Qui est pour ? Personne. Qui est contre ? Tout le monde. Et pourtant " on " torture en ce xxème siècle.
Il ne s'agit pas (et pour moi il ne s'agit jamais) de s'enfouir tête et idées dans le sable après avoir proclamé très haut qu' " on " est contre la torture et qu' " on " ne veut pas regarder en face son horrible face de méduse.
Il s'agit au contraire de penser clair et de regarder froidement le monstre. Je laisse aux autruches leur vélocité qui leur permet de fuir hors du réel et leur petite tête prompte à s'enfouir dans la première motte de terre.
En effet, proclamer qu'on est contre la torture ne coûte rien a ceux qui, de par fonction ou métier, n'ont pas à lutter contre la violence et la férocité de notre monde mais, lorsqu'on a la charge de maîtriser le monstre, il est des gants, hélas ! qu'on ne peut pas enfiler sans faire craquer leurs coutures et sans se salir les mains. Exemples simples : un terroriste a placé deux bombes à bord d'un transatlantique voguant en pleine mer. On l'arrête. On l'interroge. De ce temps, la première bombe explose et, par miracle, ne tue personne. Le terroriste sourit et dit :
" Attendez que la seconde explose. Elle est dix fois plus puissante et bien mieux placée... "
Que ferez-vous afin que cet homme révèle l'endroit où est placé le terrible engin ? Laisserez-vous périr, au nom d'un principe, des centaines d'innocents ? Non. Vous mettrez vos scrupules au vestiaire et, acculé par l'urgence et le fait, vous obligerez cet homme à parler. Et vous utiliserez, n'est-ce pas, tous les moyens. Bref, vous le torturerez.
Autre exemple : trois Japonais fanatiques sèment la mort sur l'aéroport de Tel-Aviv et massacrent au petit bonheur d'innocents pèlerins. Un des trois " kamikazes " tombe vivant entre les mains de la police israélienne. Par les journaux, j'apprends que cet homme a parlé d'abondance, le lendemain de son arrestation. Je demande : eu égard au fanatisme extrême de cet individu, comment lui a-t-on extorqué ses aveux, ses renseignements, ses adresses, les noms de ses amis, les schémas des organisations auxquelles il appartient ? En l'interrogeant avec aménité En lui représentant l'horreur de son acte ? Si vous le croyez, je vous laisse à vos naïvetés.
Je pourrais ainsi multiplier les exemples de situations telles où il n'est d'autre recours, face à l'horreur du crime, que la torture exercée sur celui qui l'a perpétré afin, par ce moyen, de circonscrire un acte fou et d'en limiter ? par tous les moyens ! ? les atroces dégâts.
Que si vous me dites " Non ! Périssent les passagers innocents du transatlantique et des dizaines de touristes se rendant en Israël plutôt que de violer un principe ! " je vous répondrai alors que vous êtes un saint (surtout si, accompagné de votre épouse et de vos enfants, vous êtes l'un de ces passagers ou de ces touristes ! ) mais que votre sainteté est dangereuse et risque de se voir amputée de deux mains afin de leur conserver une pure blancheur.
Ici perversion du totalitarisme
La vérité gîte là : la torture n'est pas un en-soi dont il est possible de discuter avec des arguments d'école et des effets de manchettes immaculées. Elle n'est pas simple effet mais produit de causes. De même que la syphilis n'est pas un bouton qu'il faut benoîtement enduire de pommade mais le pourrissement de tout le sang, de même la torture qui couvre de pustules et de plaies la peau de notre société signale par quels maux profonds le corps et ses organes sont intérieurement rongés.
Ici, je ferai une différence entre cruauté et torture. Lorsque s'abat la horde qui brûle, dévaste, détruit et viole sur son passage, il y a là le déchaînement orgiaque de la guerre. Dans la révolution (ou la guerre) il y a, selon une expression fameuse, " excès d'histoire ". La violence n'est pas enfouie mais se déchaîne avec une sorte d'horreur lyrique.
Echevelée, comme dans le tableau de Rousseau, la guerre passe dans un grand vocero de hurlements et de sanglots mêlés. Il y a l'explosion des peuples, des hordes, des volontés de puissance et, certes, cette omelette-là ne se fait pas sans casser, sur cette pauvre Terre, les oeufs tièdes et lisses de la paix.
Mais il s'est trouvé, au xxème siècle, que les guerres se sont perverties parce qu'elles sont devenues idéologiques et totales et parce que des systèmes totalitaires, sur le cadavre de Dieu proclamé mort, ont pris le relais des grandes espérances et des grands systèmes religieux. Le christianisme était lui aussi un totalitarisme puisqu'il rendait compte du Tout de l'homme mais il avait sur les totalitarismes idéologiques un sacré avantage et un avantage sacré : en dernière instance, Dieu embrassait cette totalité, la justifiait, l'imprégnait et, par-delà l'existence, la réalisait en valeur et en vie éternelle. Quel que fût le jugement des hommes et même s'il se proclamait jugement magique (ordalies), il ne prévalait pas contre celui de Dieu.
