L'IMPOSSIBLE PARDON
par J. de Saint Antoine

Les intempéries, dont avait cru un peu un trop vite, être débarrassé, faisaient un retour en force en cette deuxième quinzaine de février. Confortablement installé dans un fauteuil face à la cheminée, Ludovic écoutait le vent gémir dans les arbres du jardin et la pluie frapper les vitres à coups redoublés. Vers quatorze heures, sa femme était partie passer l'après-midi chez ses parents, emmenant ses deux filles avec elle.

Resté seul, Ludovic s'était laissé emporter par le flot des souvenirs qui, en ce jour crépusculaire, le ramenaient sur les radieux rivages d'Algérie où il était né, dans cette ferme des Hauts Plateaux que ses grands-parents avaient créée, qu'ils avaient léguée à son père, et dont il aurait lui-même hérité si le cours normal de l'histoire n'avait pas été brutalement interrompu.

Elle se dressait devant ses yeux, sa ferme, au-delà de la flamme qui mordait joyeusement les bûches. Il la revoyait dans toute sa splendeur, avec sa ceinture de frênes, d'ormeaux, d'eucalyptus et d'acacias, blanche l'hiver, couleur de terre cuite l'été, se réveillant et s'endormant au piaillement des moineaux. Le pays kabyle n'était pas totalement pacifié à l'époque de sa construction, les aïeuls en avaient fait un petit château fort: huit meurtrières perçaient les angles des murs en pierres de taille, des barreaux protégeaient les fenêtres du rez-de-chaussée, un blindage renforçait les portes. Dans la cave, ils avaient creusé un puits et aménagé des niches pour les provisions.

Il était courant de rire de ces précautions devenues depuis longtemps inutiles. L'Algérie n'était plus un pays d'esclavage et de brigandages, mais une immense ruche bourdonnante et pacifique. Européens, Arabes, Berbères vivaient en parfaite harmonie, tout en demeurant fidèles à leurs civilisations et à leurs traditions respectives.

Ludovic entendait son père donner des ordres brefs. Le tableau prenait vie: les ouvriers s'affairaient, sa mère traversait la cour en s'essuyant les mains à son tablier, son frère et sa sœur plus jeunes que lui jouaient à la balançoire. C'était l'heureux temps aux horizons toujours chargés d'espoirs.

A peu de distance de la ferme, derrière une ligne de collines qui arrêtait le vent brûlant du sud, et à proximité d'une source, trois ouvriers musulmans, trois frères, avaient construit leurs gourbis. Hommes, femmes, enfants se montraient vaillants à l'ouvrage. Une attirance mutuelle rapprochait Ludovic de Foudil et de son cousin Farouk, qui avaient approximativement le même âge que lui.

Lorsqu'on en aperçoit un, avait-on coutume de dire, les deux autres ne sont pas loin.

Il semblait à Ludovic que son bonheur ne finirait jamais. Cependant son père laissait parfois échapper quelque phrase énigmatique.

La leçon de 1945 n'a pas été comprise, disait-il. La répression aurait servi à quelque chose, si elle avait été suivie de réformes en profondeur, ce qui n'a pas été le cas. Nos gouvernants s'aveuglent, et c'est nous qui en paierons les conséquences.

1945! Ludovic, qui avait alors cinq ans, ne gardait de ces jours d'angoisse que des images confuses. Vers midi, la radio avait diffusé un communiqué spécial annonçant que des troubles avaient éclaté dans les régions de Sétif et de Guelma et que plusieurs Européens avaient été assassinés. Dans l'après-midi, des colons des environs étaient venus avec leur famille se mettre en sûreté. On s'était rapidement calfeutré, on avait préparé les fusils et le munitions et on avait attendu dans l'anxiété. Peu avant la nuit, quelques excités s'étaient présentés, tirant des coups de feu au hasard et vomissant des menaces. La riposte des assiégés les avait arrêtés. Ils s'étaient replié vers le hangar qu'ils avaient incendié.

Enfermés au haut de la tour sous la garde des grand-mères, les enfants terrorisés sanglotaient convulsivement, refusant de toucher à la nourriture qu'on leur présentait. Ludovic, Foudil et Farouk se tenaient par le cou.

On va mourir, disait ce dernier en claquant des dents.

Non, répondait Ludovic, qui n'en pensait pas moins mais qui ne voulait pas le montrer, nos parents tueront tous les bandits. La maison est imprenable.

L'enfer s'était prolongé jusqu'au surlendemain. A l'aube, un avion avait mitraillé les assaillants puis les avait poussés vers un défilé où une compagnie de légionnaires en embuscade les avait exterminés.

