LA GREVE DES MORTS
"Harmonies Bônoises"
de Louis Lafourcade éditées en 1926

Envoyé par André Gabard
Plaidoyer des Morts de Bône
à l'occasion de la mise à la retraite
De Thaddo, gardien du cimetière

Qué malheur le "Réveil Bônois" i' nous apprend !
Qué rabia je me tiens qu'on est tous revenants !
L'atchidente à nous autr's qu'on est mort, diomadone !
Thaddo prend sa ritrait' du Cimitièr' de Bône

Allez va, disez-le, i' va partir, Thaddo !
En d'où c' qu' c'est imprimé, jamais tu vois des bombes ;
A les Morts qui sont là, les pauvres dans la tombe
C'est pas bien, vérité, quand c'est qu'on fait falso.

Ceux qui faisaient du nek avec les camarades,
Qui s'tapaient le landau pour fair' la promenade,
Qui parlaient frangaoui plus mieux qu'les avocats
I's te disent : "Rotneyek et cadeau bismellah".

Ma nous autres les Morts, tous, des Enfants de Bône,
Ceux-là d'la Colonne et d' la rue Damrémont,
Les chiqueurs à de vrai, les guimpseurs à de bon,
Ceux-là qu' d'un bras d'honneur le monde i' s' les étonne.

Ceux-là, tomb' de mes Morts, c'est façon de causer,
Pourquoi, tous on est mort a'c couronn' sur la tombe,
Ceux-là, ô Thaddo, que le cul i' me tombe
De dessur l'esquelett' si on s'a pas pleuré.

On s'a fait le métingu' dans le Dépositoire
A'c des Morts toutes fraîch's qu'ell's s'attendaient l' caveau.
Y avait Ronron, Fanfan, le vieux de la Voil' Noire,
Marie Bon Dieu, Chichette et Sauveur Debono.

Y avait ce grand coulot qu'on s' l'app'lait " P'tit' Maltaise"
Qu' sa mère à la Plac' d'Armes ell' faisait les merguèzes,
Le joueur de trent'-deux, Meschino Salvator
Et l' gitan' qui vendait les oublies sur le Port.

Y avait le guitch', tu sais, de l'Harmonie Bônoise
Et le curé maltais de Sainte-Ann', ce caouet
Qui se passait des datt's aux petit's Colonnoises,
Moulou-Babé, Diobon', Bimbo, Papalouet

Et des autr's en pagaïe, diocan', comme des mouches.
" Qu'est-c' que c'est ce travail, il a parlé Carloutche,
Si ce serait du temps à Jérom' Bertagna
On s'aurait repecté les Morts, et caetera !"

"Quand i' s' tenait le gaz a'c dix douze anisettes
Et qu'i v'nait nous causer, ça il a dit Chichette,
Mêm' qu'i' jurait les Morts, qu'il allait s'les niquer,
On se venait content, de pas être oublié.

Alors il a venu Bimbo de la Colonne
Çui qu'il les cheveux coupés, enfants d'Edouard :
"Oualio ! on est des Morts, ou nous sommes des bâtards !
Qu'on s' les a enterrés au cimetièr' de Bône".

Patati, patata, le serment on s'a pris
Et un serment des Morts, plus mieux qu'un mot d'écrit,
Que si Thaddo, demain, on s'voit plus sa fugure
Les Morts on fait la grèv' vue des yeux, je te jure.

Laissez qui vient le temps où c'est qu'on va voter,
Les Morts du Cimitière, à de bon : fatigués !
Dit's y à vos cavés qu'i's s'arrang'nt la cravate
Qu'i's prenn'nt le saucisson ou qu'i's prenn'nt la patate,

Qui vont s'la pillangoul, ma qui vont pas chercher
A nous autres les Morts, qu'on s' les a dégoûtés.
A'c leurs urn's, qu'i's vont fair' des casiers pour la pêche
Et dis-y qu'i's viendraient nous chercher en calèche.

A'c des bonnes parol's et des poignées de main
D'en bas la Grenouillère oula les Quatr' Chemins,
On s' leur dira : " Allez vous faire un' soup' de fèves.
"Les Morts du Cimitièr', tous on se fait la grève".