L'AFFAIRE :
DE SAKIET-SIDI-YOUSSEF
Par Mrs AntoineMartinez et Jean Pierre Bartolini


      Dans l'entreprise de démolition que subit l'armée française s'agissant de son action en Algérie, l'épisode de Sakiet-Sidi-Youssef qui avait déjà déclenché les foudres des partisans de l'indépendance, reste encore aujourd'hui comme une agression sauvage et sans motif à l'encontre d'un paisible village de paysans tunisiens. L'accent est mis sur les malheureuses victimes civiles qui payèrent le prix de la perfidie et qui sont utilisées actuellement encore comme moyen de propagande et de dénigrement.
      En réalité Sakiet situé à 500m à l'intérieur de la frontière tunisienne, constituait une base arrière pour les combattants du FLN de laquelle partaient des unités entraînées et armées qui harcelaient les troupes françaises.
      Sur le site d'une ancienne mine désaffectée située à 2 Km du village étaient installés, DCA, mortiers et mitrailleuses lourdes. Les avions militaires français étaient régulièrement pris pour cibles. Les incidents se multipliaient et malgré les protestations françaises à Habib Bourguiba Président de la république tunisienne, la Tunisie continua son aide matérielle et son appui logistique.
      De nombreux officiers présents en Algérie en 1958, l'étaient aussi en Indochine. Ils avaient en mémoire l'aide apportée à leurs adversaires par les pays riverains. Il était donc inconcevable pour ces officiers qui étaient aussi des êtres humains et dont la vocation était de défendre le territoire Français, de permettre que nos soldats français fussent enlevés en Algérie et emprisonnés en Tunisie ; que des avions se fassent mitrailler depuis le sol tunisien et ceci en toute impunité.
      Le 8 février 1958 après qu'un nouvel appareil fut abattu par des tirs de mitrailleuse, l'aviation française utilisant, pour la première fois son droit de suite, effectua une opération de représailles destinée à " nettoyer " cette position stratégique et ainsi faire cesser les harcèlements.
      Des victimes civiles furent à déplorer parmi les terroristes de l'A.L.N.
      Le bombardement d'un camp de l'A.L.N. en Tunisie était " grave ", mais pas plus que les incursions de l'aviation américaine en Corée du Nord ou actuellement en Irak.
      Pourquoi les conséquences de cette action française furent-elles si importantes pour tous les protagonistes de cette guerre ?
      La propagande indépendantiste utilisa cet événement comme preuve de la barbarie de la France. Curieusement principal coupable, le Président Bourguiba déposa une plainte au conseil de sécurité de l'ONU.
      Il était en effet coupable à plusieurs titres.
      Tout d'abord, il était officiellement " ami " de la France et théoriquement neutre. Il aurait dû en conséquence, empêcher les regroupements des éléments de l'ALN sur son sol.
      Ensuite, si l'on peut comprendre qu'il ait donné le droit d'asile par souci humanitaire ou par sentiment de sympathie, rien ne l'obligeait à armer et appuyer par ses propres troupes les agressions contre nos soldats.
      En outre, se doutant bien que la France ne pouvait rester passive à long terme devant les offensives de ses protégés, il aurait dû prendre les mesures adéquates pour isoler ce point stratégique des lieux où résidaient des populations civiles.
      Enfin, il a utilisé politiquement cet incident pour internationaliser le conflit.
      Habilement exploité par les gaullistes et les ennemis de la France l'épisode Sakiet contribua à l'effondrement de la IVe république et à l'avènement du gaullisme.

      Pour Mieux comprendre cet important épisode de la guerre d'Algérie, nous vous proposons 3 analyses différentes par: Marie Elbe, le Général Jacquin et Pierre Montagnon.
      

Antoine Martinez et Jean Pierre Bartolini
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11 Janvier 1958 : PRELUDE A SAKIET-SIDI-YOUSSEF

Objectif FLN. : torpiller les relations franco-tunisiennes,

      Précédant le bombardement, par l'aviation française, le 8 février 1958, du village tunisien de Sakiet-Sidi-Youssef, village où le F.L.N. a installé une base rebelle, il y a, le 11 janvier, une solide embuscade, 8 km plus bas, tendue par 300 Algériens à une forte patrouille du 23e R.I. Quinze soldats sont tués et quatre emmenés en captivité en Tunisie : le caporal Vianaron, les deuxième classe Henri Reléa, Jean Jacob et Vincent Morallès. Ce qui porte à une dizaine le nombre des prisonniers retenus dans les camps algériens en Tunisie. Trois d'entre eux, Richomme, Decourtex et Feuillebois, seront passés par les armes, sans autre forme de procès, à Souk-el-Arba, le 25 avril 1958, drame qui motivera, le 13 mai 1958, la manifestation au monument aux morts d'Alger, point de départ des événements que l'on sait.
      L'embuscade, c'est le premier épisode de l'affaire de Sakiet, et il convient de replacer les faits dans le contexte du moment, quand les troupes françaises étaient continuellement en butte, à la frontière tunisienne, aux attaques' des bandes rebelles cantonnées à l'abri en territoire étranger, sans possibilité de riposte. C'est après l'embuscade du 11 janvier que le Conseil des ministres admet le principe du droit de poursuite; encore laisse-t-on le commandement en Algérie seul juge de la situation, pour l'appliquer. Quand Sakiet sera bombardé, on en sera au 84e incident de frontière depuis juillet 1957, dont le plus dramatique et le plus exaspérant pour l'armée est celui du 11 janvier. Car, cette fois, le problème se pose du rôle que joue la Tunisie dans la guerre d'Algérie, puisque sa connivence avec le F.L.N. s'inscrit dans les faits, sur les lieux mêmes de l'embuscade.
      Les 300 rebelles qui encerclent les 43 Français du 23e R.I. sont amenés à pied d'œuvre par les véhicules de la garde nationale tunisienne du poste de Sakiet. Ils seront rembarqués, après coup, par ces mêmes G.M.C. avec leurs quatre prisonniers.
      A cette date, où en sont les relations Franco-tunisiennes ?

