Que s’est-il passé pour qu’une ville,
de tout temps accueillante et hospitalière, fasse fuir ainsi les gens ?
16h30, entrée d’El-Tarf. Impossible de ne pas remarquer le spectacle insolite qu’offre le bus chargé
de voyageurs aux vitres entièrement brisées. Pour la plupart des jeunes, les passagers arborent des
mines défaites. Certains d’entre eux sont blessés mais ne pensent qu’à une chose, rentrer chez eux.
Facile à comprendre, ils ont dû essuyer la colère des émeutiers qui, à coups de pierres, se sont
défoulés sur le bus à sa sortie d’El-Kala avant que certains d’entre eux ne se mettent à délester les
voyageurs de leurs bagages. À toute allure, les véhicules, différemment immatriculés, traversent
El-Tarf, en provenance d’El-Kala comme s’ils fuyaient un danger. Impensable, que s’est-il passé pour
qu’une ville, de tout temps accueillante et hospitalière, fasse fuir ainsi les gens ?
Pour le savoir, il faut, tout simplement, s’y rendre. Saisissante de beauté, la ville du corail
dégage une atmosphère inhabituelle. Par petits groupes, les hommes discutent, commentent et surtout
attendent...Est-ce terminé ? la colère des jeunes callois est-elle passée ? il faut espérer que oui.
De toutes façons, les commerçants, eux, y croient. Prudemment, ils rouvrent leurs magasins l’un après
l’autre, après les avoir précipitamment fermés, en début d’après midi “nous ne pouvions tout
simplement pas prendre le risque de rester ouverts. Ils étaient trop nombreux et surtout trop
chauffés à blanc”. Comme tous les autres citoyens rencontrés, le propriétaire du magasin semble surpris
et surtout incrédule. La phrase revient sur toutes les lèvres “de mémoire de callois, la ville n’a
jamais vécu des moments pareils. Ses habitants sont très pacifiques”.
Pourtant, les images sont là, sinistres et oppressantes. Les dégâts sont à constater, surtout, sur
la côte. C’est, peut-être, la première fois dans l’histoire de la ville que ses plages, citées parmi
les plus belles d’Algérie, se retrouvent ainsi abandonnées et aussi totalement désertes. Seul, un
homme se donne à cœur joie à la baignade. Il sait que, plus jamais, il n’aura cet unique privilège
d’avoir, à lui seul, toute l’immensité de cette partie de la Méditerranée. Avec philosophie, il semble
ignorer le spectacle affligeant que donne, à quelques mètres, le petit restaurant complètement incendié
ou encore celui du véhicule dont la carcasse calcinée vient d’être rejetée par les flots . Et dire que
quelques heures plus tôt, ces plages aussi désespérément vides, grouillaient de monde, des familles
venues de diverses wilayas et qui, pour la première fois, se heurtent à l’hostilité d’une ville
qu’elles ne reconnaissaient plus. Pour leur sécurité, ces familles ont été évacuées par les services
de la protection civile vers un établissement scolaire, lequel n’a pas manqué de s’attirer la colère
et les pierres des manifestants qui ont brisé quelques vitres, sans faire de victimes ou de blessés.
En fin d’après-midi, seules 3 familles étaient encore hébergées dans cette école, les autres étant
rentrées chez elles.
Dans leur colère, les jeunes se sont défoulés sur les “étrangers”, à la ville, qu’ils ont rencontrés
sur leur chemin, sur les véhicules immatriculés ailleurs qu’à El-Kala, mais aussi sur les bars et les
dépôts d’alcool. “Ils étaient des centaines, armés de haches, de barres de fer, nous ne pouvions rien
faire”. Défait, le propriétaire du club 36, bar situé en bord de mer, jette un regard circulaire désolé
sur ce qui reste de son commerce, florissant il y a quelques heures à peine. En fait, hormis, des
débris de bouteilles d’alcool, rien n'a échappé au feu et à la casse, les émeutiers ayant complètement
investi les lieux. L’une des femmes, qui travaille ici, vient juste de revenir de l’hôpital. Elle
retrousse ses manches pour montrer les points de suture “j’ai été prise à partie par des jeunes qui
m’ont violemment agressée”. Dehors le minibus appartenant au propriétaire est également calciné.
À quelques centaines de mètres de là, le même spectacle est offert par un dépôt d’alcools. Les
émeutiers sont passés par là. L’odeur des algues marines se confond avec celles des cendres et
de … l’alcool, donnant un mélange curieux, traduisant, on ne peut mieux, l’humeur calloise
d’aujourd’hui. Comme il se trouve toujours des gens “cartésiens” qui savent tirer profit de toutes les
situations, des adolescents et même des enfants, font des allées et venues incessantes, transportant,
on ne sait où, des cageots de bières et des bouteilles de vin ayant échappé au massacre.“Ils font cela
depuis tout à l’heure. Les policiers sont venus les disperser mais ils sont revenus à la charge dès
leur départ.” En face, un petit hôtel aux grilles baissées semble avoir été épargné. Prudents, les
propriétaires et travailleurs regardent à travers les grilles “entre, tu vas avoir des problèmes, ils
s’en prennent à tous les étrangers”, dit-on à un jeune qui s’exécute de mauvaise grâce,“mais je leur
ressemble, moi. En quoi suis-je différent ?” Le retour de la police disperse, plus ou moins, les petits
voleurs d’alcool et rassure les autres.
Il semble évident que les forces de sécurité aient reçu des ordres de ne pas user de moyens forts de
dissuation. N’empêche, nous apprend-on, que l’hôtel El-Mordjane, a échappé de peu à la colère
dévastatrice. Si la situation n’avait pas été maîtrisée, on ignore jusqu’où la colère juvénile aurait
été.
En fin de journée, la vie reprend petit à petit son cours normal. Un jeune, la jambe dans le plâtre,
se dirige vers le commissariat. Venu de Biskra pour des vacances, il s’est retrouvé au milieu d’émeutes
dont il ne comprenait rien. Menacé par un jeune, armé d’un poignard, il a dû sa survie à un saut
par-dessus une falaise. Il s’en sort avec une fracture. Exception faite du blessé, gravement atteint,
dont l’état a nécessité son évacuation à Annaba, tous les autres avaient quitté l’hôpital, hier, en
fin de journée.
La nuit commence à envelopper la ville, annonçant la fin d’une journée violente au cours de laquelle un ciel gris s’est fait le complice d’une population maussade qui a tenu à venger l’un des siens.
Ce qui s'est passé est simple: La Calle, sur la côte de Kroumirie, à proximité de la frontière
tunisienne, a été le siège de la Compagnie Marseillaise de Corail au XVI et XVIIème Siècle au
"Bastion de France", à 8 km à l'ouest, puis au XVIIIème, dans les vestiges du vieux port romain de
Tuniza. C'était le plus ancien comptoir français des Côtes d'Afrique.
|