ADIEU PETROLE,
CHANCE DE LA FRANCE
Par René SÉDILLOT
LE CRAPOUILLOT N° 93 Avril 1987

 

 « LE pétrole, c'est la chance de la France. » Qui, en substance, a tenu ce propos ? Charles De Gaulle.

Mais cette chance-là, nous l'avons perdue.

 

« Le Sahara apparaîtra peut-être demain comme une réserve considérable de matières premières. D'importants gisements de pétrole et de gaz naturel, de fer et de minerais y ont été récemment découverts. Les noms d'Edjeleh et d'Hassi-Messaoud, de Tindouf et de Fort Gourand résonnent comme autant d'espérances. » Qui a écrit ces lignes prometteuses ? Le technicien du Sahara Bruno Vernet, dans un ouvrage daté de 1958. Quatre ans plus tard, la France renonçait au Sahara.

 

Longtemps cependant, les géologues n'ont décelé dans le désert aucun indice favorable : ils n'ont vu en lui qu'un « vide minéral » sous des arpents de sable brûlant et hostile. Seul un jeune garçon, d'origine alsacienne, qui s'appelle Conrad Kilian, croit alors au Sahara. Il l'a exploré, en quête d'émeraudes. En 1922, il y a repéré, au nord du Hoggar, certain sillon bien daté par ses fossiles. Sur un socle primaire érodé, il a relevé des couches plus récentes, « continental intercalaire » et crétacé. Il affirme à qui veut l'entendre l'existence de pétrole dans le sous-sol saharien.

De Conrad Kilian, les amateurs de légendes et d'énigmes feront un héros d'épopée. Ses observations passeront pour des prophéties. Son orgueilleuse exaltation deviendra du génie. Son suicide, considéré comme suspect, fera place à un assassinat pour le compte des services secrets américains. Et aussi bien l'accident d'avion dans lequel périra en 1947 le général Leclerc, coupable d'avoir pris contact avec Kilian, deviendra sabotage et attentat. Car il est toujours tentant d'enrober l'histoire, et particulièrement celle qui touche au pétrole, dans les voiles du mystère et des complots.

 

 

Mais le fait est que le Sahara compte environ deux millions de kilomètres carrés - soit près de quatre fois la superficie de la France - de terrains sédimentaires, comprenant de nombreuses structures favorables aux accumulations d'hydrocarbures. De plus, le désert constitue une zone géologiquement peu perturbée dont le sous-sol n'est ni fracturé ni plissé à l'excès, ce qui laisse présumer que les gisements pourraient n'être pas négligeables.

1947 : c'est précisément cette année-là que le Bureau de recherches de pétrole (BRP) conçoit l'intérêt d'une prospection méthodique du Sahara. Il entreprend par lui-même des travaux de reconnaissance, et apporte son concours technique et financier aux sociétés de recherches dont il a favorisé la création. Des sociétés spéciales de financement (FINAREP, COFIREP ... ) prennent d'importantes participations dans ces entreprises.

Sur place, des missions font l'inventaire du désert. Des permis sont accordés, d'abord à la Française des pétroles et à la Société nationale de recherche de pétrole en Algérie (SN Repal), puis à des firmes variées, auxquelles participent la Royal Dutch-Shell, la BP, Caltex, la New Jersey, des indépendants américains. Ainsi se mêlent, pour arracher le pétrole aux mirages, les capitaux publics et privés, français et internationaux.

Leur attente n'est pas déçue. Des indices favorables sont relevés en 1951 dans une palmeraie voisine de Colomb-Béchar, en 1953 dans la région d'In Salah. En mars 1956 apparaît une huile légère, de bonne qualité, sur les confins de la Libye (à Edjeleh, puis à Zarzaïtine). En juillet 1956, au sud-est d'Ouarghé, à Hassi-Messaoud le bien-nommé (en arabe, « le puits bienheureux »), le trépan atteint, vers 3 300 mètres, une couche de grès imprégné d'huile à forte pression. Presque en même temps, au sud de Laghouat, à Hassi-R'mel, est découvert un vaste champ de gaz naturel. Le coq gaulois n'a pas gratté en vain les sables du Sahara.

Leur mise en exploitation ne tarde pas, malgré quelques accidents de démarrage : un incendie se déclare à Gassi-Touil, au sud d'Hassi-Messaoud, et la flamme, haute de cent trente mètres, est si vive qu'elle est remarquée par le cosmonaute John Glenn, de sa capsule spatiale. Il faut faire venir le spécialiste texan Red Adair, aux vêtements d'amiante - le pompier du désert -, pour éteindre le « briquet du diable ».

