Fiction ou Réalité...
Lettre à Ouest-France, non parue (lettre trop longue)

La Flèche le 24 juillet 2003                                        Robert Jesenberger
                                                                                    70 rue de Ceinture
                                                                                    72200 LA FLECHE

                                                                                     à
                                                                                    Monsieur François Régis Hutin
                                                                                    Directeur du journal Ouest-France

                            Monsieur le Directeur ,


     Je lis votre journal, je devrais dire " notre journal ", depuis mon retour d'Algérie, pays où je suis né et dans lequel j'ai vécu depuis ma naissance en 1934 jusqu'à mon retour en 1962.
     Je le lis avec beaucoup d'attention et quelquefois je me laisse entraîner à lui adresser mon point de vue dans le courrier des lecteurs.
     Je m'adresse directement à vous pour une phrase, ou plutôt un membre de phrase, relevé dans l'un de vos éditoriaux .
     Je vais être long et je m'en excuse à l'avance, mais tellement de choses inexactes ont été écrites sur l'Algérie, que quelquefois on se demande si nous sommes dans la fiction ou dans la réalité. D'autant plus que fiction et réalité se mêlent, comme dans nos feuilletons télévisés qui fleurissent sur nos chaînes nationales, notamment cette année qui veut célébrer l'Algérie en France. Nul ne doute que l'an prochain, c'est la France en Algérie que l'on voudra fêter et que nos amis harkis seront invités à y participer. Mais là je vois que je suis en plein dans la fiction et la polémique !
     Si ma lettre présente quelques longueurs, ces écrivains et ces historiens ont des milliers de longueurs d'avance sur moi.
     Enseignant, j'ai durant près de vingt mois apporté une collaboration modeste à l'Echo d'Oran, comme correspondant régional pour le département de Saïda, durant la période agitée de janvier 1960 à août 1961, avant mon départ au service militaire et de ce fait je connais le pouvoir de la presse écrite.
     Quand on sait la somme d'articles, de revues, de livres consacrés à la Guerre d'Algérie, à l'Algérie indépendante, à la colonisation - que l'on veut rendre responsable de tous les maux que connaît aujourd'hui ce pays - on pourrait considérer comme inutile et déplacée cette mise au point.
     Beaucoup s'expriment, écrivent, publient, mais combien d'entre eux ont-ils foulé de leurs pieds cette terre où trois religions différentes coexistaient, sans compter les athées.
     J'ai été profondément choqué lors d'un entretien sur France 3, animé par Jacques Paoli, lorsqu'à la suite d'une intervention remplie d'émotion d'une Française d'Algérie, Mme Ribérioux, historienne, elle-même touchée par ce témoignage, déclara qu'elle ne s'était jamais rendue en Algérie ! Comment peut-on juger des rapports humains, sans être allé sur place pour se faire un jugement ?
     Chaque ville était différente, chaque " colon " avait sa personnalité, le petit peuple avait ses défauts, ses qualités, comme celui qui en France accueillit les " pollacks " et " les macaronis ". Lisons un peu Cavada, ou d'autres écrivains, fils d'immigrés. Il y avait en Algérie, comme en France des imbéciles et des gens intelligents, pas plus qu'ailleurs dans le monde. Lorsque l'on voit les conflits inter-communautaires actuels dans certaines banlieues, on peut dire, que somme toute nous vivions en bonne intelligence à Saïda, même durant les pires moments.
     L'historien Marc Ferro vient de diriger un nouvel ouvrage sur la colonisation. Il enseigna au Lycée Lamoricière d'Oran et eut comme élève Jean-Pierre Elkabach , que je dus surveiller lors des permanences quand il était en première. Eh bien le fait d'avoir séjourné à Oran n'a pas empêché notre ancien professeur de commettre une grossière erreur quant aux rapports entre les indigènes et les européens. Celui-ci souligne le fait que ces derniers tutoyaient les indigènes. Et il considère cette attitude comme du mépris ! Mon père, restaurateur tutoyait ses employés et ceux-ci faisaient de même avec lui, ma mère, ma sœur et plus tard mon épouse, et personne ne semblait s'offusquer de cet usage. Le tutoiement est normal chez l'Algérien. En classe c'était différent, le vouvoiement s'imposait à tous les élèves quand ils s'adressaient à leurs maîtres.