      Les appels de Bourguiba

      Quelques jours avant, le 26 décembre 1957, Bourguiba, dans son allocution hebdomadaire, a proposé pour la première fois une alliance avec la France, si celle-ci accepte le repli sur Bizerte des troupes françaises en Tunisie. Cette proposition déclenche, à Tunis, des réactions fort diverses, tant dans les milieux algériens que dans les cercles du Néo-Destour et du gouvernement.
      Alors que Ladgham, secrétaire d'Etat à la Présidence et à la Défense nationale, insiste auprès de l'ambassadeur de France en Tunisie sur cette proposition d'alliance, d'autres membres du gouvernement tunisien cherchent à en minimiser l'importance.
      Huit jours plus tard, le 3 janvier, en l'absence de Bourguiba, un communiqué tunisien accuse les troupes françaises d'avoir violé la frontière dans le Sud, à Foum-el-Kanga. Incident démenti du côté français, mais qui sert de prétexte, le lendemain, à Redeyef, à une manifestation où près de 4 000 Tunisiens réclament le départ de nos troupes.
      Le 6 janvier, M. Bénard, ministre plénipotentiaire, arrive à Tunis nanti d'instructions du gouvernement français marquant l'intérêt porté par Paris aux propositions d'alliance du président Bourguiba.
      Or, le lendemain, 7 janvier, le journal officiel du Néo-Destour, El-Armal, décrète, dans son éditorial : " Nous ne savons pas de quelles propositions d'alliance il est question. "
      Le soir même, Bourguiba rentre à Tunis, en plein malaise politique. Au point qu'on parle de remaniement ministériel.
      Quelques jours plus tard, il réitère son offre à la France, insistant plus nettement, cette fois, sur le repli préalable de nos troupes sur Bizerte.
      Dans le même discours, véritable appel à la France, le président tunisien, évoquant la récente conférence afro-asiatique du Caire, souligne l'influence communiste s'étendant sur le Moyen-Orient, et déclare : " Nous sommes loin de la neutralité positive. Les jeux sont clairs maintenant. "

      Face-à-face sur la frontière

      Or, à cette réunion afro-asiatique du Caire, le F.L.N. siège au secrétariat permanent créé par la conférence. Le désaccord entre le F.L.N. et Bourguiba devient flagrant, et flagrant aussi le fait que le F.L.N. va chercher désormais à " torpiller " toute alliance franco-tunisienne.

      Quarante-huit heures après les nouvelles propositions de Bourguiba, l'affaire de l'embuscade de Sakiet éclate. Il est clair que l'A.L.N. a alors le plus grand intérêt à ne pas laisser s'ouvrir entre la France et la Tunisie des négociations qui pourraient aboutir à des accords de défense commune que Bourguiba s'était déclaré prêt à envisager " sans poser comme préalable la fin de la guerre d'Algérie".
      Que s'est-il donc passé à Sakiet? Et Sakiet, c'était quoi?


      Sakiet? En avant de la ligne Morice, deux collines qui s'observent de part et d'autre d'une frontière tracée au fond du vallon. Là passent aussi un oued, l'oued Zaghia-Sidi-Youssef, et une route, celle qui va de Souk-Ahras au Kef, en Tunisie.

      Sur la colline française, installé dans un ancien bordj, le poste du 23e R.I., commandé par le capitaine René Allard, un Lorrain de quarante et un ans, petit homme brun, discret, précis. A deux kilomètres au sud du poste, une piste d'envol.
      Sur la colline tunisienne, le village, dont on voit d'abord, à flanc de terrain, un cimetière et, au-dessus, des maisons jaunes, accroupies autour d'un minaret et d'une large bâtisse rose aux fenêtres vertes, celle de la garde nationale tunisienne, qui dépend directement du secrétaire d'Etat à l'Intérieur, Mehiri, dont les sympathies inclinent plus vers l'Orient que vers l'Occident.
      Vingt-quatre heures sur vingt-quatre, le village observe le poste et le poste observe le village, où les rebelles algériens déambulent au grand jour. Ceux-ci sont cantonnés dans les locaux désaffectés d'une ancienne mine de plomb, au sud du village. Il leur arrive souvent de descendre faire leur lessive à un abreuvoir, au fond du vallon où passe la frontière, à une vingtaine de mètres de la sentinelle française.
      Rien n'échappe aux gars du poste des allées et venues des " fells ", de la forme et de la couleur de leur uniforme, des casquettes plates de la garde nationale tunisienne, du bruit des moteurs de ses G.M.C., et de la couleur bleue de sa camionnette.
      A l'ombre de ce face-à-face permanent, il y a l'écheveau des renseignements qui arrivent d'en face jusqu'au poste français.

      Le récit du capitaine Allard

      Dans les premiers jours de janvier, le capitaine Allard est ainsi mis au fait d'un petit trafic de contrebande, 8 km au sud de son poste. C'est ce qui va déclencher l'histoire.

      Cette histoire, il nous en fait un récit détaillé quand je vais le voir, avec J.?F. Chauvel, du Figaro, à Souk-Ahras, où il a été évacué après le combat. Il est blessé à une jambe et la balle qui a fracassé la crosse de sa carabine l'a également atteint au visage. Ce combat, les conditions dans lesquelles ses hommes ont été achevés, il n'est pas près de les oublier.

      " Le samedi 11 janvier, raconte le capitaine Allard, j'ai quitté le poste de Sakiet à 4 heures du matin, avec une section et le commando de la compagnie. En tout 43 hommes.

      " Je voulais monter une embuscade dans la région d'Ouasta, un djebel qui coupe la frontière perpendiculairement, à 8 km au sud du poste. Depuis quelque temps, on me prévenait qu'un trafic de contrebande utilisait le sentier traversant la frontière à ce point précis.
      " A 7 heures, alors que nous nous trouvions à 600 mètres des pentes de l'Ouasta, j'ai repéré deux rebelles en armes qui se dirigeaient vers la Tunisie par un ravin.

      Comme des aboiements accompagnaient notre progression depuis 6 heures, nous pensions qu'une bande de " fells ", prête à passer en Tunisie, se trouvait dans le secteur et que les deux types aperçus pourraient être des " flanqueurs ". Donc, pour essayer d'accrocher le gros de la colonne, je me portai en avant, avec le commando, laissant la section derrière nous.



