlingue carrée, tirée par deux chevaux avec des chapeaux de paille d'Algérie; un cocher arabe, bien droit sur son siège en hauteur, un narcisse à l'oreille, il te menait le break à bride abattue, à grands coups de fouet. Ben Hur qu'il volait au triomphe de l'arène, sur son char hébreu emporté par des chevaux arabes aux noms d'étoiles, il était pas son cousin. Le cocher de Vito, il se prenait pour le pacha ottoman, Soliman le Magnifique, ou un autre, qu'il est entré dans la basilique Sainte-Sophie pour lui enlever sa sagesse chrétienne et byzantine, et la flanquer de quatre minarets musulmans, kif-kif les quatre oreilles de ses chevaux qu'elles traversaient les bords de leurs chapeaux; lui, le Sultan du moment, il rabattait ses oreilles sous la paille du sien et il lançait des " hue, dia " de victoire et de bonheur.
À l'arrière du break, un marchepied de fer, il te faisait monter à l'intérieur et tu pouvais t'asseoir, au moins treize à la douzaine sur les banquettes qu'elles se regardaient bien en face.
Si tu vois pas très bien comment ce break il était fait " arrapelle-toi " des diligences des westerns. T'y approches la vérité, le break il ressemblait à la diligence, en plus carré, plus haut sur pattes, sans les vitres; les deux côtés ouverts avec des rideaux à glissière pour se cacher, si on voulait; les banquettes elles étaient à l'envers des diligences, en longitudinal " au lieur " de transversal.
Les Arabes, ils utilisaient les breaks pour promener leurs femmes et leurs filles, ou pour les grands mariages. Les calèches elles étaient trop petites avec leur quatre ou cinq places en disponibilité. Comme l'importance des Arabes, elle venait de leur ventre plus ou moins gros, et du nombre de femmes qu'ils avaient, jusqu'à quatre si leurs moyens ils permettaient comme le chamelier béni d'Allah; pour transborder leur p'tit harem autour des plages, rien que le break il faisait l'affaire. C'est surtout pour les familles arabes que les rideaux ils avaient utilité.
Le voile, il cachait déjà la " fugure " des femmes; avec le rideau par?dessus le marché, elles étaient cachées à double cloison des regards interdits. Derrière ces rideaux on entendait des rires et des youyous qu'ils fermaient la bouche aux voix des hommes.
Le break des Dimeglio, il était moins exubérant que celui des Arabes. Vito, heureux d'une bonne journée qu'elle commençait dans la famille ensoleillée, il riait fort et il lançait des chansons napolitaines que son fils François il accompagnait souvent. Le regard d'Angéla et celui de Marie, son bras droit séculier de bonne éducation, ils tenaient les filles au garde-à-vous des filles de bonne famille.
Quand l'une ou l'autre, on l'avait donnée en mariage, elle avait l'autorisation d'ajouter son mari au cortège balnéaire.
C'est comme ça que Juliette, toute fraîche épousée, elle accrocha un jour à ses jupes, son Antoine adoré. Toujours la plus remuante, la plus parlante, la plus joyeuse, elle riait dans des éclats qu'Antoine, bouche cousue et souriant aux anges des p'tits Maltais, il partageait pas.
Le break, il allait à fond sa caisse à savon; il roulait, il tanguait, il brinquebalait sur les pavés qu'ils étaient pas ceux de l'enfer du Nord, mais qu'ils secouaient pareil. Le bruit des roues, çui-là de la carlingue mal boulonnée, les claquements du fouet et de la voix " troniturante " (2) du cocher, ils empêchaient l'oreille aux abois d'Angéla et de Marie, de comprendre le pourquoi de la bonne humeur de Juliette. Les quatre-z-yeux de la mère et de sa fondée en pouvoir de châtiment, ils se braquaient sur l'inculpée.
D'un coup, en feu croisé, l'œil d'Angéla et celui de Marie ils sont tombés sur le scandale du siècle: Juliette elle embrassait son Antoine sur la bouche, au vu et au su de toute la famille. D'un bond la Mamma elle gicla de sa place comme si une vipère elle lui aurait mordu ses fesses bien en chair. Elle avança, titubant de les turbulences du break; elle s'agrippait à droite, à gauche, à un bras, à une chemise, à un genou sur quoi elle avait manqué s'affaler; après bien des hauts et des bas dans l'avancée, mais que du très haut dans la colère, elle est arrivée devant le couple. Elle s'est plantée face à Juliette, droite dans le bon poids de sa corpulence et de son bon droit. Sans un mot dans la bouche, mais du feu dans les yeux, elle a balancé à Juliette une baffe bien sonnée sur chaque joue pour as faire de jaloux.
Estomaquée, Juliette, elle est restée " axe " (3), le sifflet des baisers et des rires, coupé net. Après cette double baffe que jamais Juliette elle a oubliée dans sa vie, la Mamma elle est retournée s'asseoir dans sa dignité bien prouvée. Même mariée, défense que tu embrasses ton mari, à pleine bouche en public, même familial, et même pas dans l'intimité si t'y as un peu de la pudeur féminine.
Vito, son plus beau contre-ut en travers du gosier, les garçons et les filles, comme chaque fois que la Mamma, elle se piquait une " rabbia " (4), ils se plongeaient tous dans le silence de la mer quand elle a pas des vagues. [ ... ]
L'épisode de la baffe, il a pas coupé les élans de Juliette, pour se jeter dans l'eau, pour asperger ses sœurs, leur faire la " maillonnade " que c'est en français culturel mettre la tête sous l'eau pour faire boire la tasse. Antoine, toujours prudent, il avait rejoint le peloton des garçons qu'il s'écartait du bord à la brasse. Les filles, dans leurs maillots, jusqu'aux genoux, leurs bras couverts jusqu'aux coudes, leurs chignons écrasés sous le bonnet de bain, elles faisaient gentiment la trempette.
La Grenouillère, en vrai, c'est le marigot où les grenouilles elles vivent de leur belle vie de mutations de têtard à grenouille. Peut-être qu'on appelait cette plage La Grenouillère, parce que la mer elle avait pas beaucoup de fond, que les baigneurs ils " pilulaient " (5) et qu'ils gigotaient tous dans l'odeur des frites et des merguez, qu'on s'empiffrait après le bain.
Quand Vito, il donnait le signal de lever le camp, vite on se rhabillait, les filles dans les cabines, les garçons le bas-ventre dans une serviette: des frites, des merguez, des bricks à la main, on montait dans le break et on retournait dans l'atelier mal aéré, mijoter dans la sueur que la chaleur de l'air elle faisait couler et que les fers remplis des braises brûlantes ils poussaient en cascade thermale.
Notes:
1 - Maoustes: énormes.
2 - Troniturante: tonitruante.
3 - Axe: étonnée, éberluée.
4 - Rabbia: rage
5 - Pilulaient: pullulaient.