     Jacques Duquesne fait plus fort en indiquant dans un ouvrage récent, qui avait la prétention de faire comprendre la guerre d'Algérie aux lecteurs, que les élèves-instituteurs musulmans à l'Ecole normale de Bouzaréah mangeaient dans des écuelles en fer, alors que les français le faisaient dans la faïence. Mouloud Feraoun qui fréquenta cette école avec Emmanuel Roblès, doit en rire de l'endroit où il est, lui qui affirmait : " La communauté franco-arabe, nous l'avons formée il y a plus d'un siècle à Bouzaréah ". C'était aussi mal connaître les enseignants d'Algérie et même c'est insultant à leur égard ! Et Feraoun ajoutait qu'il avait gardé une affection particulière pour ses maîtres " qui nous couvaient tendrement, à cause de notre origine modeste et s'étaient attachés à cette école de pauvres par toutes les fibres de leur âme ".
     Je suis né et j'ai vécu durant vingt huit ans dans cette ville qui a vu naître Cheb Mami, dans " une petite ville à la française " que décrivait Guy de Maupassant dans la chronique qu'il adressait au Gaulois durant son voyage en Algérie en 1882.
     Mon grand-père âgé de six ans, qui avait quitté son Andalousie natale avec ses parents et sa sœur, pour échapper à la misère que connaissait cette région de l'Espagne, aurait pu l'apercevoir dans l'enceinte fortifiée de la Redoute où il séjourna dans l'unique auberge de la ville, avant d'emprunter le train pour remonter vers le sud et les champs d'alfa.
     C'est là, dans cette " contrée aride et désolée " que Maupassant devait rencontrer cette vieille alsacienne qui avait perdu trois de ses quatre fils, son mari et qui se désolait de cette terre : " De la cendre, monsieur, de la cendre brûlée, il n'y vient pas un chou, pas un chou, pas un chou ! ". Dans son désarroi elle montrait un certain courage et posait la question de s'installer en Tunisie où les terres étaient meilleures, avec un espoir : " Et peut-être je pourrai y réchapper mon garçon ".
     Il concluait en disant : " Tous nos colons installés au-delà du Tell en pourraient dire à peu près autant ". Il était opposé à la colonisation, ce qui conforte d'autant son témoignage sur la condition des petits colons un demi-siècle après le débarquement de Sidi-Ferruch. Cinquante ans après, il aurait pu constater que de nombreuses terres avaient été défrichées et produisaient des céréales qui faisaient la richesse de cette région.
     J'ai eu le privilège de vivre dans cette ville où le maire, élu au suffrage universel, l'avait été à l'issue d'un scrutin où européens et indigènes votaient dans le même collège pour la première fois, alors que la population européenne était très minoritaire. Ce maire était l'un de mes collègues Charles Koënig, P.EG.C.. Membre de La Fédération de l'Education nationale. Il assuma en 1962 des fonctions ministérielles dans l'Exécutif provisoire algérien. Comme la presque totalité de ses compatriotes il quitta, amer, l'Algérie en 1966, pour toujours, après avoir condamné dans un des Cahiers du Centre fédéral de la Fédération de l'Education nationale, paru en 1992, l'intolérance et le fanatisme des responsables de la mort de civils Saïdéens, victimes du F.LN en mai 1962.

     Je vous adresse cette lettre très tard, car votre éditorial " Algérie : solidarité et démocratie " a paru dans l'édition des 24 et 25 mai. Je ne l'ai pas fait avant car, comme vous le disiez fort justement, l'heure était à la solidarité, car l'Algérie souffrait des conséquences de ce séisme meurtrier, comme elle a beaucoup souffert et comme, malheureusement, elle souffrira encore tant qu'elle n'aura pas des dirigeants dignes de ce nom.

     Pourquoi cette lettre ? Parce que je prends conscience - la lecture d'un ouvrage paru très récemment et qui se veut être un lien entre les Algériens et les Français * me conforte dans ma réflexion - que beaucoup de choses se sont dites et se sont écrites de chaque côté de la Méditerranée qui ne favorisent pas une réconciliation qui devient difficile, voire impossible.