Les 43 hommes du 23e R.L cloués au sol
par le feu des soldats de l'A.L.N. tirant de Tunisie

      " Arrivés sur un plateau situé entre le ravin suivi par les deux " fells " et les pentes de l'Ouasta, nous rencontrons une petite résistance et pensons qu'il pourrait s'agir d'un élément d'arrière-garde. Un quart d'heure plus tard, au moment où nous allons atteindre la mechta Belkacem, un groupe de gourbis vides éparpillés sur un hectare environ, je me retourne et, soudain, je m'aperçois que toutes les crêtes qui dominent le plateau où nous avançons se sont garnies de rebelles, qui se mettent à lancer des ordres en arabe. Au moment où nous atteignons les premiers gourbis de la mechta Belkacem, le feu se déclenche sur toute la ligne des crêtes, certaines positions de tir disposées sur la partie du djebel situé en territoire tunisien, pour couper nos arrières. C'est l'embuscade. Je donne au commando l'ordre de décrocher, sous la protection de la section de queue. Trente ou quarante rebelles dévalent alors du territoire tunisien et j'entends un ordre en français :

      " - Encerclez-les, nous les avons!
      " Nous sommes dominés en nombre. Entre ceux qui opèrent depuis la Tunisie et ceux qui nous canardent au-dessus, il y a bien un faïlek (300 hommes).
      " Je lance alors un ordre de repli. Une partie de mes gars réussit à passer sans casse, dégringolant vers l'oued el-Kebeur, au fond d'un ravin profond de cinquante mètres. Malheureusement, le deuxième groupe, aux ordres d'un aspirant, ne parvient pas à se dégager, pris sous le tir d'un mortier, placé en territoire tunisien. Le tir est disposé en arc de cercle, de part et d'autre de la frontière.
      " Après avoir traversé l'oued avec mon groupe, j'essaie de gagner les pentes nord de la cuvette, en direction d'une autre mechta. Mais les rebelles nous attendent là aussi, et ouvrent le feu à bout portant. Nous sommes maintenant complètement encerclés. Avec 15 de mes hommes, je parviens à occuper un gourbi, que nous transformons en fortin. "
      A 8 h 15, le capitaine Allard demande des renforts par radio. Le deuxième groupe de sa section arrière ne peut décrocher et il l'entend résister pendant une heure.
      " Jusqu'à la dernière cartouche, dit-il. Il n'y aura pas de survivant. "
      A 8 h 45, les renforts arrivent de Sakiet. Une section, qui est prise, dès sa descente de camion, sous le feu des rebelles tirant depuis un piton tunisien, le djebel Arbained-Ouli. La 9e compagnie du régiment, venue de Bordj-M'Raou avec le lieutenant Huc, débarque à 2 km au nord du fortin où se trouve Allard. Elle aussi est prise sous le tir venu de Tunisie, qui la cloue au sol. Allard raconte :
      " J'ai très bien reconnu, dès le début de l'engagement, sur la route qui longe le point de la frontière où nous nous battions, la camionnette bleue de la garde nationale tunisienne. Du poste, en temps normal, nous la voyions toujours circuler dans le village. D'ailleurs, un gendarme de notre cantonnement, venu avec les renforts, a repéré les gars de la garde nationale près de leur véhicule. Tout le temps de l'embuscade, cinq ou six G.M.C. ont progressé le long de la piste, venant de Sakiet."
      Au soir de l'opération, le lieutenant Huc, qui rejoignait le poste de Sakiet, roulera parallèlement au convoi de G.M.C. ramenant les rebelles algériens, jusqu'à leur base, au sud du village.
      Reprenant son récit, Allard ajoute :
      " A 18 heures, quand le piper-cub d'observation a survolé les lieux, il a immédiatement découvert, derrière un repli de terrain qui les dissimulait le temps de la bagarre, les G.M.C. que j'avais vus descendre.
      " A l'arrivée de nos renforts, les " fells " décrochent et remontent les pentes, vers la Tunisie, sous la protection de leurs bases de feu installées sur la frontière.
      A un moment, un de leurs groupes, 7 ou 8 types, entraîna deux de mes soldats. Je n'ai pu rien faire, car ils s'en servaient comme de boucliers.

      Le massacre rituel

      " Quand nous avons repris le terrain et relevé nos morts, il y en avait 14, et les " fells " s'étaient acharnés sur eux selon le rituel qui leur est propre. Trois blessés, dont un mourra le lendemain, avaient réussi à se dissimuler au cours du combat. L'un d'eux a vu achever, à 20 mètres de lui, l'infirmier de la section, qui portait au dos sa musette marquée d'une grosse croix rouge. "
      Aux obsèques des victimes de l'embuscade, le 15 janvier, à Souk-Ahras, le capitaine Allard répétera violemment cette accusation :
      " Vous êtes morts, dit-il, dans un combat difficile, devant un ennemi supérieur en nombre aidé par ses amis tunisiens, nous le savons maintenant. "
      Il traduisait l'exaspération de l'armée, notamment à la frontière. Une question se posait alors, inlassablement, dans les conversations des popotes et des postes échelonnés le long de la ligne Morice :
      " La Tunisie et le F.L.N. sont cobelligérants. S'il en est ainsi, qu'on nous donne, alors, les moyens de riposter.
      " Si, comme Bourguiba l'affirme, il n'en est rien, alors, le responsable de la garde nationale de Sakiet a désobéi à son gouvernement, ce qui appelle des sanctions publiquement appliquées et le renvoi immédiat des prisonniers de Sakiet, entraînés par les rebelles en territoire tunisien.
      " Si ces prisonniers ne sont pas rendus, c'est que la Tunisie couvre la rébellion algérienne dans cette histoire et donc que Bourguiba prononce des discours qui ne correspondent pas à la réalité.
      " Ou alors, on peut se demander si, aux frontières, la souveraineté tunisienne n'est pas débordée par le F.L.N. "
      En fait, dans les jours qui suivent l'embuscade, s'ouvre, autour des quatre prisonniers, la crise franco-tunisienne, que le F.L.N., imperturbablement, alimentera par d'autres incidents, jusqu'à l'exécution, à Souk-el-Arba, le 25 avril, de trois prisonniers.

      Soustelle à l'assemblée :
      "Ceux qui meurent là-bas sont à porter au passif de M. Bourguiba !"

      Le 16 janvier, un message de Félix Gaillard est porté au président tunisien, par Jacques Larches et le général Buchalet, messagers personnels de la présidence du Conseil. Seul, J. Larches sera reçu. Le 18 janvier, la crise est au point mort.
      Les deux émissaires de Félix Gaillard, rentrent à Paris dans le même avion que l'ambassadeur de France, Georges Gorse, rappelé à Paris.
      Il est décidé qu'un délégué de la Croix-Rouge vérifiera le sort des quatre prisonniers. Envoyé donc à Tunis, M. Depreux prend contact avec le F.L.N. et laisse entendre que la libération des captifs pourrait intervenir très vite.
      A Paris, violente protestation de Jacques Soustelle, au débat de l'Assemblée nationale :
      " Ceux qui meurent là-bas sont à porter au passif de M. Bourguiba. "
      Soustelle déplore qu'on ne saisisse pas l'O.N.U. de l'incident de Sakiet.
      Le 20 janvier, l'hebdomadaire tunisien Action publie une photo des quatre prisonniers.
      Du haut de la tribune de l'Assemblée nationale, Félix Gaillard proclame :
      " Nous emploierons tous les moyens pour protéger le territoire algérien! "

      Le 23 janvier, déjà, l'affaire des prisonniers de Sakiet n'est plus qu'en bas de page ou à la dernière page des journaux : " Evolution favorable... "
      Puis, comme l'eau dans le sable, l'affaire s'enfonce dans le silence.

