Pourquoi ai-je rejoint
le Putsch d'Alger ?
Par le Général Raoul Salan
Extrait : Historia N° 293 avril 1971

Le putsch d'Alger a été, c'est indéniable, le premier pas " officiel " vers une mésentente qui allait diviser les Français des années durant. Avant de dire les raisons qui me poussèrent à m'y associer, les circonstances et les buts de mon action au cours de ces derniers jours d'avril 1961, je tiens à préciser que la préparation de ce putsch s'était organisée en dehors de moi, et sans qu'un avis quelconque sur la question m'ait été demandé.

Cela exposé, j'ai effectivement rejoint le putsch, car j'avais promis aux Algériens d'être à leurs côtés lorsqu'ils seraient en difficulté.

Quelles furent les raisons de ma décision, le désir me vient ce soir de le dire, après dix ans écoulés. Je le dirai en soldat. Il est des actes qu'on se doit d'expliquer complètement lorsque leurs moindres détails ont une importance historique. Le mot n'est pas trop fort, car pour le général que j'étais, ce 22 avril 1961 était plus qu'un 13 mai et allait me conduire infiniment plus loin.

Mais, tout de suite, si je parle de moi et non des autres, c'est que je veux être seul responsable des lignes qui vont suivre.

Chaque " prise de position " motivée et personnelle ne saurait avoir les mêmes racines chez les uns et les autres. Ce sont donc mes raisons propres que j'exprimerai ici, au risque de paraître " égocentrique ", mais préférant cela que prêter à autrui.

Ces raisons auraient dû être celles de toute l'armée, si tous les chefs du moment étaient demeurés fidèles aux rapports écrits qu'ils me fournissaient quand j'étais commandant en chef et où l'Algérie française ne cessait d'être dans leurs pensées. Quatre ans auparavant nous avions promis à dix millions de personnes, tant Européens qu'Arabes, des lendemains enchanteurs dans un pays pacifié et français 1... Non promesses " électorales ", qu'un civil peut faire sans y avoir d'obligation, mais à laquelle un soldat " de la vieille garde " ne pourrait manquer.,


Officier le plus décoré de l'armée française, ancien commandant en chef en Indochine, ancien commandant en chef en Algérie, dénoncé naguère par les milieux traditionalistes comme franc-maçon et socialiste, Raoul Salan, après avoir rejoint Challe à Alger, va prendre la direction de l'O.A.S.

Traditionalisme, manque de réalisme, inadaptation à l'époque, peut-être... Mais, et je n'ai que faire de la fausse modestie , sincérité.

Les lendemains enchanteurs et la paix étaient presque survenus, voilà qu'on se scandalisait d'un adjectif ? français. Bien !

Mais qu'avions-nous donc promis à tous ces gens?

- L'Algérie aux Algériens !

- Il y avait au forum en mai 1958 autant d'Arabes que d'Européens pour scander les mêmes slogans " Algérie française "...

C'était un dilemme n'est-ce pas?

J'en étais d'autant plus conscient que, dans mon hôtel de Madrid, j'avais tout loisir de réfléchir à la question. La promesse faite aux populations d'Algérie par le général de Gaulle, en notre nom à tous, allait-elle demeurer lettre morte?

" Ces gens-là "... disait-on en Métropole...

Qu'on se souvienne pourtant de ces petites tombes bien alignées, surmontées d'une croix ou d'un verset du Coran.

" Ces gens-là... " étaient présents en 1914, en 1940, en 1944 pour défendre ceux que vous aimiez 1

Il est certain qu'une colonie 1830, pourtant constructive à l'époque, n'avait plus cours, qu'il y avait mille choses à changer, une société à reformer, des lois à refaire, un rééquipement à envisager... et tout cela n'aurait pas coûté plus cher qu'une hypothétique force de frappe. Nous pouvions conserver dans la France une Algérie indépendante, sorte de dominion sans apartheid, sans exploitation de l'Arabe par l'Européen, sans favoritisme, sans paternalisme, quelque chose qui n'aurait plus été une province mais un pays libre où deux races auraient pu vivre dans l'égalité sinon dans l'identité, dans la compréhension sinon dans l'amitié, chacun étant citoyen français comme au temps d'Auguste, où Grecs, Hébreux, Gaulois, Ibères et Germains étaient, au même titre qu'un Italique, citoyens romains.

Tenir une promesse, mais la tenir raisonnablement, fut ma première raison.

C'est donc dans cet état d'esprit que j'arrivais, le dimanche 23 avril 1961 au matin, à l'aéroport de Maison-Blanche. Le putsch avait déjà un jour. Sur le chemin qui menait à la ville, quelques camions pleins de soldats du contingent, manifestement hostiles... J'avais commandé ces hommes un an auparavant... mais ils avaient changé.

Jeunes et presque tous sincères, ils ne voyaient plus en nous que des fanatiques, nouveaux " nazis " décidés, par orgueil, à une guerre à outrance 1 Pouvaient-ils, à vingt ans, entrevoir une politique à l'échelle du monde, alors qu'il est si difficile à un adulte confirmé de s'y retrouver?

