LES RUES DE LEUR ENFANCE
C. MAGGIORE
La Dépêche de l'Est N° 32, 15 juin 2002


Avant-propos

Si différentes dans leur aspect et leur environnement, les rues qui abritèrent leurs enfants sont celles dont ils ont le souvenir le plus vivace et le plus cher....
Et puis un jour. ils se trouvèrent... et s'unirent... et désormais vivront dans la même rue, sous le même toit.

Sa rue.... à lui....
Ce n'était qu'un chemin de terre battue sous lequel passait la conduite d'eau alimentant le village, qui l'avait donc baptisé pompeusement : "ROUTE DE LA. CONDUITE".

Haut perchée et assez isolée, la maison de son enfance s'y adossait de plain pied d'un côté et regardait la mer de l'autre. Les gens qui s'y arrêtaient étaient rares... Parfois, l'oncle JEAN qui, allant au jardin, se faisait souvent offrir au passage, le verre de vin rituel par la Grand-Mère, sa sœur... Et puis RENÉ, le garde-champêtre faisant sa ronde pour surprendre quelque arroseur clandestin ?, ou qui, tambour en bandoulière, déclamait son ... "Avis à la population" municipale... ROLAND aussi, plateau de poissons sur la tête, qui, vantant ses prises à la Grand-Mère, entendait chaque fois la même question définitive méfiante... "C'est pas du poisson à la dynamite au moins... ?"...

Et enfin, d'humbles paysans indigènes, venus de leur montagne toute proche pour proposer volailles, oeufs ou terrines de beurre. Négoce difficile chaque fois. Lui comptant en "Douros" (5 francs), Elle, en Francs et en Sous (5 centimes)... et chacun n'entendant rien à la langue de l'autre..! Mais. grâce aux doigts de la main, on s'arrangeait toujours.. Par contre, ALI, lui inflexible sur les prix de ses oursins. ("Ils sont pleins au moins") ou de ses "arapelles" comme on les appelait là-bas. ("des montagnardes", pas des "1iches"). Il savait bien qu'au village, en bas, il vendrait toute sa récolte qu'il avait ramené de la "baie Ouest".

Et le reste du temps, c'était le silence... Ce silence des villages d'antan qu'il fallait savoir "écouter"... Écouter les appels lointains des Fellahs d'un sommet à l'autre, ou la mélodie nostalgique de la flûte en roseau d'un berger invisible... Écouter le choc étouffé des vagues venant de la mer, tout en bas, et parfois, très haut dans le ciel, le chant plaintif de cet oiseau magnifique que l'on appelait au village "Chasseur d'Afrique"(1) et qui, avant les nuages d'étourneaux. annonçait l'automne... C'était sa rue... sa maison, son village à Lui... sa jeunesse....

En 1832, le Capitaine d'Armandy et le Maréchal des logis CHARRY franchissent en pleine nuit avec une corde, les remparts de la citadelle qui défend la Ville de BONE encerclée par les arabes. Cet exploit précipite la reprise de la Ville (2). C'est pourquoi, une longue rue longeant les remparts Sud sera plus tard, la Rue d'ARMANDY, et une toute petite reliant la Rue Damrémont à la Rue Française sera la Rue CHARRY.. sa Rue à Elle...

UN SIÈCLE PLUS TARD...

Sa rue à Elle est maintenant paisible. Des pavés luisant de propreté venant sans doute de son village à Lui la recouvrent. Serrées les unes contre les autres, des maisons sans prétentions, mais sans cesse rénovées la bordent de plain pied. Deux étages en général, rarement trois ; et au-dessus... : les terrasses.

Justement... les terrasses, Elles ont été si bien décrites dans la dernière DÉPÊCHE par Marcel CUTAJAR ainsi que la vie quotidienne de ces vieux quartiers que, n'y ayant pas vécu, je ne pourrais rien y ajouter...

Par contre, Elle, y a vécu, et ses souvenirs m'ont permis " d'y placer quelques images : le marchand de lait, venant probablement du PONT BLANC, et conséquemment sûrement Maltais, qui poussait son escouade de chèvres devant lui, et s'arrêtait au beau milieu de la route pour les traire à tour de rôle à la demande des clients ... (du producteur au consommateur ... ).

Le petit vieux qui proposait d'enlever "le coup d'œil" avec son encensoir... dans lequel, souvent, un plaisantin jetait des grains de gros sel qui pétaient sur les braises... !

Ces femmes, mi-Arabes, mi-Gitanes, et leurs appels traînants... :
"N'arty gazana a a a a h (?) proposant la bonne aventure... Plutôt mendiantes, elles avaient souvent disait-on, une gargoulette emmaillotée dans leurs bras en guise de bébé pour attendrir les bonnes âmes...

Et puis, le bain maure (Hammam)... ouvert le matin aux hommes et l'après-midi aux femmes... qui hurlèrent un jour en voyant y pénétrer vers quinze heures (!) un trio de G.I. Américains écroulés de rires... !

Ambiance paisible le reste du temps. Loin de la cohue de la Place d'Armes ou de l'agitation de la Ville nouvelle...

C'était la Rue CHARRY... son quartier... sa rue à Elle... sa jeunesse.

(1) Chasseurs d'Afrique : Corps de troupe colonial à uniforme bleu et rouge splendide.
(2) Extrait du Compte-rendu du Maréchal de Camp TREZEL du 20 Avril 1832 (Archives nationales).



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