Ali mon ami, je vais tout te laisser et, si Dieu veut, tu continueras de t'occuper de la propriété.
          Soigne les orangers, ils ont besoin d'engrais, fais réparer la chaîne de la noria, et regarde le filtre du tracteur, je crois qu'il est encrassé. Enfin tu feras comme d'habitude et j'espère que tu y arriveras.
          Tu vois au moment où je pars, tu sais lire et écrire le Français, c'est bien et si tu m'avais écouté ta fille, elle aussi, aurait pu savoir lire. Mais ce n'est pas le moment des reproches, avant de boucler ma valise je vais te donner ce document. C'est en quelque sorte mon titre de propriétaire. Mon grand père l'avait reçu, maintenant il est à toi.

          Si tu le gardes, tu verras que la friche que l'on nous a donnée ne valait pas grand-chose à son époque. Au début on nous attribua 100 k d'orge, un bœuf, une charrue, une herse et quelques outils.


          Tout a été remboursé à l'Etat et ce fut la fierté du grand--père.
          Moi, je te laisse une exploitation en plein rapport, avec des outils modernes et je crois devoir encore la dernière traite du tracteur.
          Quand nous sommes arrivés en 1855, le grand père avait eu droit à 100 k de bagages par adultes, moi sans savoir où je vais je n'ai droit qu'à une valise et une autre pour ma femme.


          Je pense que je ne reviendrai pas. Sache que je n'ai rien pris à quiconque sinon un morceau de terre inculte que nous avons fait prospérer. Je n'ai pas voulu laisser une terre brûlée, car je n'en avais pas le cœur, et toi Ali tu as toujours compris l'intérêt de la culture.
          Séchons nos larmes, viens, nous allons manger le bon couscous que ta femme a préparé.
          Ceux ne sont pas des agapes très gaies, les paroles sont rares, pleine de sens, mais les pensées sont ailleurs. Tant de questions se posent.
          Ali est gêné et nous autant que lui. Ce repas qui pour l'instant nous rapproche est un adieu, il va nous séparer définitivement.
          Ali nous conduit au port avec la 203 Peugeot et la page sera tournée. Tu m'écriras…Oui bien sûr.
          Ce genre de départ ne fut pas une généralité. Certains ont dû fuir plus vite que d'autres laissant leur tracteur au milieu du champ.
          D'autres ont dû ajouter un deuil supplémentaire à l'abandon d'un pays, dans l'affolement du moment.
          Le manque voulu d'organisation, les rotations de paquebots diminuant volontairement, les tracasseries administratives multipliées, ce ne sont que les prémices d'un départ vers une " terra incognita ".

          Les témoignages sont saisissants " Une ville qui déménage c'est hallucinant ! " …J'ajouterai, un peuple entier qui part, la peur au ventre, c'est affreux, affreux !!! "
          Ainsi dans le désarroi, la peur et la douleur se termine la colonisation !
          Mais avant de clore ce chapitre, juste quelques chiffres :
          La population européenne en 1957 est de 1 042 409 âmes.
          Il y a 19 400 colons (ceux qui cultivent)
          7 432 possèdent moins de 10 hectares
          12 000 ont plus de 10 hectares
          300 sont riches
          moins de 10 sont très riches.
          Les 12 000 colons constituent une population de 45 000 personnes.
          Le reste de la population, moins de 1 000 000 de personnes sont des artisans, des commerçants, des fonctionnaires ….
          Les Français de souche sont principalement originaires de Corse, des Pyrénées-Orientales, du Vaucluse, de la Savoie, de la Drome en pourcentage plus faible, de la Seine, des Bouches du Rhône, de l'Hérault, de la Lorraine.
          Il faut savoir qu'en 1901 on comptait 510 000 Européens.

          Ces chiffres démontrent que la population des Pieds- Noirs avait doublé en 60 ans.
          La population indigène était évaluée à la louche en 1830 à 250 000.
          A notre départ, ils étaient 10 000 000.

          Le bilan de la colonisation française est à faire, mais qui aura l'audace, aujourd'hui d'afficher les vrais chiffres qui effraieraient certains.
          Quant à moi j'ébaucherai un point sur la décolonisation, un mot nouveau, mais qui s'exprime bien. J'en goûte déjà les saveurs amères.
          L'article 10 du décret du 19 septembre 1848 prévoit que les colons seront dirigés vers l'Algérie dans les plus brefs délais possible.
          Les délais de route, de traversée, de transport des effets et du mobilier seront au compte de l'Etat.
          Le RETOUR est ralenti, payant, les bagages réduits à une valise par personne, ne parlons pas de mobilier…
          La place en 4éme classe était difficile à obtenir…


          ( Mis en ligne, Janvier 2007 )


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