     Albert Camus l'avait senti quand il écrivait en 1958 : " Il n'y aura pas d'avenir qui ne rende justice aux deux communautés d'Algérie ". Camus qui devait beaucoup à son instituteur Louis Germain, Saïdéen comme moi.
     Est-ce le cas aujourd'hui de part et d'autre de la Méditerranée ?
     Justice a été rendue et est rendue tous les jours aux Algériens par une condamnation unanime du colonialisme et des tortures infligées par l'armée française aux terroristes du F.L.N.
     Mais de l'autre côté de cette mer chantée par Charles Trenet un million de personnes, elles aussi déplacées, les humiliés de l'Histoire comme le disait Mme Jeannine Verdès-Leroux, Directeur de recherche au C.N.R.S, attendent qu'on leur rende justice pour le travail qu'ils ont accompli durant des générations, car eux aussi ont mouillé leurs chemises pour faire de ce pays, un pays moderne.
     Ils attendent toujours que l'on condamne avec la même fermeté, comme l'avait fait Albert Camus, les actes de torture et les agissements des terroristes qui ont tué et mutilé des dizaines milliers de civils dont la seule faute était de vivre dans ce pays, décision prise 130 ans avant par l'Etat Français. Ne pas le faire, ce serait porter atteinte à tout le travail de ces générations d'hommes et de femmes courageux venus sur cette terre, souvent pour échapper à la misère ou pour demeurer Français.

SUITE DE LA PARUTION DE LA SEYBOUSE N°23


     Or, que constatons-nous depuis l'indépendance de ce pays ?
     A Alger, quand la violence islamiste fait des victimes, on en recherche les causes et c'est bien sûr les atrocités commises par les militaires français lors de la conquête et les méthodes coloniales qui auraient généré cette violence. Qui bien sûr était absente du Royaume d'Alger où les Deys, pendant trois siècles et demi, apportèrent la lumière de leur civilisation à leurs sujets. Les habitants du Royaume d'Alger devaient regretter amèrement d'avoir fait appel aux Turcs de Djigelly pour sauver Le Penon convoité par les Espagnols. Arrouz accourut, et s'il ne put reprendre le Penon aux Espagnols, il délivra la ville du tribut qu'elle était condamnée à leur payer.
     Admis dans la palais de Selim, comblé de faveurs et d'honneurs, le célèbre corsaire se débarrassa du prince arabe en le faisant assassiner, puis en s'imposant comme le chef du royaume. Il fortifia la Casbah, y installa de nombreuses pièces d'artillerie, appela tous les Turcs qui voulurent s'enrôler et continua à écumer les mers en attaquant les navires de commerce. Cette " course " rapportait beaucoup d'argent et constituait une grosse part des revenus du royaume.
     Il revendait les marchandises, s'emparait de l'or et des bijoux ( que l'on retrouva à la Casbah en 1830) et rançonnait les familles des otages qu'il avait pu capturer. Il en conservait huit, les autres étaient revendus au Batistan marché aux esclaves.
     Les pays européens et les USA, comme la France payaient un lourd tribut pour que leur flotte commerciale ne soit pas à la merci des pirates. Deux mille chrétiens vivaient en esclavage à Alger en 1830.
     De 1827 à 1830 un blocus du port fut décidé par la France, après le trop célèbre coup de chasse-mouches.
     En mai 1830 deux bateaux s'échouèrent, compte tenu du mauvais temps, près du Cap Bangui. Les poudres étant mouillées les deux cents marins se rendirent aux kabyles qui descendaient par bandes des montagnes. Ceux-ci en informèrent le Dey et sur ordre de celui-ci, quatre vingt six prisonniers arrivèrent sains et saufs à Alger. Les têtes de leurs compagnons, empilées dans des sacs, les y avaient précédés. Hussein les avait payées aux kabyles cinq cents francs pièce. Celles-ci furent exposées sur une place de la Casbah (L'Histoire de la conquête d'Alger de Nettement et Voyage dans la Régence d'Alger du Docteur Shaw et L'Algérie de Behaghel.

