Les rares Pieds-noirs qui s’intéressent à leurs ancêtres et de ce fait à l’histoire des populations européennes de l’Afrique du nord se demandent souvent dans quelles circonstances elles ont pu être amenées à venir s’y installer.
La plupart ont du mal à imaginer quelles purent être les circonstances de leur déplacement que ce soit sur le plan administratif, économique, sociologique ou personnel.
Ces lacunes sont d’autant plus difficiles à combler que la majorité des immigrants était illettrée et n’a pas transmis sa mémoire à sa descendance.
A cela plusieurs raisons : soit ils mourraient jeunes, soit ils n’en percevaient pas l’importance trop occupés voire préoccupés qu’ils étaient par la quête du pain quotidien. En effet, la quasi totalité d’entre eux travaillait dur pour gagner tout juste de quoi subsister et n’a pas été ce parti de « colons enrichis en faisant suer le burnous » qu’une certaine imagerie caricaturale et malveillante à voulu faire d’eux.
Bien au contraire, le « burnous » lui, se la « coulait douce » en continuant sa vie à l’abri de l’influence des « Roumis » (à la demande expresse de ses notables religieux et tribaux avec l’accord de la France). Ce n’est que vers la fin du XIXème siècle, l’essentiel de la tâche étant alors accompli, que les populations musulmanes ont commencé à se diriger avec une intensité croissante vers les zones, généralement désertes et inexploitées avant 1830, où s’était concentrée la majorité des européens. Ils essayaient de s’infiltrer dans le système socio-économique moderne et d’en tirer le maximum d’avantages matériels tout en essayant d’échapper aux contraintes et aux obligations.
En foi de quoi on peut à juste titre confirmer que les Musulmans n’ont pratiquement pas participé à la construction de l’Algérie alors que « la cotte » des immigrés européens n’a cessé de suer sang et eau, payant un tribut humain de plusieurs dizaines voir centaines de milliers de victimes, dans un climat débilitant pour construire villes, ports, routes, ouvrages d’art, voies ferrées et autres infrastructures qui tomberont dans l’escarcelle de l’Algérie indépendante.
Malheureusement pour son peuple, celle-ci ne saura pas en tirer le parti qu’elle aurait pu … Sans parler de la mise en valeurs des mines et de l’assainissement du pays, terre de marécages et d’épidémies qui ont décimé nos vaillants ancêtres pour remplir plus les cimetières que les comptes en banque. Toute cette épopée pour qu’ils lèguent à leurs enfants et à ceux du « burnous » ce pays en bonne voie vers le développement qu’était l’Algérie au jour de son indépendance le 2 Juillet 1962.
On doit aussi rendre grâces à la France et à son système humaniste de colonisation ou plus exactement de développement qu’on nommerait aujourd’hui « durable », d’avoir créé les conditions et les circonstances qui ont permis et favorisé cette croissance prodigieuse dont tous et surtout les indigènes pouvaient bénéficier s’il le souhaitaient. Contrairement aux affirmations gratuites volontairement erronées qui font accroire que les Musulmans étaient « parqués » à l’écart de la « prospérité », ceux-ci ont toujours eu la possibilité d’aller à l’école et de progresser par leur travail et leur valeur personnelle dans la société ouverte et égalitaire de la République Française.
Comme ils pouvaient à leur demande accéder à la Nationalité Française à la seule condition d’accepter les dispositions du Code Civil comme tous les Français. Ce qui nécessitait de renoncer bien évidemment au statut personnel dérogatoire dont ils bénéficiaient par la conservation du droit musulman, ce dernier contenant des normes incompatibles avec le Droit Civil de la République (polygamie, statut de la femme, achat des femmes, successions, contrats, juridiction du Qadi etc…).
Il est évident que les instances musulmanes en place, religieuses et tribales, ont tout fait pour limiter voire empêcher le phénomène de se produire dans le but évident (et somme toute humain) de préserver leur « fromage » et leur ascendant sur les populations indigènes.
Suite à cette parenthèse de vérité historique et sociologique) qui s’imposait, revenons à la présentation de notre travail de recherche sur « certains aspects de l’émigration italienne en Afrique du Nord ».
Nous disions que la plupart des Pieds-Noirs n’ont, en général, aucune idée des circonstances et des raisons de la venue en terre d’Afrique de leurs aïeux.