Devant ces visages fermés, je restais pensif.

Les contacts que je pris, les gens que je rencontrai, les discours que j'entendis au cours de la journée me confirmèrent dans mon opinion du matin: nous allions à un échec... Personne ne suivrait... La métropole, terrorisée, ne voyait en nous que de dangereux individus. Petit à petit nos amis nous quittaient, les " pieds-noirs " eux mêmes, écartés du mouvement initial, ne comprenaient plus.

Pourquoi donc avons-nous continué? Pourquoi, quand nos deux amis abandonnaient la place, Jouhaud et moi sommes nous partis, dans cette nuit du 24 au 25 avril, sur les routes de la Mitidja?

Peut-être avions-nous tous quatre raison dans nos décisions différentes mais également loyales... Les motifs qui nous avaient poussé à cet acte ne concordaient pas forcément. Partie intégrante d'une même " caste ", l'armée, notre liberté de pensée toujours intacte avait permis entre nous d'incontestables divergences. Cela peut se dire, après tant d'années passées, et Jouhaud même, n'avait peut-être pas les mêmes raisons que moi.

Quoi qu'il en soit nous partîmes. L'O.A. S. fut la conséquence directe du putsch d'Alger. Sans lui peut-être n'aurait-elle jamais existé. Les buts que j'entrevoyais, en me ralliant au putsch, sont les mêmes qui me firent prendre la tête de l'O.A.S.

Je ne suis pas de droite, ni monarchiste, ni maurassien, encore moins national socialiste... J'aime à me dire libéral, dans le sens étymologique du terme, car la liberté est pour moi le plus beau cadeau fait à l'homme, même s'il a dû en payer le prix.

Or nul n'ignore le sort réservé depuis ces dernières années aux anciennes colonies livrées à elles-mêmes et souvent inexpérimentées (à qui la faute, d'ailleurs, sinon aux gouvernements successifs qui n'ont entrepris leurs mises en valeur qu'au moment précis où elles réclamaient leur indépendance ! ... )

Il y a trois possibilités

- soit s'allier aux Américains...

- soit accepter l'aide russe ou chinoise...

- soit être vraiment indépendant.

S'allier aux Américains?... C'est une liberté, certes, mais à forme monnayable et publicitaire, et l'american way of life, quels que soient ses avantages, n'est pas toujours souhaitable. Quoiqu'elle soit un moindre mal.

S'allier aux Russes ou aux Chinois?... Il faudrait posséder au plus haut degré l'absence de personnalité, la dévotion à un parti, l'amour du totalitarisme... On ne saurait souhaiter tant de mal à ses amis, car sachant ce que je sais des " pieds-noirs" et des Arabes, je ne voyais guère de conciliation avec le marxisme-léninisme.

Notre présence en Algérie empêchait l'U.R.S.S. d'installer, en Méditerranée, les bases militaires souhaitées depuis longtemps, en vue d'un éventuel conflit avec les U.S.A. Car si l'impérialisme américain existe, l'impérialisme soviétique n'est pas pour autant un leurre. Il est bel et bien agissant et il n'est que de voir les implantations actuelles de l'U.R.S.S. sur les rivages sud de notre mer intérieure, au milieu de nos terres.

Cette course à la domination du monde, sous prétexte de " droit des peuples à dis poser d'eux-mêmes " (où sont les libertés hongroises, tchécoslovaques et polonaises?) est la plus grande réussite impérialiste depuis le début de l'humanité.

Je suis anticommuniste, c'est vrai, et d'abord parce que chrétien..., je suis d'ailleurs antifasciste pour la même raison.

Mais en dehors de celle-ci, primordiale pour moi, la dépendance politique, économique, philosophique, morale, littéraire et artistique qui existe dans les pays soumis à ce régime est telle qu'il me paraît impensable d'avoir voulu y précipiter l'Algérie sous couvert d' " autodétermination ".

D'autre part, en laissant l'Algérie livrée à elle-même, nous abandonnions du même coup l'Afrique noire où nous avions engagé tant de responsabilités morales et matérielles. Chacun a vu ce qu'il en est résulté: guerres intestines, régimes " éclairs " se succédant, instabilité économique... Nous n'avions pas le droit d'agir ainsi.

L'indépendance, oui, mais avec des délais, une préparation, la sauvegarde de nos valeurs et des liens avec la France.

Enfin nul n'ignore le problème posé par la génération d'après guerre. Tous ces pays, désormais quasiment coupés de la France, auraient constitué le domaine idéal pour qu'une grande partie de la jeunesse puisse réaliser ses aspirations fondamentales : responsabilités, dévouement, aide aux populations locales...

Voici donc expliquée, je crois, mon attitude au moment du putsch. Je l'ai fait avec sincérité, n'ayant rien à cacher d'une prise de position désormais connue de tous.

J'ajoute que la situation se représentant, et malgré les années écoulées qui furent celles de la réflexion, j'agirais semblablement tant j'estime que les régimes actuels des anciennes colonies lèsent ceux-là mêmes pour qui ils ont été institués.

Raoul Salan