      De temps à autre, on en reparle. Le F.L.N. prétend que les prisonniers sont en territoire algérien. On y emmène Depreux. En fait, l'envoyé de la Croix-Rouge ne quitte pas le territoire tunisien.
      Supercherie tout orientale...
      Sur ce qui se passe à la frontière on titre désormais : " Nouvel incident ".
      Ces nouveaux incidents vont se succéder jusqu'au 8 février.

      Quelques jours après l'embuscade, un avion français est abattu par une mitrailleuse installée à côté de la mine de plomb où le F.L.N, a son cantonnement.
      C'est alors que le gouvernement français admet, au cas où un tel incident se reproduirait, le principe d'une riposte en territoire tunisien, l'opportunité de la décision étant laissée au commandant en chef.
Poste Sonnette du 23eRI
Le village de Sakiet-Sidi-Youssef

      Le 30 janvier, nouveau tir de mortier venant de Sakiet, sur un T?6. Alors, le chef de poste français s'avance au-devant du chef de poste tunisien et l'avertit :
      - Si on tire encore sur un avion, j'ouvre le feu, au mortier, sur vos positions !
      En face, on se tient coi. Que peut faire le chef de poste tunisien? Il est probable que son pouvoir est sans effet sur le F.L.N.

      Et le 8 février... à 8 heures !

      Le 8 février, à 8 heures, une nouvelle fois, les mitrailleurs F.L.N. ouvrent le feu sur un appareil français qui, touché, est contraint de se poser près de la ligne Morice.

      A 11 h 10, c'est la riposte française. Une escadrille de B?26 écrase le poste de mitrailleuse situé dans le village et pilonne la mine servant de cantonnement aux " fells, Il y aura 80 morts.

      La délégation de la Croix-Rouge, arrivée une heure plus tôt, mais repartie pour visiter un camp de réfugiés situé à 2 km reviendra pour constater l' " agression française ", l'opinion internationale défaillira d'horreur et, pendant quelques jours le gouvernement français observera un tel mutisme qu'on finira par interpréter l'action des militaires - et rien n'était moins vrai - comme une regrettable initiative locale.

      " Sottise de militaires! " déclarait-on complaisamment, dans les sphères gouvernementales, à des journalistes étrangers... Le 13 Mai mûrissait...


Marie ELBE
(Historia Magazine N° 239, revue à lire)
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L'HEURE DES " BONS OFFICES "

      LE 8 février 1958, à 11 h 10, 25 avions français bombardent les cantonnements du F.L.N. à Sakiet-Sidi-Youssef.

      Une heure auparavant, des mitrailleuses installées autour de Sakiet et dans la ville même avaient ouvert le feu et atteint un avion français qui survolait le poste de Sakiet, situé à 500 m de la frontière. C'était le trentième incident de ce genre que subissaient nos aviateurs.
      Les troupes de l'A.L.N. basées en Tunisie jouissaient ? personne ne l'ignorait ? de la plus grande liberté d'action. A partir du territoire tunisien, elles harcelaient nos postes, couvertes par la frontière derrière laquelle elles se réfugiaient leur coup fait; elles montaient embuscade sur embuscade.
      La dernière en date a eu lieu le 11 janvier : 15 soldats français ont été tués, les blessés achevés et 4 soldats faits prisonniers, à proximité de Sakiet. Les fellaghas - ils étaient 300 - se sont ensuite embarqués sur des camions de la garde tunisienne, couverts par le tir de mitrailleuses provenant de Tunisie.
      Christian Pineau, ministre des Affaires étrangères, adresse à Bourguiba une vive protestation qui se veut menaçante. Il se heurte à une fin de non-recevoir et les émissaires du gouvernement français sont accueillis avec une insolence rare.

      L'agression de l'A.L.N., au départ de la Tunisie, est permanente. Robert Lacoste et le général Salan ont, à plusieurs reprises, réclamé le droit de poursuite. Bourgès-Maunoury l'avait accordé.
      Des plans d'intervention contre l'A.L.N. de l'est étaient prêts. L'un, terrestre, se proposait d'effectuer un coup de main de va-et-vient sur les bases F.L.N., soit dans la zone Béja-Ghardimaout - Le Kef-Sakiet Souk-el-Arba, soit dans la zone Thala - Tadjerouine - Thelepte - Kasserine. Moyens : troupes aéroportées et unités blindées, aux ordres du général Gilles. L'autre, aérien, devait prendre à partie des objectifs ponctuels, les camps de l'A.L.N. dont celui de Sakiet-Sidi-Youssef. Des photos aériennes, adressées au ministre de la Défense nationale à l'appui du plan de représailles, indiquaient sans ambiguïté la présence des fellaghas à l'intérieur du village et dans les installations des anciennes mines. Elles confirmaient les déclarations de ralliés, de prisonniers et de journalistes. Le 2 février, un cinéaste anglais avait pu filmer les installations rebelles. Il avait vendu son film au 2e bureau.
      Chaban-Delmas et Lacoste avaient approuvé ces plans, dont l'essentiel devait être communiqué à notre ambassadeur à Tunis et au général Gambiez, commandant les troupes françaises en Tunisie. Alors que Paris penchait pour une action aérienne, Alger préconisait une action terrestre et aéroportée, plus efficace, plus précise qu'un bombardement aérien et donc moins dangereuse pour la population civile.

      Le 29 janvier, Paris avait confirmé le droit de poursuite. Le 1er février, le secrétaire d'Etat à l'Air, Christiaens, avait approuvé le plan du général Jouhaud. Le 1er février également, à Paris, le général Ely, chef d'état-major général de la Défense, donne son accord verbal au plan que lui présentait le colonel Marguet, sous-chef d'état-major de la Xe région, que j'accompagnais. Le 3, il confirme par écrit l'accord de Chaban-Delmas.

      L'opération déclenchée le 8 février n'a donc pas pris le gouvernement au dépourvu, comme on l'imaginera après coup. Quant aux résultats, l'imagination se donnera aussi libre cours, qui n'attribuera initialement que des victimes civiles au bombardement.