Je sais : l'Inquisition. Mais qui osera proclamer que l'histoire du christianisme est celle de vingt siècles d'horreurs et de tortures ? Qui osera dire que cette religion sema sur son passage des terreurs égales à celles du stalinisme et du nazisme ? Qui osera affirmer que le christianisme a dégradé l'Occident ? Religion, il était aussi idéologie et s'il paya d'aventure le tribut moral de sa double nature, n'oublions pas non plus qu'il y eut de longues époques où il était tout de même " avec le ciel des accommodements " et cela bien avant que l'Eglise ne fût séparée de l'Etat.
Quand l'homme n'est rien
Avec les temps de fer du totalitarisme, l'idéologie s'est érigée en véritable religion " du monde " et, par mécanique et naturelle conséquence, l'Etat s'est transformé en Eglise. Aussi bien toute idéologie totalitaire, quelle que soit sa couleur, se veut-elle dépositrice d'un absolu et prétend-elle rendre compte du Tout de l'homme. Si contre cet absolu s'élève l'individu, de nouveaux prêtres ? les policiers ? sont là tout prêts à le ramener à la raison.
Alors surgit la dernière question : et si cette Raison, épurée de Dieu, n'avait d'autre issue que de rouler dans la terreur? S'il est vrai que Dieu est mort, comment pourrons-nous vivre en étant orphelins du sacré ; et je dis tout entiers orphelins du sacré avec notre raison, nos mots, nos gestes, nos amours et l'ensemble de nos bagages ?
Oui, si Dieu est mort, tout de nous en est orphelin, mais sommes-nous prêts à payer le prix de ce décès ou de ce meurtre ? Si Dieu est mort, avec quoi allons-nous le remplacer? On me dit : avec l'Homme. Je demande : avec quel homme ? L'Humanité s'est inventée en même temps que Dieu. Comment divorcera-t-elle d'avec lui ? Grâce à l'Union de toute la Gauche " fraternelle " dira M. Mitterrand. Grâce à l'instauration d'une " démocratie véritable ". dira M. Marchais. Grâce au silence de la terreur, disait Staline. Grâce à une nouvelle croix aux pattes crochues d'araignée, disait Hitler.
Dieu est mort et l'Homme est absurde, s'écrie, ravi, l'Intellectuel. Mais si l'Homme est absurde, pourquoi l'Humanité serait-elle possible et comment, d'une absurdité première, passerait-on à une raison générale ? Si l'Homme n'est Rien, pourquoi l'Humanité serait-elle Tout ? Des milliards de zéros égalent zéro.
Et nous aurons beau additionner les fous, nous ne mettrons pas la raison dans l'asile et, avec des milliards de désespoirs absolus et d'absurdités radicales, nous ne fabriquerons pas un espoir général et une absurdité raisonnable. Que se passe-t-il ? L'Homme est absurde et nous voici marchant vers une tautologie effrayante ?l'Homme est l'Homme... mais Il n'est Rien.
En vérité, si l'Homme est un Rien absurde, pourquoi ne pas le torturer afin de le soumettre à l'ordre terrestre ?
Ordre pur, ordre cynique qui d'un coup de reins a jeté au ruisseau les derniers impedimenta idéalistes et utopiques qui lui servaient d'alibi et n'ose plus sans rire et ricaner affirmer qu'il prépare le règne des fins qui nous libéreraient. Entre Dieu mort et " la fin de l'Histoire " qui n'arrive pas, quoi fourrer ?
Eh bien, des policiers! Des prêtres bottés, casqués ou revêtus, en guise de soutanes, de longs imperméables de cuir noir. Et à quoi occuper ces nouveaux inquisiteurs ? A nous faire adorer le tyran et, lorsque celui-ci meurt et que s'écroule sa statue au milieu des gravats d'un sacré trop humain, à nous courber la nuque devant l'ordre pur. Et c'est le règne, diffus ou brutal, de la Terreur et de sa fille naturelle la Torture.
Les pervers et les " normaux "
Les régimes totalitaires de type gris, égalitariste et niveleur, ne sont d'ailleurs pas les seuls qui désidentifient l'individu et l'effacent sous l'écrasante gomme de la masse. Il existe aussi, dans nos sociétés occidentales, un totalitarisme de type coloré (par les néons et les couleurs de la société de consommation ! ) et qui, à sa manière, " massifie " l'individu, le banalise et lui impose les plus basses des ressemblances.
Là aussi, il y a mépris et il n'est que d'entrer dans une salle de cinéma de nos Métropolis pour y assister à des spectacles où s'étale le sadisme le plus abject. Zéro gris ou coloré, si l'individu n'est que ce néant soumis ou hébété, oui, pourquoi avoir respect de lui et pourquoi ne pas le torturer ?