 

Dans les sables, auprès des puits, se dressent des camps qui deviendront des cités, avec des centrales électriques, des pistes d'atterrissage, des banques, des hôtels climatisés, des piscines, des jardins même où les fleurs et les salades poussent dans une terre importée. Pour acheminer le pétrole et le gaz, des conduites sont lancées : au nord vers la côte algérienne (avec un gazoduc sur Arzew et Oran, des oléoducs sur Bougie et Philippeville), à l'est vers la côte tunisienne, avec station terminale à La Skirra, près de Gabès. Au total, de 1952 à 1962, les investissements pétroliers au Sahara représentent quelque sept milliards de francs lourds (1 200 millions de dollars), dont 40 % pour la recherche, 30 % pour la production, 30 % pour les services et les transports.

Ce travail n'a pas été sans mérite, et il est tout à l'honneur et tout à la charge ‑ de la puissance « colonisatrice ». On ne fore pas n'importe où, surtout au Sahara où le coût d'un forage, dans des conditions difficiles, est près de trois fois plus élevé qu'en métropole. D'où l'importance des travaux préliminaires de prospection qui permettent de localiser au mieux l'emplacement des sondages. Les recherches exigent d'abord des travaux de surface ‑ photographies aériennes avec le concours de la Société aérienne de recherches minières, étude des cartes au stéréoscope, missions géologiques avec les hélicoptères de la société Gyrafrique, sondages de la Compagnie générale de géophysique, du groupe Schlumberger et de la Compagnie générale de prospection sismique, puis des travaux souterrains, confiés à des entreprises spécialisées, comme la Société de prospection électrique, encore du groupe Schlumberger.

 

La France, la France seule

 

Le climat rend évidemment les conditions de travail pénibles. Dans chaque camp de forage, trois équipes se succèdent jour et nuit à la sonde qui fonctionne sans interruption ; puis, les foreurs regagnent leurs habitations démontables et climatisées.

 

Après six semaines de travail en hiver, trois ou quatre semaines en été, les foreurs sont renvoyés à Alger prendre une semaine de repos. Les vivres et le matériel sont acheminés par camion ou par avion. Ainsi, la Compagnie des pétroles d'Algérie (CPA) a-t-elle dû créer 2 000 kilomètres de pistes permanentes et quelque trente aérodromes. La Compagnie de recherches et d'exploitation du pétrole au Sahara (CREPS) a fait venir d'Alger quatre cents tonnes de matériel et de marchandises par mois, dont 5 à 10 % seulement par avion, le reste étant transporté par piste sur un parcours exigeant plus de dix jours de route. A Hassi-Messaoud, le seul camp de base de la Compagnie française des pétroles d'Algérie (CFPA) a nécessité 1 500 tonnes de matériel, qui ont dû franchir le désert. Problèmes techniques, problèmes financiers : c'est la France, et la France seule, qui les a résolus.

La France, qui a consenti ces dépenses, en gardera-t-elle le fruit ? L'Algérie s'est soulevée, le général De Gaulle, qui a pris le pouvoir en 1958, au moment même où les puits sahariens deviennent productifs, s'en tient alors à célébrer « l'œuvre humaine de la France en Algérie ». Le 29 août 1958, dans une allocution prononcée à la radio d'Alger, il invite Algériens et métropolitains à « faire en sorte que, grâce au pétrole et au gaz sahariens, s'installent les vastes ensembles ‑qui transforment l'Algérie ». Le 3 octobre, à Constantine, il annonce la première phase d'un plan ambitieux de mise en valeur, qui « comporte l'arrivée et l'utilisation du pétrole et du gaz sahariens », avec tout un programme pour la construction de logements, d'équipements, d'hôpitaux, de ports, de routes, de transmissions... Le 7 décembre, encore à la radio d'Alger, il appelle à la métamorphose de l'économie. « Pour mener à bien son œuvre en Algérie, avec l'Algérie, la France a les moyens qu'il faut. Quand on voit se dresser, au cœur du Sahara, les derricks d'Hassi-Messaoud et d'Edjeleh, ou bien flamber sur le sable les torches du gaz d'Hassi-R'mel, on est sûr qu'une part de l'énergie que nous tirerons du sol va assurer à l'Algérie un développement industriel qui sera sa révolution... Voilà de la lumière pour toute une génération ! » C'est encore le temps des illusions.

 


La chance « de la France un mirage?»

 

Viendra le temps des déceptions. Dix mois plus tard, le 16 septembre 1959, le ton n'est déjà plus le même. Sans doute, assure De Gaulle de son palais de l'Elysée, « dans six semaines, le pétrole d'Hassi‑Messaoud arrivera sur la côte, à Bougie. Dans un an, celui d'Edjeleh atteindra le golfe de Gabès. En 1960, le gaz d'Hassi-R'mel commencera d'être distribué à Alger et à Oran, en attendant de l'être à Bône. Que la France veuille et qu'elle puisse poursuivre avec les Algériens la tâche qu'elle a entreprise et dont elle seule est capable, l'Algérie sera dans quinze ans un pays prospère et productif ». Mais De Gaulle formule le principe de l'autodétermination des Algériens. Il ri;exclut pas, sans y croire, « la sécession, où certains croient trouver l'indépendance ».