Deux semaines plus tard, toutes les zones en ébullition avaient retrouvé le calme, mais les massacres avaient été trop horribles pour que les plaies pussent rapidement se cicatriser. Ludovic ne devait plus jamais revoir son cousin Pierre de KERRATA, avec lequel il piégeait les chardonnerets, ni sa cousine Julie de MILLESIMO. A des propos glanés çà et là, il avait compris qu'il valait mieux ne pas chercher à en savoir davantage.

L'orage passé, les activités avaient repris leur cours normal. Si les adultes gardaient une certaine méfiance à l'égard des musulmans qui avaient, de gré ou de force, appuyé la rébellion, Ludovic, lui, grandissait dans l'insouciance propre aux enfants. Les quelques réflexions pessimistes qu'il entendait en écho à celles de son père ne l'inquiétaient pas.

Hélas, le jour de Toussaint 1954, l'Algérie basculait de nouveau dans l'horreur de la guerre civile.

Je le disais bien, répétait son père, çà devait arriver! La France, non seulement n'a pas promulgué les réformes indispensables, mais elle a libéré les meneurs de 1945. A force d'accumuler les bêtises, voilà ou nous en sommes!
-En quelques semaines, le cancer de la guerre civile s'était propagé à tout l'est algérien. Si grand que fût le danger, la plupart des colons des Hauts Plateaux avaient refusé d'abandonner leurs fermes transformées en blockhaus.
- Si nous partons, disaient-ils, les fellagha nous brûleront les bâtiments.
- Dans le courant de l'été 1956, Farouk avait subitement disparu du domicile paternel. Gêné, son père n'osait plus se présenter devant son employeur. Ludovic était allé le chercher.
- Viens, lui avait-il dit, tu n'est pas responsable des bêtises de ton fils

. Quant à Foudil, il s'était engagé dans une Harka.

Les mois avaient passé, aggravant la situation et le pessimisme. En février, une tempête d'une violence inouïe s'était abattue sur la région. Un soir que Ludovic aidait son père à placer une grille anti- grenades à la fenêtre de l'atelier, il crut entendre un cri.
- Papa, dit-il soudain anxieux, quelqu'un a crié.
- Comment veux-tu entendre un cri dans ce vacarme?

Ludovic s'était remis à la tâche, mais il ne pouvait se défaire d'un poids qui l'oppressait.

Leur travail terminé, les deux hommes regagnèrent la maison. A leur grand étonnement la porte d'entrée était ouverte et des traces de pas maculaient le carrelage. Ils pénétrèrent dans la cuisine et s'immobilisèrent, comme pétrifiés: trois corps, ceux de la mère et de ses deux enfants, gisaient à terre, affreusement mutilés. Ludovic s'élança vers sa mère et lui souleva la tête.
- Maman, s'écria-t-il dans un sanglot, dis quelque chose!

La malheureuse tourna vers lui un regard déjà vitreux et articula un nom:
- Farouk.

Puis elle ferma les yeux et expira.

Ludovic se releva et, d'un geste rageur:

Je le tuerai, dit-il, même si je dois aller le chercher au bout du monde.

Six ans plus tard, la France signait à Evian l'un de des plus honteuses capitulations de son histoire. Les nouveaux maîtres s'empressèrent de dépouiller les colons de leurs biens. En janvier 1963, Ludovic et son père s'embarquaient pour cet hexagone lointain et froid, dont ils ne savaient que ce qu'on leur avait enseigné à l'école. Mais, depuis la tragédie, le père perdait la tête. Prostré durant de longues heures, il ne sortait de sa léthargie que pour converser avec ses chers disparus. Un matin, son fils le trouva pendu dans le grenier.

Le deuil passé, Ludovic avait épousé Anne-Luce issue d'une famille profondément chrétienne.

Pourquoi ne m'accompagnes-tu pas à la messe? lui avait-elle demandé un dimanche.

La messe, avait-il répondu, j'y allais régulièrement en Algérie.

Pourquoi pas ici?

Parce que, non contente de nous avoir poignardé dans le dos, l'Eglise de France, lors de notre exode, nous a superbement ignorés, comme si nous étions des pestiférés. Aujourd'hui encore, certains prêtres ne nous cachent pas leur hostilité. Ton curé, par exemple, n'en a que pour les immigrés, comme si nous n'étions pas des immigrés! Il est vrai que notre tort est d'avoir la peau blanche. Tu ne sais pas ce qui se dit dans nos associations? Que l'Eglise de France ne fait plus partie de l'Eglise, ce que je crois volontiers. A notre tour de l'ignorer!