      " Djounoud " à Sakiet ...

      A peine l'opération était-elle effectuée que le téléphone - la ligne entre la Tunisie et Alger fonctionnait normalement - avertissait parents et amis des rebelles tués ou blessés, ou même sains et saufs.
      Les photos aériennes prises sur-le-champ n'indiquaient aucun véhicule de la Croix-Rouge. D'ailleurs, sur intervention de la France, la Croix-Rouge internationale, pour éviter une reconnaissance officielle dont la propagande F.L.N. aurait tiré parti, avait accepté de passer par l'intermédiaire du Croissant-Rouge tunisien. Les vivres, médicaments, couvertures remis par la Croix-Rouge allèrent d'ailleurs pour moitié à la garde tunisienne et à l'A.L.N., ainsi qu'en fit foi le matériel tombé entre nos mains!
      Laissons parler un rebelle - rallié par la suite -, commandant de katiba :

      " Nous vivions mêlés à la population du village, composée surtout de commerçants. Le poste français, à 1 km de Sakiet, servait de cible aux djounouds qui allaient au village. Parfois, il ripostait par un coup de mortier... Malgré les observations de l'officier qui commandait le poste de la garde tunisienne, les sections s'installaient sur le plateau dominant le village et ouvraient le feu sur tout ce qui se déplaçait en territoire français. Nos mitrailleuses, ainsi qu'une arme installée sur le poste tunisien, tiraient fréquemment sur les avions survolant la frontière.
      " Le 8 au matin, un appareil, sans doute touché, perdit rapidement de l'altitude et disparut derrière les collines. Les Tunisiens affirmèrent l'avoir vu s'écraser. La population, inquiète, commença d'évacuer le village, quelques habitants se dirigèrent vers le poste français.
      " Vers midi, brusquement, une trentaine d'avions débouchèrent de l'horizon et piquèrent sur la ville. Des objets noirs se détachèrent des appareils et s'abattirent sur le village et sur les installations des mines. Dans un nuage de poussière, le sol trembla, des bâtiments s'effondrèrent. De la mine où nous cantonnions, le spectacle était impressionnant. Après un rapide virage, les avions se précipitèrent sur nous, les bâtiments volèrent en éclats, les hommes s'enfuirent de tous côtés, pour suivis par les mitrailleuses. Le dépôt d'armes et de munitions situé près de l'ancienne école de la mine sauta pendant plus d'une heure. Les avions disparurent.
      A la mine, on compta une trentaine de tués et une vingtaine de blessés. Une ancienne galerie où les djounouds avaient cherché refuge s'était effondrée. Une dizaine d'entre eux appartenaient à ma katiba, mais il y en avait beaucoup d'autres. En ville, les Tunisiens déploraient une dizaine de victimes. Des décombres, on dégagea une cinquantaine de nos hommes.
      " Le soir, nous enterrâmes les morts dans une galerie, à l'exception d'une vingtaine de cadavres méconnaissables qu'on transporta en ville : le lendemain, une commission de l'O.N.U., disait-on, devait constater les résultats du bombardement.

      Murphy, l'homme des " bons offices "

      " Le lendemain, il n'y eut pas d'enquêteur de l'O.N.U., mais un assez grand nombre de journalistes, auxquels les Tunisiens avaient refusé, la veille, l'accès des lieux : il fallait préparer la mise en scène pour émouvoir l'opinion publique.

      " On prétendra voir dans le bombardement de Sakiet-Sidi-Youssef un acte destiné à forcer la main au gouvernement. Il ne s'agissait que de représailles approuvées par celui-ci. Le président du Conseil, Félix Gaillard, et Chaban-Delmas couvriront officiellement l'opération, mais on laissera entendre qu'on avait été mis devant le fait accompli par une armée qui n'obéissait plus. "

      Le bombardement de Sakiet conduira Bourguiba à déposer une plainte auprès du Conseil de sécurité et les Américains et les Anglais à proposer leurs " bons offices " pour résoudre la crise plutôt que d'aborder un débat public dommageable pour l'unité de l'O.T.A.N.

      En réalité, ces " bons offices " étaient dans l'air bien avant l'affaire de Sakiet. Malgré l'opposition de la France, l'Angleterre et les Etats-Unis, le 14 novembre 1957, décident de livrer des armes à la Tunisie, au risque d'en voir une partie passer aux rebelles. Américains et Britanniques soulignent à cette occasion que les relations du Maghreb avec l'Occident ne relèvent plus exclusivement de la France.

      Avec les " bons offices " réapparaît Murphy, ancien consul à Alger, qui s'était vu reprocher par Roosevelt de n'avoir pas associé les musulmans à la préparation du débarquement américain du 8 novembre 1942. Il est suivi d'un Anglais bien tranquille : Beeley.

      Pour la France, les " bons offices " doivent porter sur la présence de troupes françaises à Bizerte et le retour à une situation normale entre la France et la Tunisie, où Bourguiba vient d'expulser 600 colons français, de fermer cinq consulats en zone frontière et de bloquer la zone de Bizerte. Pour Bourguiba, les " bons offices " doivent s'élargir à l'ensemble du problème algérien.
      Or le gouvernement français négocie avec Washington une aide financière que les Américains subordonnent à un assainissement du budget ? lire : une diminution des crédits militaires.

      Tunis: " des combattants algériens sur notre territoire ? jamais ! "

      MM. " Bons-Offices " font le va-et-vient entre Tunis et Paris. Le 29 mars, il est question - outre de l'évacuation de Bizerte - d'un contrôle international de la frontière. Bourguiba s'opposant, sur les injonctions du F.L.N., à tout contrôle sur son territoire, sauf sur les aérodromes, on installe des commissions en Algérie : à Bône, Souk-Ahras, Tébessa... Espère-t-on ainsi mettre un terme aux activités du F.L.N. aux frontières? Il est vrai que Bourguiba, avec une impudente assurance, affirme qu'il n'y a pas de rebelles algériens en Tunisie!...

      Des secrets de Polichinelle...

      Gaillard ne se montre pas hostile au projet. Lacoste, averti, fait procéder à une étude. L'état-major de la Xe R.M. évoque le précédent d'Indochine, où une commission internationale - elle existe toujours et coûte chaque année à la France, 500 millions -, composée d'Hindous, de Polonais, de Canadiens, constitue surtout une entreprise d'espionnage et de propagande au profit du Nord-Vietnam. Le remède, conclut-on, serait pire que le mal. Y souscrire serait plus que de la naïveté, Lacoste en est convaincu.
      Mais en Tunisie, on cède sur toute la ligne. Contre des promesses qui ne seront jamais tenues : réouverture des consulats et retour des Français sur leurs terres, on évacuera Bizerte par paliers. Le général Gambiez, commandant les troupes françaises en Tunisie, est autorisé à circuler entre Tunis et Bizerte, où, jusque-là, il se rendait déguisé en femme arabe!...