     Pourquoi ce rappel ? Simplement pour préciser que ceux qui souhaitent comprendre cette période de l'Histoire doivent obligatoirement étudier le contexte de cette conquête, sans effacer le moindre détail, même s'il est gênant pour certains, chacun devant assumer sa propre Histoire. Déclarer que c'est seulement une simple affaire de vente de céréales non payée par le Directoire et un coup de chasse-mouches, qui n'atteint pas le Consul Deval, donné trois ans avant le 30 avril 1827, qui déclenchèrent cette opération militaire, est un raccourci historique.
     Le blocus revenait très cher à la France, plus de vingt et un millions de francs de l'époque et une perte importante pour la ville de Marseille, alors que la dette cumulée réclamée par les négociants s'élevait à onze millions, dont un million deux cent cinquante mille francs devait revenir au Dey !
     Le 30 juillet 1829 un diplomate, M. de la Bretonnière, fut envoyé par le ministre de la marine du Roi pour une nouvelle conciliation auprès du Dey. L'entretien se passa très mal et le malheureux eut juste le temps de rejoindre La Provence qui quitta le port d'Alger, avec son pavillon parlementaire, sous une salve de quatre vingt coups de canon tirée par les chefs de batterie d'Hussein, heureusement bien maladroits. Ils furent punis par le Dey, mais est-ce pour avoir tiré sur La Provence ou pour leur maladresse, on ne le saura jamais.
     A Paris, les intellectuels culpabilisent. Ils ont du mal à admettre que la France, pays des Droits de l'Homme et des philosophes des Lumières ait pu avoir ce passé colonial.
     Déjà en 1830 les " colonistes " et les " non colonistes " s'étaient affrontés et sept ans après la prise d'Alger le député Desjobert s'interrogeait sur l'intérêt pour la France de la colonisation en Algérie : " Les résultats qu'on signale et qu'on escompte sont illusoires. Le commerce avec l'Algérie n'est dû qu'à la présence dans ce pays de consommateurs que l'émigration a enlevé au commerce intérieur de la France ? En réalité on dépense en Afrique l'argent du contribuable, avec lequel le contribuable aurait acheté en France des produits français. L'Algérie est pour nous une cause de faiblesse ; elle démoralise nos soldats ; elle coûte quarante millions par an ; cet argent serait mieux employé à construire en France des chemins de fer. "
     Les trois siècles et demi d'occupation turque ne sont jamais évoqués, ni les conditions de vie des habitants du Royaume d'Alger soumis une dictature : " Les Turcs sont d'une arrogance insupportable, et se regardent comme autant de petits souverains, nés pour faire la loi aux autres hommes. Ils font sentir continuellement cette supériorité aux Maures et aux Arabes, dont ils exigent le titre d'Effendi ou de Monseigneur, et sur lesquels ils prennent le pas, même dans les rues, les injuriant et les frappant lorsqu'ils ne se rangent pas assez vite. (Voyage à Alger Editions Lecointe 1830). Pas de réaction de cette population soumise, mais dans un contexte différent, et pour cause les Ottomans sont des musulmans et les janissaires font régner la terreur.
     Les causes de la faillite de l'Etat algérien ne sont pas à rechercher dans la sanglante guerre qui a opposé l'armée française et les tribus fanatisées par Abd-el-Kader, ni par les 130 ans de colonialisme, car le pays avait les moyens de subvenir aux besoins de huit millions et demi de personnes, grâce à la richesse agricole, la rente pétrolière - le pétrole et le gaz étant surpayés par la France - et la mise à la disposition du nouvel Etat de coopérants qui furent payés par l'Etat français pendant une dizaine d'années après l'indépendance. En 1969, sept ans après l'indépendance j'accueillai au Mans, au Collège Maroc, un professeur coopérant qui avait quitté l'Algérie en juin de la même année. Ce qui prouve que la France, elle, a été respectueuse des Accords d'Evian .
     S'il faut rechercher des boucs émissaires, il faut les rechercher dans ce pays. La corruption " qui a caractérisé tous les régimes qui se sont succédé depuis l'Indépendance ", déclaration faite par l'un de mes condisciples au Lycée Lamoricière d'Oran, M. Si Ahmed Ghozali (ancien Premier Ministre ), lors d'une conférence-débat organisée par la Confédération des cadres et de la comptabilité. Cette corruption est dénoncée par une grande part de la presse algérienne avec beaucoup de courage.