Ce qui m'épouvante, aujourd'hui et pour demain, c'est d'assister, dans le monde entier, tantôt à la sacralisation du tyran (Mao Tsé-Toung ou X ou Y), tantôt à celle de l'ordre pur évidé de ses fins (Prague), tantôt à celle de l'utopie (le terrorisme gauchiste). Et sur quel socle asseoir ordre pur ou utopie sans freins sinon sur celui du mépris de l'individu.
Nous avons vu naguère la torture infecter les guerres ? toutes les guerres. - parce que l'adversaire, écrasé par la force, refusait d'en démordre et d'avouer sa défaite. Il avait alors recours au terrorisme d'où naissait, fleur vénéneuse, la torture.
S'indigner là contre relève du bavardage car le contre-terrorisme ne peut ne pas recourir à la torture. Ça n'est pas parce qu'il est déplorable qu'un fait n'est pas un fait. On a torturé sous l'Occupation afin de découvrir les caches des résistants ; on a torturé à la Libération afin de découvrir celles des miliciens. Et je passe sur ceux qui torturèrent par sadisme tout en ajoutant qu'il est normal ? monstrueusement normal ! ? que la torture en arrive à ce degré d'abjection où elle a si j'ose dire, ses bourreaux pervers et malades à côté de ses exécutants " normaux ".
Accuser le bouc et innocenter le berger
Avec la guerre des partisans, s'est développée l'action terroriste qui frappe aveuglément le bidasse, ou le gestapiste, le para ou l'enfant pied-noir, le train de permissionnaires ou le commando de choc, le G.Q.G. américain ou la foule innocente de Saigon. Il est intellectuellement malhonnête de justifier le terrorisme, comme le font certains, et de pousser de hauts cris contre la seule arme qui puisse lui être opposée et qui est la torture.
" Mais, me dit?on, le terrorisme est légitime lorsqu'il est le seul moyen auquel puisse avoir recours un peuple pour sa libération!" Soit ! Mais je vous signale que les moyens pourrissent toujours les fins ; que le terrorisme " légitime " ou pas ne peut pas ne pas susciter fatalement le contre-terrorisme et la torture ; que nous entrons là dans un raisonnement en cul-de-sac d'où l'on ne peut sortir qu'en disculpant terrorisme et torture et qu'en désignant un troisième coupable, le nazisme par exemple ou l'impérialisme, le colonialisme...
En bref, si nous voulons raisonner sainement, il n'est pas honnête d'accuser le bouc et d'innocenter le berger qui le pousse en avant.
Nous avons donc vu la torture infecter les idéologies, puis les guerres ; nous la voyons aujourd'hui qui décompose chaque jour un peu plus notre morale et notre société. Une fois encore, je ferai un distinguo. J'établirai une différence entre le terrorisme aux fins immédiatement concrètes (la libération de la France, l'indépendance de l'Algérie) et celui qui projette ses fins vers le ciel de l'utopie.
Le terrorisme gauchiste est de cette espèce. Certes, il désigne lui aussi du doigt le mauvais berger dont il est le gentil bouc et nous en clame le nom : c'est le " capitalisme ". Pour lutter contre ce monstre, tout est permis : la bombe, la séquestration, le détournement d'avion l'attentat, le colis piégé ? et l'hystérie meurtrière de trois Japonais venus s'abattre, au Moyen-Orient, sur "ce porte-avions de l'impérialisme américain qu'est le pseudo Etat d'Israël ". Tout est permis - y compris de réclamer la tête d'un notaire non pas parce qu'il est coupable ou innocent du meurtre d'une fillette, mais parce qu'il est de race bourgeoise.
Vers une théologie de la violence?
Encore un coup, nous voici au bord d'être plongés dans un monde où le fanatique idéologique, ou l'emportement terroriste des idées abstraites accoucheront d'abord d'une contre-violence et ensuite, si le terrorisme s'enfouit, d'une torture qui ira le débusquer en ses antres. Qui sera coupable ? Le capitalisme, dira le terroriste. Le terroriste dira le policier. Quelques pèlerins portoricains, quelques passagers d'avion, quelques individus ne comptent pas s'ils sont abattus pour la Cause, diront les terroristes. Quelques individus ne comptent pas si en les torturant nous cassons le terrorisme qui menace tout le monde, diront les policiers.
On le voit, la méthode, lancée sur le marché par les systèmes totalitaires a maintenant fait ses preuves. On pose en un premier temps que l'Autre incarne le Mal absolu : on en déduit que tous les moyens sont bons pour l'abattre ; on légitime la violence (des prêtres, en France, parlent d'élaborer "une théologie de la violence " !) ; on approuve celle-ci lorsqu'elle fuse en terrorisme ; on s'étonne pour finir et on s'indigne hypocritement si s'oppose à celui-ci une contre-violence et bientôt sa fille hideuse : la torture.
A droite hier, à gauche aujourd'hui, à droite et à gauche demain, les adversaires se jettent à la face l'anathème absolu. Entre eux, le fossé se creuse. Au fond de celui-ci meurent les innocents et agonisent nos libertés.