      Pour l'Algérie, la pression américaine s'accentue. Eisenhower et Foster Dulles insistent pour que les " bons offices " prennent une extension que Félix Gaillard avait initialement rejetée. Jean Monnet dont l'influence est grande, soutient les propositions américaines.
      Tout se passe dans une totale absence de discrétion. Le Parlement éprouve le sentiment que Gaillard va céder aux pressions étrangères : il est renversé, chute dont le F.L.N. s'attribue le mérite.
      Il est clair, en effet, que cette diplomatie de place publique encourage surtout l'intransigeance de la rébellion. A la conférence d'Accra, le 22 avril, les Etats africains invitent la France à se retirer d'Algérie. A Tanger, le 27 avril, le Néo-Destour tunisien, l'Istiqlal marocain et le Front algérien proclament l'unité d'action dans la lutte pour la libération de l'Algérie. A Tunis, le premier secrétaire de l'ambassade américaine est ouvertement en contact permanent avec le F.L.N. A l'ambassade de France, on donne un bal masqué!...

      Certain que les Français n'oseront pas, dans la conjoncture internationale présente, procéder à des représailles, le F.L.N. lance ses renforts sur les barrages. En trois mois, il y perdra 10 000 tués, 8 000 prisonniers et plus de 10 000 armes, mais au prix de durs combats. En Tunisie, il reçoit 17 000 fusils de guerre, 296 F. M., 380 mitrailleuses, 30 mortiers, 170 lance-roquettes antichars. Il attend 50 000 armes pour les mois suivants.

      En Algérie, les " bons offices " accroissent l'attentisme des musulmans. " La population musulmane, écrit Lacoste, est très sensible à la publicité accordée aux travaux des réunions d'Accra et de Tanger, ainsi qu'aux intentions prêtées à nos alliés quant à l'avenir de. l'Algérie. " Et il ajoute : " Le climat psychologique qui va se dégradant explique dans une large mesure nos difficultés avec certains, éléments rebelles ralliés (lire Bellounis). "

      Dans les douars, la propagande affirme que l'Algérie sera indépendante sous peu, grâce aux nations arabes et aux Anglo-Américains. Pour le F.L.N., c'est le dernier quart d'heure!

      Chez les Européens et dans l'armée, l'inquiétude n'est pas moindre. Elle est d'ailleurs exploitée par l' " antenne " de la Défense nationale que Chaban-Delmas a installée à Paris sous prétexte d'animer l'action psychologique. Là, Delbecque et Guy Ribaud entretiennent les activistes dans " la rogne et la grogne "; Sanguinetti, les anciens combattants; Vinciguerra, l'administration; le commandant Pouget, l'armée et notamment les paras. L'armée est d'autant plus remuée que les nominations , de l'année précédente avaient favorisé de très nombreux cadres qu'on avait assez peu vus sur les champs de bataille. Un général avait démissionné à grand fracas.

      Mort de la " IVe "

      Partout, les esprits s'échauffent et pas seulement à Alger, mais aussi à Paris, dans les partis, dans la police, ce qui est plus grave.

      Il n'y a plus de gouvernement : Pleven, Pflimlin buttent sur l'obstacle algérien. Ou on accepte les " bons offices ", soit ceux des Anglo-Américaine, soit ceux du Maroc et de la Tunisie, et l'on va très loin dans la voie de l'indépendance algérienne, ou on les rejette, au mépris de l'opinion internationale., Pierre Pflimlin hésite.

      Le 10 avril 1958, un officier du 2e bureau d'Alger avertit Paris que les rebelles se proposent de fusiller trois soldats français détenus par la garde tunisienne à Souk-el-Arba. " Voyez M. Murphy ", lui répond-on.

      Dans tout cela, en effet, on a un peu oublié l'affaire de Sakiet-Sidi-Youssef. Le F.L.N. se charge de la rappeler. Le 9 mai, il annonce que, le 25 avril 1958, il a fait fusiller trois soldats du contingent : le sergent Richomme, le soldat Decourtex et le cavalier Feuillebois.

      Ecœuré, Lacoste quitte l'Algérie en disant aux militaires : " A vous de jouer si vous ne voulez pas un Dien-Bien-Phû diplomatique. "

      Puis ce sera le 13 mai, et la IVe République mourra.

      Elle mourra, certes, du complot gaulliste, mais surtout ? la crise provoquée par l'engrenage des " bons offices " le prouve - de l'impuissance de ses gouvernants à maîtriser la vie politique, à la fois nationale et internationale.


Général JACQUIN (CR)
(Historia Magazine N° 239, revue à lire)
    

LE COMMANDEMENT EN PLACE
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Chapitre XXVII du livre (A Lire) de Pierre Montagnon (la guerre d'Algérie)

1958: LA BATAILLE DU BARRAGE: SAKIET

      1958. Qu'apportera cette quatrième année de guerre ? Nul ne peut en présager. L'horizon est sans issue immédiate. Chaque camp s'enfonce dans une routine meurtrière. La voie diplomatique n'a rien donné et ne peut rien donner : indépendance, côté F.L.N., souveraineté française, côté Paris. Les contacts des émissaires socialistes avec des Algériens sont restés sans lendemain. L'impasse est totale. Aussi, plus que jamais, la parole est aux armes, mais pour s'imposer définitivement sur le terrain beaucoup de sang doit encore couler. Ainsi s'ouvre 1958, alors que le canon tonne une fois de plus dans le Constantinois. La bataille de la frontière tunisienne débute.

      Pour comprendre la partie qui va s'engager il convient de regarder une carte. Le barrage électrifié couvre la frontière tunisienne mais ne la jouxte pas. Pour des raisons de commodité matérielle, dans ce terrain difficile des monts de la Medjerda où les axes routiers sont peu nombreux et la végétation particulièrement drue, il s'en éloigne sensiblement. Depuis Mondovi, le pays natal d'Albert Camus, dans la plaine de Bône, il suit la voie ferrée jusqu'à Souk-Ahras. Après quoi, dans un paysage plus dégagé, il peut piquer plein sud sur Tébessa.

