PRINTEMPS 1958

 

 

Nos dirigeants Parisiens, ne savaient par quel bout prendre les Evènements d’Algérie. La quatrième République se précipitait, sans le savoir, lentement mais sûrement vers son suicide.

Le 16 Avril 1958, les gros titres de la Dépêche Quotidienne et de l’Echo d’Alger relataient la Démission du Gouvernement Félix Gaillard.

A Alger, les esprits commençaient à s’échauffer.

Les évènements, les déclarations, les discours se succédaient sans que nous puissions apercevoir une quelconque amélioration de la situation.

Aussi, une manifestation du comité d’entente des Anciens Combattants se déroula et plus de trente mille Algérois, excités par l’immobilisme de la Métropole, réclamèrent la constitution d’un Gouvernement de Salut Public pour prendre, enfin en compte, la survie de notre province.

 

La Quatrième République tournait en rond et le 6 Mai, Pierre Pflimlin est nommé Président du Conseil. Pendant son investiture, le 13 Mai, des milliers de manifestants, se dirigent vers le Plateau des Glières, le Monument aux Morts et les Bureaux du Gouvernement Général.( le G.G.).

 

Nous désertons les classes pour aller tous, tous les jours, nous rassembler au Forum.

Des Délégations venues de toutes les provinces d’Algérie sont représentées. Toutes les fenêtres, tous les balcons, tous les autobus, trolleybus, tramways, toutes les voitures particulières arborent le drapeau tricolore comme pour le 14 Juillet ou le 11 Novembre.

Nous sommes les uns contre les autres, nous tenant par le bras en scandant ensemble des milliers de fois, « Algérie Française ». Nous chantons, à tue-tête, La Marseillaise.  Nous entendons à peine les discours enflammés des généraux qui se succèdent derrière les micros installés sur le balcon du GG . Massu, Salan… Chaque phrase est saluée par d’immenses vivats ou des huées selon sa teneur.

Les loggias des appartements qui bordent le Forum, sont, aussi, pleines à craquer. Chacun a invité un ami, un cousin, un frère à participer à cette immense fête.

Ils sont aux premières loges pour distinguer sur les banderoles d’où vient toute cette population :

Ici, le quartier d’Hydra est rassemblé ; là, c’est carrément le village d’Oued-el-Alleug qui est venu apporter son soutien aux militaires. Les vieux Indigènes enturbannés arborent fièrement sur leur poitrine les médailles gagnées avec leur sang durant les deux Guerres Mondiales. Là-bas, tout près des barrières, les Anciens Combattants de Chiffalo et Castiglione ont réussi à se frayer un passage, et chantent « Les Africains » en soulevant, le plus haut possible, le drapeau Français. Les plates-bandes et les massifs floraux, tous les piliers, toutes les rambardes, toutes les rampes, tous les arbres sont pris d’assaut. On cherche un passage, on joue des coudes. On s’infiltre dans toute cette foule qui nous avale. On se marche sur les pieds, mais on s’en moque, on est heureux, là, tous ensemble. J’arrive à me hisser sur un arbre. Je me demande comment un si petit tamaris peut ne pas se casser et supporter cependant une dizaine de personnes s’agitant comme nous le faisons. A chaque tentative de nouvelle occupation, ma situation inconfortable entre deux  branches devient plus dangereuse.

Ce n’est pas de la foule dense, c’est une vague compacte, une marée humaine, un raz-de-marée qui a totalement recouvert les larges escaliers qui descendent du stade Leclerc au square Laferrière, ainsi que leurs abords.

Ma parole, il y en a qui ont du dormir sur place ou dans la Bibliothèque Nationale à côté des bureaux de l’E.G.A., tu sais, en face du stade Leclerc.

Nous sommes fous de joie. Fous tout simplement. Un délire collectif.

Nous n’avons plus peur de cette guerre qui ne dit pas son nom. On dit avec pudeur :"Les évènements", "Les attentats", ou "les embuscades"…pas encore « les massacres »…

Demain, nous danserons, nous sortirons, enfin, tranquillement sans craindre pour notre vie. Sans imaginer, avec l’angoisse tenace qui nous comprime la poitrine et l’estomac depuis quatre ans, que nous ne risquerons plus quoi que ce soit.

Les musulmans n’auront pas plus peur de croiser un militaire que nous un des leurs. Et puis, cela fait plus d’un siècle que nous vivons ensemble, non ?

C’est à cette date que le Général Massu forme un Comité de Salut Public. Salan lui prend le micro et clame « De Gaulle, avec nous ! De Gaulle, au pouvoir ! » Et, toute la foule scande le même slogan ponctué par les « Algérie Française ! Algérie Française ! ».

A cet appel lancé par Salan, Massu se recule en caressant sa moustache et son menton ; il baisse la tête. Quelque chose vient de se passer…

Sans nous en rendre compte, nous venons de provoquer la chute définitive de la Quatrième République.  Dans la foulée, le général Charles De Gaulle, vous vous rendez compte, celui-là même qui a préparé depuis Londres la Libération de la France, se déclare prêt à assumer les pouvoirs de la république moribonde. Il ne faut pas perdre de temps. L’Algérie a déjà eu trop de morts.

 

Je ne me rappelle pas si cette épopée se déroule pendant les congés de l’Ascension ou de Pentecôte, mais le fait est que, tous les jours, une foule, toujours aussi dense, enivrée par un parfum de liberté s’installe sur le Forum et ses abords. Nous sommes chaque jour plus de cent mille à venir, écouter, brandir nos drapeaux.