Les chrétiens ne sont pas des saints: Judas a trahi, Pierre a renie.

Judas s'est ensuite suicidé et Pierre a regretté sa faute. Si je ne demande pas à l'Eglise de France de se suicider, j'attends qu'elle reconnaisse son crime à notre égard et qu'elle nous demande pardon. Le jour où cela sera, alors j'accepterai de renouer avec elle.

Un chrétien doit accorder son pardon, même quand ses ennemis ne le lui demandent pas.

Ce n'est pas un tel exemple qu'ont donné les chrétiens de la Résistance à la Libération. Mais, dis-moi, si tu avais vu ta mère, ton frère et ta sœur massacrés, est-ce que tu pardonnerais?

Les erreurs des hommes n'enlèvent rien à l'absolu de l'Evangile... Mon pauvre ami tu te débats dans un enfer que tu t'es toi-même créé.

L'enfer, ce n’est pas moi qui me le suis créé, mais nos assassins et leurs complices de France. Sache que je n'ai qu'une hâte, en sortir. Mais je n'en sortirai que le jour où Farouk aura payé sa dette et où les miens ressusciteront, autant dire jamais. Le terrorisme, vois-tu, est la plus horrible de toutes les guerres. Ceux qui s'en rendent coupables ou complices ne sont que des fauves nuisibles qui ne méritent pas de vivre. Les tuer est un acte de salubrité publique.

Ludovic ne se sentait revivre que lorsqu'à retrouvait Foudil, lequel, hasard ou providence, s'était établi dans un village voisin. Ensemble, ils évoquaient le pays, les amis morts ou disparus et ceux dont on avait perdu la trace. Ensemble, ils reconnaissaient ne pas pouvoir vraiment s'adapter en France. Leurs conversations prenaient fin devant un verre d'anisette ou de thé à la menthe.

Ludovic somnolait à demi quand un coup de sonnette le fit sursauter. Il alla ouvrir. C'était sa femme et ses filles qui avaient tenu à rentrer avant la nuit. Foudil était avec elles.
- Heureusement que nous l'avons trouvé, dit Anne-Luce, sinon nous serions revenues trempées.
- J'ai amené ma voiture à la vidange, dit Foudil, et, en sortant du garage, je les ai vues qui couraient sur le trottoir.
- Nos parapluies ne nous servaient à rien, avec ce vent, reprit Anne-Luce.
- Dépêchez-vous d'entrer, dit Ludovic.

Les hommes prirent place sur la banquette et, tandis qu'Anne-Luce préparait un café:
- J'ai une nouvelle à t'apprendre, dit Foudil.
- Bonne ou mauvaise? dit Ludovic.
- Très bonne. Mon beau-frère, celui qui vend des tapis à Paris, vient de passer une quinzaine de jours en Algérie. Dès son retour, il m'a téléphoné pour m'annoncer que Farouk est mort, égorgé par les islamistes. Monsieur s'était fait élire maire et se remplissait les poches de bakchichs. Il parait que personne ne le regrette.

Il sembla à Ludovic que soudain un grand vide se creusait devant lui. Depuis tant d'années qu'il appelait de tous ses vœux la vengeance divine, il s'était persuadé qu'il en serait le seul et unique instrument. Certes, Farouk avait subi la juste punition de ses crimes, mais Ludovic, n'en éprouvait qu'une demi satisfaction.

Je comprends que, d'une certaine façon, tu sois déçu, poursuivait Foudil. Je le suis comme toi, car moi aussi, je souhaitais punir moi-même ce porc. Dieu en a décidé autrement, c'est lui le plus grand.

Oui, murmura Ludovic, il faut accepter la chose, et même remercier, puisque nous sommes vengés sans nous être sali les mains.

Tout va très mal, là-bas. Nos ennemis d'hier s'entre-tuent. Certains disent que l'Algérie paie le crime d'avoir chassé les Pieds- Noirs.

Anne-Luce apportait le café sur un plateau en cuivre. Ludovic alla à sa rencontre, le lui prit et le posa sur la table basse.

Vois-tu, lui dit-il, si Jésus a recommandé à Pierre de pardonner jusqu'à soixante-dix sept fois, il lui a aussi appris que celui qui se sert de l'épée périra par l'épée. Foudil a raison: Dieu est le plus grand.

(Revue Ensemble, N° 201, Février 1995, pages 91 à 96)

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