D’autres, dont je faisais partie avant d’engager des recherches dans les archives, se représentaient une immigration sauvage et anarchique où les gens avaient débarqué et s’étaient installés sans autres formalités puis avaient fait souche par la force des choses, soit qu’ils avaient trouvé un peu plus de bien être que dans leur contrée d’origine, soit qu’ils n’avaient même plus les moyens d’y retourner.
Ce n’était pas du tout le cas, car l’administration, dans le pays de départ aussi bien que dans le pays d’accueil, était organisée et contrôlait la circulation des personnes d’une manière peut-être plus rigoureuse que de nos jours.
La lecture des documents détenus aux archives d’outre mer à Aix-en-Provence et à celles de Cagliari en Italie, m’a permis d’établir avec certitude que les Consuls étaient nombreux de part et d’autre et que les candidats ne partaient pas comme ils le voulaient.
Ils devaient avoir un passeport. De plus, une fois dans le pays d’accueil, ils étaient enregistrés par l’administration et étaient représentés par les consuls de leur pays d’origine.
Sur le plan économique, une certaine coordination existait entre les autorités administratives des divers Etats pour déterminer les besoins et les contingents de main d’œuvre.
Et sur le plan sociologique, des enquêtes pouvaient être menées et des avis rendus avant l’octroi du passeport et du visa.
" CONDITIONS ADMINISTRATIVES,
PASSEPORTS ET VISAS : "
Documents : -Lettre du Consul de France au Vice-Roi de Sardaigne en date du 12 Novembre 1846.
- Lettre du Vice-Roi au Commandant de Castelsardo du 14 Novembre 1846.
- Lettre du Vice-Roi au Commandant de Carloforte du 14 Novembre 1846.
- Lettre du 28 Novembre 1846 à M. Pompejano, Commandant de marine à Castelsardo.
Par le premier document nous apprenons que les émigrants étaient partis de Castelsardo (un petit port au nord-ouest de la Sardaigne) vers Marseille. Ce qui montre qu’ils étaient regroupés, que l’émigration était relativement organisée et qu’ils pouvaient (ou devaient ?) transiter par Marseille avant de rejoindre leur destination finale en Algérie.
Donc dès 1846, soit 16 ans après la prise d’Alger et alors que la France était loin d’avoir une grande étendue de territoire sous son autorité, l’arrivée de la population était déjà surveillée.
Le Consul rappelle que «suivant les règlements de police en vigueur partout », les passagers auraient dû obtenir des visas du Consul de France dans ce port mais que le Commissaire de Marine les en aurait dissuadés.
Il note une autre irrégularité dans la délivrance des passeports « surtout à Carloforte où le nombre des passagers pour l’Algérie est plus considérable» souligne-t-il, « c’est que MM les Commandants ont l’habitude d’inscrire sur un même passeport plusieurs individus qui ne font point partie de la même famille… », il souligne que ceci n’est pas régulier et va provoquer des difficultés à leur arrivée en Algérie, surtout si elles prennent des directions différentes sans parler des frais supplémentaires encourus par la nécessité de se procurer un nouveau passeport pour « justifier de leur provenance et de leur nationalité ».
C'est bien la preuve que les populations n’étaient pas laissées livrées à elles-mêmes et que l’administration française bien que certainement encore embryonnaire en Algérie se préoccupait quand même du maintien de l’ordre public.
Dès le 14 Novembre 1846, les services du Vice-Roi de Cagliari donnaient suite en envoyant une lettre au Commandant de Castelsardo pour lui enjoindre de se conformer aux règlements et une autre au Commandant de Carloforte pour lui rappeler que seuls les « maris et épouses, parents et enfants, maîtres et domestiques » peuvent être inscrits sur un même passeport.
Ces deux lettres mentionnent que copie en a été transmise au Consul de France. Ce qui montre bien l’organisation et la préoccupation des autorités locales ainsi que leur volonté de maîtriser des départs de population pour l’étranger.
La lettre du 28 Novembre 1846 à M. Pompejano, concernant les départs depuis l’archipel de « la Madeleine » qui se trouve lui au nord est de la Sardaigne confirme que de là aussi les bateaux d’émigrants pour l’Algérie se rendaient à Marseille.
" CONDITIONS ECONOMIQUES : "
Documents :
- Lettre de plusieurs « suppliants » au Commandant de la place de Carloforte en date du 5 Octobre 1846.
- Lettre du 8 octobre 1846 en réponse à la supplique du 5 Octobre 1846.
- Lettre du « Patron » Giacomo Perosini au Commandant de la place. Non datée.
- Lettre du Commandant de Carloforte en réponse au « Patron » Perosini en date du 8 Octobre 1846.