 

En trois jours de manifestation pacifique, les généraux ont réussi à reconstituer, sans une goutte de sang, « l’Unité Fraternelle » des dix millions d’habitants de l’Algérie, Union que nous attendons depuis 1954.

 

Nous allons peu en classe pendant cette semaine. Pour accéder facilement au G.G., je grimpe les Escaliers Cornuz et passe par le boulevard du Télemly.

Les trottoirs de ce boulevard plutôt calmes habituellement, ne peuvent contenir toutes les personnes qui prennent la même direction que moi. D’aucuns marchent délibérément au milieu de la rue, se pressent, se bousculent, se déplacent entre les voitures, pour aller plus vite, pour tenter de trouver une place avec vue sur le Balcon du GG et pour pouvoir comprendre les diverses déclarations. Certains, voulant immortaliser ses moments, ont avec eux leur appareil photos.

 

 

 Dès la démission du gouvernement de Pflimlin, le Président de la République René Coty nomme au siège de Président du conseil Charles de Gaulle , le 31 Mai 58. Les choses vont vite.

Le premier Juin, De Gaulle est investi des pleins pouvoirs par l’Assemblée Nationale. Il décide de se rendre en Algérie pour voir par lui-même, l’état de la situation  à Alger et dans l’Oranie.

 

C’est l’euphorie la plus complète dans les rues d’Alger. Il n’y a pas un seul balcon, une seule fenêtre sans drapeau Bleu-Blanc-Rouge. Certains ont même cousu ou peint la Croix de Lorraine dans le Blanc. Chacun y va de son appréciation sur De Gaulle.

 

- Il va le dire ? Il l’a dit ?

- Tais-toi, j’entends rien avec ta tchatche !

- Bien sur, qu’il l’a dit !

 

"Il NOUS A COMPRIS !"

16 mai 58, De Gauule Bd Baudin, ovationné par les Algérois (photo H. Cuesta)

 

Il n’y a plus sur cette terre que des Français à part entière !

Vive la République ! Vive la France !

 

-Vous avez pas remarqué, il a pas dit « Vive l’Algérie Française ! »

-Qu’est-ce que tu racontes, ma parole ty as le cerveau vide ou quoi ? Tchu vas au Lycée, et tchu entends pas entre les lignes qu’elles sont même pas besoin d’être écrites ! Il a dit qu’on était tous des Français, ici: même le moutchou avec son sarouel-réservoir, même madame Espinoza, qu’elle vient juste d’arriver du Portugal et qu’elle dit encore comme ça : mérchi, yé veux oun chaussaonn aux peaummes…

 

-Tu vois que j’ai raison, il le dit à Mostaganem le 6 Juin :

« Vive l’Algérie Française ! »

Tu peux dormir tranquille, maintenant ? Ou je te fais un enregistrement sur la magnétophone et tu te le repasses tout le temps, ce discours ? Sordo, que ty es !

 Quand tu joues aux noyaux, ty es guitche, et là qu’il est immense De Gaulle, avec une voix que Caruso, y serait jaloux, tchu l’entends pas ? On est français, point. Tu veux pas qu'on te fasse aussi un brevet de nationalité, peut-être ?

***

Avec toute ces histoires, ils ont pensé à nous, les jeunes.

Tu sais pourquoi, on attend le jeudi et le dimanche avec impatience ?

 Ils  nous emmènent  en camions militaires débâchés, vers les plages. Ce sont les Comités de Salut Public qui organisent ces sorties.

Mon père, il est fier. Il a salué et serré la main à des Généraux.

Il nous a fait mettre en rang. Massu et Salan passent près de nous, nous donnent une petite tape sur l’épaule.…Qu'est-ce qu'ils ont comme étoiles sur le képi ou sur la vareuse! Que c'est une vraie galaxie! Et sur la poitrine, un tableau de petites barrettes multicolores !

 L’invitation est faite à tout le monde : garçons, filles, Arabes, Européens. Alors on va à Sidi-Ferruch, les camions en convoi. L'air de la route nous décoiffe et nous arrivons à peine à nous comprendre avec le bruit des moteurs!

  Regarde celui-là, comme il est bête, il veut plonger et il s'est tapé une "plancha" que son ventre il est tout rouge. Y a pas de profondeur ici! On a pris les grosses bouées qui sont des chambres à air de camions. On monte à plusieurs dessus, on glisse, on tente de passer dessous, on saute dans l'eau fraîche; on fait un plongeoir à deux, en se croisant les mains, mais on n'a pas assez de force, alors Bernard n'arrive pas à monter et tombe en arrière. On lui tient la tête sous l'eau, alors il remue les bras et on le laisse respirer, on recommence une ou deux fois. On profite pas parce qu'il est petit, non, il est costaud et même un peu bagarreur. On se sauve, il nous court après. Quand il nous a rattrapés, on dit: "pouce! on se fait un petit foot sur le sable?

 Avec les ballons de plage en caoutchouc, on se tord les pieds, tant ils pèsent lourds. Là, les goals, ils plongent sans avoir peur de se faire mal.

 Et puis après le bain, la plage, les bouées, les ballons, les rires, quand le soleil commence à décliner et n'arrive plus à nous sécher , on a la chair de poule. Alors, nous avons droit à un casse-croûte fait simplement d’une tranche de pain et d’un morceau de chocolat, mais qu’importe…


Nous sommes si heureux,
et tellement sûrs d’en avoir fini de ces Evènements…

 

Il y a 45 ans. Et nous en parlons encore.
Ce devrait être un jour de deuil…

 

Jean-Pierre Ferrer. 13 Mai 2003.