     Une remarque personnelle : Ahmed Médéghri, ministre de l'intérieur de Ben Bella dans le premier gouvernement algérien, décédé tragiquement dans un accident, fut lui aussi, pensionnaire dans cet établissement en classe de Math Elems et nous partagions avec Ghozali le même réfectoire et le même dortoir.
     La " nuit coloniale " dont parlait Ferhat Abbas, qui était fort mal placé pour le faire, n'a pas empêché de nombreux algériens de voir une autre lumière éclairer leur vie, que celle dispensée pendant trois cents cinquante ans par les Deys qui se succédèrent à Alger à une vitesse vertigineuse : de 1800 à 1817 cinq deys sont successivement assassinés par l'Odjaq, milice des janissaires. Une instabilité peu compatible avec le développement économique et industriel d'un pays.
     A Paris, une campagne ininterrompue est lancée par des intellectuels parisiens, dans deux quotidiens en juin 2000, avec la parution de nombreux ouvrages sur la torture en Algérie, comme si ce sujet n'avait pas été traité depuis 1956 !
     Les éditeurs se frottent les mains, les anciens terroristes ( ou anciennes parce qu'elles furent nombreuses ) sont invités sur les plateaux de télévision pour exprimer leur douleur. On parle peu des victimes, la plupart d'entre elles ne sont plus là pour témoigner. Jamais de questions gênantes : " Avez-vous pensé aux morts, civils innocents et aux mutilés que faisaient les bombes que vous déposiez aux stations de bus, dans les bars, dans les dancings, les stades ? " Non ce serait déplacé, la cause défendue étant beaucoup plus noble que la défense de colonisateurs, on ne s'embarrasse pas des problèmes de conscience, sauf si l'on doit mettre en cause les affreux tortionnaires. On s'agite dans les mêmes milieux pour exiger la repentance de la France, seulement de la France.
     De la même manière on exhume les atrocités commises lors de la conquête, les enfumades de Pélissier, sans préciser que ces méthodes étaient celles de toutes les guerres de l'époque.
     Ault-Dumesnil dans un ouvrage paru en 1830 De l'expédition d'Afrique souligne : " Le spectacle presque quotidien des cadavres horriblement mutilés de leurs camarades, que nos soldats rencontraient sur leur passage, exaspérait les esprits et provoquait d'impitoyables vengeances. Sur un champ de bataille souillé par tant de barbarie, on ne put toujours arrêter l'explosion d'affligeantes représailles ". Cela n'aurait-il pas pu être écrit entre 1954 à 1962 ?
     Et pendant ce temps-là, en Algérie, le peuple crie sa colère, les journalistes pourfendent le pouvoir et les islamistes se frottent les mains, mais personne n'apporte de solution à leurs problèmes de la vie quotidienne. Tous ces problèmes sont hors sujet, ce qui est important, c'est le passé colonial .
     Un des raccourcis contre lequel je voudrais encore m'élever est le terme de Colons. J'avais déjà relevé un titre, en première page d'Ouest France : " Trois colons tués en Israël. Je lisais l'article, en pages intérieures et je constatais qu'il s'agissait de jeunes enfants de 12 à 15 ans !

     Pour l'Algérie, on a englobé sous le vocable de colons le million de personnes qui ont traversé en quelques mois la Méditerranée, sans nuance comme toujours.
     On a oublié le petit peuple qui avait une vie plus difficile que celui de la métropole. Germaine Tillion, ethnographe, avait décrit la composition de cette population :
     " Sur 1 042 409 minoritaires, de vrais colons il y en a 12000 environ, dont 300 sont riches et une dizaine extrêmement riches ( vraisemblablement plus riches à eux dix que tous les autres ensemble). Avec leurs familles les 12000 colons constituent une population d'environ 45000 personnes. Les autres " colons " - un million d'êtres humains - sont des ouvriers spécialisés, des fonctionnaires, des employés, des chauffeurs de taxis, des garagistes, des chefs de gare, des infirmières, des médecins, des enseignants, des standardistes, des manœuvres, des ingénieurs, des commerçants, des chefs d'entreprises ".