- Circulaire n°634 aux gouverneurs et commandants de diverses place en date du 16 Mai1848.
Dans leur lettre du 5 octobre 1846, un certain nombre de suppliants désirant partir pour « les possessions françaises en Afrique qui sont des lieux naissants », font état des mauvaises récoltes qui engendrent la misère et ne recherchent que la « faveur » de pouvoir travailler.
Ils mentionnent également que ces départs ne sont que provisoires « pour se faire un pécule » et attirent l’attention des autorités sur les difficultés auxquelles ils seraient confrontés si le passeport leur était refusé.
Le « patron » Perosini de son côté a écrit une lettre non datée dans laquelle il insiste sur le préjudice qu’entraîne le retard dans l’émission des passeports pour lui même et pour ses passagers qui , déjà pauvres, doivent attendre pour se rendre à Bône.
Il inclut une liste fort édifiante des noms de dix neuf passagers qui accroît l’intérêt de ce document pour le généalogiste, étant un des rares textes à mentionner les identités des émigrants.
Cette lettre semble ressortir de la même affaire que celle des « suppliants » puisque leurs dates concordent et que le Commandant de la place fait parvenir une réponse du 8 Octobre 1846 qui semble regrouper les différentes demandes.
En effet, l’administration confirme que les passagers doivent être en règle et qu’elle n’a aucune objection à leur délivrer les passeports nécessaires.
Le nom d’un maçon nommé Rosso qui veut faire venir sa famille en Algérie est mentionné dans cette lettre, c’est un détail intéressant qui pourrait éventuellement intéresser les recherches généalogiques. On peut y voir le processus d’installation : il travaille pendant quelques années puis ramène sa famille et prend racine dans le nouveau pays. C’est une méthode qui n’est pas généralisée mais qui se rencontre en tous temps et en tous lieux.
Le document fait également état d’un autre bateau commandé par le Capitaine Bonifai qui attend pour se rendre à Bône.
Presque deux ans plus tard, nous constatons que les Etats suivent la question de l’émigration, même temporaire, en Algérie, puisqu’elle fait parvenir une circulaire aux Gouverneurs et Commandants de différentes places en Sardaigne, sans omettre d’en transmettre copie au Consul de Sa Majesté (le Roi de Piémont-Sardaigne) en Algérie.
Cette note constate que l’administration militaire n’achètera pas de foin dans la Régence (d’Alger) et recommande aux dits Gouverneurs et Commandants de places de prendre toutes les mesures qui s’imposent pour éviter que les candidats au départ ne se trouvent en Algérie sans travail et dans le besoin.
" CONDITIONS MORALES, ASPECTS DE SOCIÉTÉ : "
Document : Affaire Erminia Capurro :
- Lettre du 27 Avril 1847.
- Lettre du 30 Avril 1847 en réponse.
Une certaine Erminia Capurro semble s’étonner du temps mis à lui délivrer un passeport. Le Commandant de place de Carloforte fait suivre sa réclamation.
On lui répond que le certificat de bonne conduite a été refusé à Erminia Capurro car elle serait enceinte d’un homme marié qu’elle voudrait rejoindre en Algérie.
Document : Consul du Roi à Ancône :
- Ministère de la guerre, Note pour le Deuxième Bureau du 2 Juillet 1843 .
« Extrait d’une dépêche du Consul du Roi à Ancône : on cite l’émigration possible de familles pauvres des côtes pontificales de l’Adriatique. Le mouvement pouvant commencer si les candidats étaient assurés de trouver des ressources et moyens d’existence ou de l’emploi.
« Populations habituées à un soleil ardent et aux travaux de l’agriculture donc doués des qualités les plus désirables et les plus utiles. »
Document : Lettre du Ministère des affaires étrangères au Maréchal du 2 Octobre 1843.
« Le Consul à Naples fait savoir que des familles d’Ischia ont demandé les conditions de l’installation en Algérie.
Agriculteurs et pêcheurs honnêtes qui bénéficieraient à notre colonie.
Envoi prochain d’une liste détaillée des candidats avec âge, profession, état de famille et position de fortune. »
Le Consul se propose de leur faire rédiger une demande collective de concessions de terres en Algérie.
Ces trois documents nous prouvent bien que l’on se souciait de ne faire entrer en Algérie que des gens sérieux et travailleurs pour autant que l’on pouvait.
En conclusion, nous vous engageons à lire les documents fournis en annexe.
Jean-Bernard LEMAIRE
St Germain-en-Laye - le 1er Septembre 2004