 

« Un panneau pour la propagande »

Dans cette hypothèse, qu'adviendrait-il ? « La sécession entraînerait une misère épouvantable, un affreux chaos politique. Toutes dispositions seraient prises pour que l'exploitation, l'acheminement du pétrole saharien, qui sont l’œuvre de la France et intéressent tant l'Occident, soient assurés quoi qu'il arrive. »



Pour les Pieds-Noirs, à la place des Jerrycans, ils avaient des valises

Mais De Gaulle persiste à croire que les Algériens refuseront cette solution. « Pensez un peu aux immenses travaux qui ont été exécutés pour la prospection, l'extraction, l'acheminement des pétroles et du gaz du Sahara, exactement comme il était prévu (conférence de presse du 10 novembre 1959). Ces jours-ci, le pétrole va arriver sur la côte à Bougie, par un oléoduc de 700 kilomètres de long. En vérité, malgré l'insurrection, malgré la propagande et la terreur par lesquelles la rébellion cherchait à maintenir la population dans une sorte de grève permanente, l'Algérie nouvelle se dessine et se relève dans l'apaisement. »

 

Le voile se déchire : le 20 mai 1961, les négociations se sont ouvertes à Evian avec le gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA). Le 5 septembre, dans une conférence de presse à l'Elysée, De Gaulle évoque sans détours ce qu'il appelle l'« affaire du Sahara ».

 


« L'Echo d'Alger 23 janvier 1960.»

« Pour ce qui est du Sahara, dit-il, notre ligne de conduite est celle qui sauvegarde nos intérêts et qui tient compte des réalités. Nos intérêts consistent en ceci : libre exploitation du pétrole et du gaz que nous avons découverts ou que nous découvririons, disposition des terrains d'aviation. Les réalités, c'est qu'il n'y a pas un seul Algérien, je le sais, qui ne pense que le Sahara doive faire partie de l'Algérie... Si un Etat algérien est institué et s'il est associé à la France, la grande majorité des populations sahariennes tiendront à s'y rattacher. »

« C'est dire que, dans le débat franco-algérien, la question de la souveraineté du Sahara n'a pas à être considérée ; tout au moins, elle ne l'est pas par la France. Cela peut servir de slogan, de panneau pour une propagande. En ce qui concerne la France, c'est un coup d'épée dans l'eau. Mais ce qui nous intéresse, c'est qu'il sorte de cet accord, s'il doit se produire, une association qui sauvegarde nos intérêts. Si la sauvegarde et l'association ne sont pas possibles du côté algérien, il nous faudra, de toutes ces pierres et de tous ces sables sahariens, faire quelque chose de particulier. »

 

Mais Habib Bourguiba croit avoir son mot à dire, en tant que voisin du Sahara. « Ce dont il est anxieux surtout, écrira De Gaulle dans ses "Mémoires d'espoir" inachevés, c'est de procurer à son pays certains agrandissements du côté de ses confins sahariens si, comme on peut le prévoir, le grand désert doit être un jour réuni à une Algérie souveraine. Bien entendu, c'est le pétrole qui soulève cette convoitise. Ne pourrait-on modifier la frontière de telle sorte que la Tunisie soit mise en possession de terrains pétrolifères ? Mais je ne puis donner suite à cette demande du Président. Pour nous, Français, le développement de nos recherches et de notre exploitation du pétrole saharien sera, demain, un élément essentiel de la coopération avec l'Algérie. Pourquoi irions-nous d'avance la compromettre en laissant à d'autres un sol qui, à cette condition, peut revenir à l'Algérie ? Si, d'ailleurs, nous le faisions au profit de la Tunisie, quel prurit d'excitation en recevraient les prétentions marocaines sur Colomb-Béchar et sur Tindouf, pour ne point parler de ce que la Mauritanie, le Mali, le Niger, le Tchad, la Libye pourraient vouloir revendiquer ! Or il est de notre intérêt de régler, le moment venu, l'exploitation rationnelle du pétrole saharien d'un seul tenant... Rien ne justifierait que nous consentions à en démembrer le territoire.»

 


« Le Journal d'Alger », 13 octobre 1961.

 

 

 

Une vocation manquée

 

Donc, De Gaulle oppose à Bourguiba une fin de non recevoir. Et l'Algérie ne consentira à aucun partage. Les dernières illusions s'envolent. A l'heure de l'indépendance, Alger s'adjuge les gisements indemnes, sans se soucier des revendications que formulent les autres riverains du Sahara.