     On a répété aussi, sans cesse, comme vous le faites vous-même, ce qui explique ma lettre, que les colons se sont appropriés les plus belles terres, vous ajoutez toutefois que l'on a voulu aider, soigner et enseigner ce pays.
     Il faut relire les ouvrages publiés au début de la colonisation pour constater que cela n'a pas été toujours vrai, et je peux attester que dans notre région la description faite par Maupassant était encore valable quelques dizaines d'années plus tard. Le sol était toujours aride et il fallait beaucoup d'efforts et d'investissements pour arriver à un résultat modeste d'une année sur l'autre.
     Qu'en déduit le lecteur : tout simplement qu'il était facile aux colons de faire fortune, car ils s'étaient emparés des terres les plus fertiles. Ce qu'il faut dire aussi c'est que l'on fait appel aux Espagnols qui étaient dans la misère dans leur pays pour défricher le sol ; d'abord ils venaient seuls quelques mois louer leurs bras, car il est difficile de quitter sa terre, et ensuite rassurés ils venaient s'installer avec leurs familles. Les indigènes, les Arabes notamment, ne cultivaient pas la terre ou refusaient l'emploi agricole chez les roumis pendant la longue période d'insécurité qui suivit la prise d'Alger.
     Certes il y eut des abus dénoncés par Alexis de Tocqueville déjà en 1837 et 1847, mais n'était-ce pas le sort des vaincus lors des guerres à cette époque. La France n'avait-elle pas perdu l'Alsace et la Lorraine en 1870, et n'avait-elle pas payé cinq milliards-or ?
     Je suis souvent choqué par les raccourcis historiques. Je vais vous en citer un, ce qui me permettra d'introduire des témoignages sur l'état de l'agriculture algérienne et du mode d'acquisition des terres après la conquête.

     Interrogée par un journaliste de l'Express sur l'implantation en 1870 d'Alsaciens en Algérie, Mme Annie Rey-Goldzeiguer, répond : " C'est un mythe ! Après la prise de l'Alsace et de Lorraine par les Prussiens, beaucoup d'Alsaciens sont en effet venus tenter leur chance en Algérie, s'installant notamment sur les terres que l'on avait prises aux tribus en révolte. Mais la plupart sont repartis, ne supportant pas les conditions de vie ". Les présidents d'Associations d'Alsaciens-Lorrains qui fleurissaient en Algérie, et où j'ai eu la chance de rencontrer ma future femme, doivent, s'ils sont morts, se retourner dans leurs tombes !
     Peut-être que cette historienne confond une autre période que décrit le Colonel Ribourt, chef de cabinet pendant six ans du Général Randon qui indique : " Jusqu'en 1857, le ministère de la guerre a délivré plus de 80 0000 passages gratuits pour l'Algérie, et il y a eu plus de 70 000 retours ". Ce qui peut signifier dit F. Leblanc de Prébois que 70 000 chefs de famille sont venus en Algérie pour voir ce qu'il y avait de possible et qui n'ont pas osé y exposer leur avoir. Si les meilleures terres leur avaient été réservées, croyez-vous qu'ils n'auraient pas préférer rester ?
     Car contrairement à ce que l'on dit ou écrit il faut acheter les terres que ce soit à l'Etat qui possède les anciennes terres des Beylicats - les terres domaniales - soit aux indigènes propriétaires et ces derniers ne vendent pas les terres qui rapportent, mais se débarrassent de celles qu'il faut défricher.
     En 1847, l'Algérie ne compte que cent mille européens, dont 47 274 Français et 31 528 Espagnols, et l'on fait appel à la main d'œuvre espagnole, notamment en Oranie, qui se met à la disposition des Français concessionnaires pour défricher des terres non cultivées, couvertes de plaques de palmiers nains, de lentisques et de jujubiers, comme le décrit si bien Jean-Jacques Jordi dans son ouvrage " Espagnol en Oranie ". Mon arrière grand-père était de ceux-là, venu avec sa femme et ses deux enfants et deux valises d'Escullar petit village d'Andalousie.