      C'est là, entre Mondovi et Souk-Ahras et même, plus exactement, entre Duvivier et Souk-Ahras, qu'il existe un créneau privilégié pour tenter de passer. Le barrage est alors face au " bec de canard ", le fameux saillant de Ghardimaou, qui pointe face au petit village de Lamy. L'A.L.N. a, dans ce saillant, une bonne partie de ses bases et de ses camps. De là, les katibas peuvent s'infiltrer sans grand dommage dans le massif forestier de l'oued Soudan. C'est une base de départ idéale pour s'approcher de l'obstacle, l'étudier, le franchir et s'enfoncer en Algérie. Or de l'autre côté du barrage, justement entre Duvivier et Souk-Ahras, où il va falloir faire très vite pour s'éclipser et échapper aux recherches françaises une fois l'alerte donnée, le terrain est tout aussi couvert. Sur une bande d'une trentaine de kilomètres de largeur du nord au sud, les bruyères, les lentisques dépassent souvent la taille d'un homme1. Plus au sud s'amorcent les hauts plateaux dénudés, plus au nord s'ouvre la plaine de Bône avec ses orangeraies et le lac Fetzara, aux abords désolés et uniformes.
      Cette voie plein ouest vers l'intérieur de l'Algérie passe au nord de Guelma, petite cité dans une cuvette, riche de ses ruines romaines et de ses cultures de tabac. Guelma sera à la bataille nord du barrage ce qu'a été Tébessa au sud.

      La zone Est Constantinois est maintenant aux mains de Vanuxem. Celui-ci, de son P.C. de Bône, a vite compris quelle partie allait se jouer - le ravitaillement en hommes et munitions de la rébellion ? et quel prix allait y mettre le F.L.N. Il a demandé à Salan des renforts et les a obtenus. Les paras, la légion sont là2.
      Son pragmatisme ne s'embarrasse pas de formalités. Il veut de l'efficacité. Pas de guerre d'états-majors ! Une guerre de soldats, de chefs compétents. Sautant les hiérarchies et les lourdeurs territoriales, il lance ses colonels de choc : Buchoud et Jeanpierre, deux hommes qu'il sait pouvoir coller au terrain et jongler avec les moyens. A ces jeunes colonels il confie un commandement tactique bien supérieur à leur grade : troupes à pied, blindés, hélicoptères, aviation, etc. Il ne sera pas déçu.
      Buchoud est à Laverdure, petit village de colonisation à une quinzaine de kilomètres au nord-ouest de Souk-Ahras. Collé au barrage, il s'axe plutôt sur les abords de la ville de Saint-Augustin. Son régiment, qu'il a créé et façonné, est constitué pour l'essentiel d'appelés du contingent, volontaires pour les troupes aéroportées. Son encadrement, qu'il a lui-même sélectionné, comporte plus d'un ancien d'Indochine. Avec Buchoud, des unités de secteur3.
      Le 21 janvier, Jeanpierre est arrivé à Guelma avec son 1er R.E.P., qui rêve d'en découdre sérieusement. Jusque-là, l'expédition de Suez, la bataille d'Alger, quelques incursions sur Hassi-Messaoud ou l'Orléansvillois ne lui ont guère permis de faire parler la poudre. Aussi ce magnifique outil de combat attend-il son heure avec impatience. Guelma va la donner à ce régiment où se mêlent des jeunes et des vétérans d'Indochine rescapés de deux ou trois séjours en Extrême-Orient et, pour certains, de Dien-Bien-Phû.
      Jeanpierre domine son sujet. Il a la carrure pour, mais il est bien servi. Son adjoint s'appelle Morin4. Ses capitaines Martin, Glasser, Besineau. Ses adjudants Tasnady, Filatof, Dallacosta. Avec lui aussi le commando d'Extrême-Orient5 et un excellent groupe nomade de Guelma, unité musulmane normalement montée pour intervenir dans les djebels plus découverts du sud de la ville.
      La grosse bataille va durer trois mois, de fin janvier à début mai. C'est l'époque où les nuits sont longues, propices à une marche discrète. Le scénario est rituel. Les Algériens forcent le barrage dans la première partie de la nuit, s'octroyant ainsi quelques heures pour gagner des couverts avant le lever du jour. Les véhicules blindés de la herse en patrouille permanente sur la piste qui longe le barrage localisent la coupure signalée par la rupture du réseau.
      L'alerte donnée, le branle-bas réveille les cantonnements.

      A Paris, à Alger, le gouvernement, le ministre résident ont suivi évidemment l'évolution militaire des combats du Constantinois mais ils sont beaucoup plus sensibles à l'écho politique et international d'un nom qui claque " Sakiet ".
      " Sakiet ", c'est Sakiet-Sidi-Youssef, modeste village tunisien à l'est de Souk-Ahras et à quelques jets de pierres de la frontière. L'A.L.N. y est installée comme chez elle, occupant la majeure partie de la bourgade ainsi qu'une mine désaffectée située quelques kilomètres plus au sud. Face à Sakiet, les troupes françaises, les avions de reconnaissance, sont souvent pris à partie par des tirs algériens venus de Tunisie.

      Le 11 janvier, deux sections du 23e R.I., sous les ordres du capitaine Allard, partent se mettre en embuscade à environ 700 mètres de la frontière sur un lieu de passage habituel des éléments de l'A.L.N. s'infiltrant en Algérie. Elles se heurtent à un adversaire nombreux et sont prises sous un feu nourri venu des hauteurs aussi bien algériennes que tunisiennes. Bousculées, elles ne se dégagent que grâce à l'arrivée de renforts mais perdent quatre prisonniers et ont quatorze tués, retrouvés affreusement mutilés.
      La complicité tunisienne est évidente. Elle a couvert l'attaque à partir de son territoire national. Le gouvernement français entend protester mais le président Bourguiba refuse de recevoir son émissaire, le général Buchalet.
      La rancœur augmente dans le camp militaire français et la tension continue à monter dans le secteur de Sakiet. Le 30 janvier, un T?6 est abattu par une D.C.A. située en Tunisie. Le général Jouhaud, qui commande les forces aériennes en Algérie, prévoit une riposte avec l'accord du général Salan et du général Ely, chef d'état-major général de l'armée, c'est-à-dire le grand patron de l'armée française.
      Le 7 février au matin, un Marcel-Dassault de reconnaissance est touché, toujours aux approches de Sakiet. Il se pose en catastrophe à Tébessa. La riposte prévue tombe. A la mi-journée, Mistral, B?26 et Corsaire piquent sur Sakiet et sur la mine, là où les cantonnements algériens ont été localisés. Quelques jours plus tard, un communiqué officiel français annoncera 130 rebelles tués.
      Le tollé tunisien alerte le monde. La France fait figure d'agresseur dans un dossier où elle plaide pour la stricte neutralité, apparemment non respectée, d'un pays ami, en l'occurrence la Tunisie. Pourquoi cette dernière tolère-t-elle des agressions contre une terre française à partir de son propre sol ? A l'O.N.U., la Tunisie avance les innocentes victimes tunisiennes du raid français. La grande presse est invitée à se rendre à Sakiet pour constater les dommages. En revanche, coût de ces réactions internationales, cette intervention sur Sakiet débouche sur un malaise au niveau du commandement. Salan, Jouhaud ne sont pas suivis par leur ministre de la Défense, Jacques Chaban-Delmas, qui les désapprouve sans pour autant oser les sanctionner6. Des bruits de mutation courent toutefois dans les couloirs.
      Bruits que corrobore la mise en place à Alger d'une antenne de la Défense nationale, antenne installée sous l'égide de Chaban-Delmas pour reprendre un vieux projet : les gaullistes veulent un homme à eux en Algérie, le général Cogny en l'occurrence, pour y être prêt à exploiter les événements en leur faveur. Le civil Léon Delbecque, le militaire Jean Pouget, sous l'œil courroucé du commandant en chef, s'affairent pour fomenter son départ et créer un climat favorable à l'appel à de Gaulle7.