Selon les accords d'Evian du 18 mars 1962, approuvés par référendum du 8 avril (en France) et du 1" juillet (en Algérie), l'Algérie « succède à la France dans ses droits, prérogatives et obligations de puissance publique concédante au Sahara ». Elle en reçoit tous les actifs publics (ceux de la SN Repal) et s'engage en contrepartie à respecter les concessions d'exploitation et les permis de recherches accordés à des sociétés privées, ainsi qu'à consentir en priorité à des sociétés françaises les futurs permis.

La coopération est-elle compatible avec l'indépendance '? La France a besoin d'un pétrole qui reste payable en francs, l'Algérie a besoin des capitaux nécessaires à de futures recherches. Mais Paris ne veut pas investir sans garanties, et Alger ne veut pas qu'une colonisation capitaliste prenne la relève de la colonisation politique. Il en résultera que la France et l'Algérie alternent ruptures et réconciliations et que, de décisions unilatérales en compromis, le statut d'Evian est escamoté.

 

Fin d'une grande aventure. Le coq gaulois a gratté en vain les sables du Sahara.

On me permettra de terminer sur une note personnelle.

Longuement, j'ai laissé la parole au général De Gaulle, jusqu'à l'heure des désillusions. De l'épopée et du drame du Sahara, j'ai été en plusieurs occasions le témoin. J'ai vu Hassi-Messaoud au temps de sa prospérité naissante ‑ et je n'ai pas oublié les parterres de roses qu'y faisait éclore, pour le plaisir des pétroliers, un pépiniériste lyonnais ‑, j'ai vu Hassi-R'mel et ses torches de feu. J'ai visité le terminal tunisien de La Skirra.

Par deux fois, j'ai fait le tour du Sahara : tour intérieur, par El Colée, Beni Abbés, In Salah, Amguid, Ouargla, Touggourt ; tour extérieur, d'Abéché à Niamey, de Bamako et Tombouctou à Nouakchott. J'ai interrogé les chefs des jeunes Etats du pourtour saharien, alors qu'ils convoitaient leur part du gâteau.

Sur place, à Alger, j'ai mesuré la déconfiture de l'Algérie socialiste, après la décolonisation : Alger livrée aux coupures d'eau et d'électricité, sa rade encombrée de cargos sans accostage, ses escaliers jonchés de papiers gras et de rats crevés, ses ménagères en quête de lait, de viande, parfois même de tomates et de bouteilles de gaz butane... L'Algérie française avait du bon, au temps où le Sahara français découvrait sa vocation pétrolière.

Solde PHOTO


 

LA MORT DE KILIAN

 

            UN soir de décembre 1949, le professeur Alloiteau conduit Kilian (1) à la gare de Lyon. Il tombe sur Paris une pluie fine et pénétrante.

L'explorateur tient à la main une petite valise où sont rangés ses affaires de toilette et ses précieux dossiers.

Au buffet, où ils prennent le dernier verre de l'amitié, Conrad Kilian en confie un exemplaire au professeur Alloiteau. C'est une marque de confiance inestimable, peut-être une sorte de sentiment prémonitoire. Il veut survivre dans ses papiers. Il veut que l'on sache qu'il a découvert et affirmé avant tous : il y a du pétrole sous les sables du désert. Il veut que soit clamée la vérité historique, à savoir que certains gouvernants français ont volontairement renié les conquêtes de Leclerc, et renoncé de leur plein gré à assurer l'indépendance énergétique et économique de la France et de l'Europe occidentale.

Devant la locomotive qui exhale bruyamment un jet de vapeur floconneuse, il explique à James Alloiteau la tentative d'assassinat dont il a été victime la veille.

Ils m'auront, vous comprenez... le poison, c'est si facile... » (1)

« Ils » n'emploieront pas le poison : le 30 avril 1950, Conrad Kilian, l'inventeur du pétrole saharien, était découvert pendu à l'espagnolette de la fenêtre de sa chambre, les poignets tailladés à coups de couteau.

Pour le général Grossin, alors patron du SDECE, « l'assassinat fut maquillé en suicide, bien maladroite ment » (Kilian mesurait 1,78 ni, l'espagnolette était à 1,20 ni du sol ; Kilian utilisait un rasoir mécanique, dont il ne s'est pas servi pour se taillader les veines, etc.).

L'enquête de police, hâtivement bouclée, conclut à la mort volontaire.

 

(1)   « Conrad Kilian », par Euloge Boissonade, France Em­pire, Paris, 1971.

 


Lieutenant méhariste et neveu de Conrad Kilian, Claude Kilian photographie la plaque hissée au sommet de la Garet el-Djenoun en hommage à son oncle. Nul n'est prophète en son pays