      Les projets de Chaban-Delmas, quant aux généraux en place à Alger, tournent court avec la chute du gouvernement Gaillard, le 20 avril. Une fois de plus, la France se retrouve en crise ministérielle et le président Coty renoue avec le chassé-croisé des consultations. Georges Bidault, René Pleven, renoncent ou échouent. L'Alsacien Pflimlin parait devoir l'emporter mais il ne dissimule pas ses intentions de ramener la paix en Algérie par la négociation en utilisant, le cas échéant, les bons offices de la Tunisie ou du Maroc. L'opinion européenne, les états-majors dans les départements algériens acceptent mal cette perspective d'interférence, dans le sens que l'on devine, de pays qui soutiennent longuement, ouvertement, la rébellion. Une fois de plus les éditoriaux s'enflamment, largement commentés et approuvés.
      Le 8 mai, Robert Lacoste s'envole pour Paris. Ministre d'un gouvernement démissionnaire, il n'est plus rien. Les chefs militaires restent seuls avec le fardeau de la guerre et l'angoisse de son orientation telle que l'envisage le président du Conseil désigné et en attente d'investiture officielle par la Chambre des députés.

Mais déjà, les événements se bousculent. Le 13 mai est là.
Auparavant, cependant, un fait très important mérite éclairage.

      Le 8 février, Robert Lacoste se rend à Philippeville pour saluer le départ du premier pétrolier porteur du pétrole saharien. Dans une péroraison enflammée, il exalte l'œuvre française et la pérennité de sa présence sur la terre algérienne. Algérie française revient sans cesse au fil de son discours. Ce 8 février est en effet l'aboutissement d'une longue recherche et d'une longue route. Depuis des années, les techniciens français sondent le sous-sol de l'erg. Aujourd'hui, depuis Hassi-Messaoud, un oléoduc draine le naphte sur Touggourt. De là, le rail le remonte sur le nord. Pour cela, la voie ferrée Touggourt-Biskra a été élargie. Après la capitale des Mans, le lourd convoi quitte les oasis, puis par les contreforts de l'Aurès gagne Batna et, de là, par les hauts plateaux, Constantine, avant de redescendre sur la mer. Sur le parcours, les postes de Sénégalais veillent.

      Ce premier acheminement d'un pétrole français sera suivi de bien d'autres. Les rotations s'échelonneront régulièrement jusqu'à la mise en service des grands oléoducs vers Bougie ou Edjelé en Tunisie. Curieusement, les incidents seront rares. L'A.L.N. manque de techniciens et de moyens pour saboter sérieusement l'itinéraire des trains pétroliers ou des conduites souterraines.

      Tous ceux qui, le 8 février 1958, sur les quais du port de Philippeville, regardent s'éloigner ce premier navire porteur de pétrole extrait par les Français d'une terre regardée comme française, se sentent emplis de fierté et d'espérance. L'avenir énergétique du pays ne serait-il pas enfin assuré8? Ils entendent monter en eux une raison de plus de s'accrocher à ce sol africain.

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1. Les monts de la Medjerda, prolongés en Tunisie par ceux dits de Kroumirie, sont, avec la Petite-Kabylie, la région la plus arrosée du Maghreb. Les précipitations annuelles y dépassent le mètre, d'où le touffu d'une végétation bénéficiant à la fois de chaleur et d'humidité.
2. Les paras 9e R.C.P., P.C. à Laverdure,
           1er R.E.P., P.C. à Guelma,
           14e R.C.P., P.C. à Sedrata.
  La légion : 3e R.E.I., P.C. à Mondovi,
           4e R.E.I., P.C. à Tébessa.
3. Bataillons des 60e, 151e, 152e, 153e R.I.M.
4. Le commandant Morin est le créateur des B.E.P. devenus R.E.P. C'est lui qui a formé en Indochine la première compagnie parachutiste légionnaire dans les rangs du 31 R.E.I. Pour cet ancien déporté, gaillard au visage poupin éclairé de grands yeux bleus, la carrière s'ouvre vers les plus hautes destinées de l'armée française. Le commandant Morin, en 1961, démissionnera pour marquer sa désapprobation de la politique algérienne du gouvernement. Son cas illustre bien le drame de conscience de l'élite des officiers de l'armée française à cette époque et l'hémorragie subie en cadres de valeur.
5. Constitué de Vietnamiens exilés.
6. En revanche, bien des milieux, anciens combattants en particulier, se félicitent de l'attitude des généraux. Le 21 février, Alexandre Sanguinetti, au nom du comité d'action des associations nationales d'anciens combattants, écrit au général Salan pour l'assurer de sa reconnaissance et de son soutien total.
7. Le commandant Pouget, ancien aide de camp du général Navarre en Indochine, a sauté comme volontaire sur le camp retranché de Dien-Bien-Phû dans les derniers jours de la bataille et possède de beaux états de service. Léon Delbecque est un militant gaulliste de Lille particulièrement actif. L'intégrité et la bonne foi de ces deux hommes sont totales.
8. Dix ans plus tard, la production de pétrole saharien sera de 36 millions de tonnes, soit 1,5 % de la production mondiale.