     Dès 1836 on cède des lots de trois hectares et soixante seize concessionnaires s'établissent près de Boufarik.C'est un endroit qui a mauvaise réputation, peut-être pire que celle de Saïda qui était un pays de fièvres si j'en crois l'élève-chirurgien Rueff qui foulait les sentiers de notre ville en 1844. Abd-el-Kader mit une garnison de Koulougis, soldats vigoureux dans le site du Vieux Saida : " Les fièvres pernicieuses vinrent les décimer et Abd-el-Kader dut renoncer à ce projet qu'il avait longtemps caressé. Cette épidémie avait frappé l'esprit des Bédouins et ruiné la réputation de Saïda au point de vue de la salubrité ".
     " On dit d'un visage que la fièvre rend blême, c'est une figure de Boufarik. L'insalubrité des marais est telle que les soldats ou les voyageurs, obligés de les traverser, le font à toute allure, en se bouchant le nez ".
     Chez les marchands de goutte au village, quand un client réclame une consommation sans donner d'autres détails, le patron sait qu'il ne s'agit ni d'anisette ni de cognac, mais d'un cachet de quinine. Durant le mois d'octobre 1838, dix-huit paludéens meurent en dépit des soins et bien que le génie militaire ait commencé le drainage. L'église est fermée après la mort de trois prêtres en un an. Comme le dit un général en mal d'humour noir : les seules colonies prospères d'Algérie y sont les cimetières . " ( Charles-Henry Favrod, Historien suisse dans son ouvrage La Révolution algérienne ).
     La plaine de la Mitidja, qui est un marais long à peu près de vint cinq lieues sur douze de large, est également vendue écrit la Générale Bro à son frère, cité par le même auteur. Ces terres sont des terres domaniales et non de la propriété privée qui avait été préservée par le Traité signé par le Maréchal de Bourmont et Abd-el Kader.
     Néanmoins à force de travail, dans des conditions épouvantables, rien que dans la Mitidja, cinquante mille hectares de vigne ont été conquis sur les marais.
     La Société de protection des Alsaciens-Lorrains demeurés Français, apporta une aide efficace à ceux qui décidèrent de s'installer en Algérie, par la création de villages. Dans un article de la Revue des deux mondes de 1875, on relève que cette Société envisage de créer un village près du village indigène des Beni-Boukhalfa : " les terres de cette région sont très fertiles, bien qu'un peu fortes ; plusieurs endroits sont boisés et cependant la salubrité n'en était pas parfaite. Ce reproche, il est vrai, est applicable à toute la vallée du Sebdou, où les marais formés par la stagnation des eaux et de débordements des eaux de pluie dégagent, à l'époque des grandes chaleurs, des miasmes pernicieux. Toutefois en Afrique, dire d'une région qu 'elle est peu salubre ne signifie pas qu'on ne puisse l'assainir. Les bords du lac Halloula, dans l'ouest de la Mitidja, étaient autrefois réputés mortels ; le dessèchement et les plantations ont fait disparaître les fièvres comme par enchantement ; on citerait cent exemples semblables. La Société poursuivant le dessèchement des parties basses et marécageuses, multipliant partout les plantations, si bien qu'on ne peut douter aujourd'hui qu'avant trois ans Boukhalfa ne soit un des villages les plus sains et les plus riants de la Kabylie ".
     On a dit que les colons s'étaient appropriés les meilleures terres et avaient réduit les fellahs algériens à la misère. Faisons appel, aux auteurs de " l'Algérie Passé et Présent ", ouvrage destiné à montrer qu'à la veille de la conquête, l'Algérie était un Etat moderne et dont la préface a été écrite par le Professeur Dresch qui disait que ces universitaires admettaient fort bien que certaines interprétations soient discutables !
     Soulignons aussi que ce livre a paru au dernier trimestre de l'année 1960 et que, peut-être, certains développements, tenaient déjà compte du fait que l'indépendance de l'Algérie était inéluctable. Mais je conviens que je polémique un peu, mais n'était-il pas écrit dans la préface que certains accuseront les auteurs de partialité !
     MM. Lacoste, Noushi et Prenant apprécient l'état de l'agriculture algérienne et des agriculteurs avant 1830 : " La population rurale, de loin la plus nombreuse, 95% des algériens étaient des ruraux avant 1830, offrait certes, à des degrés divers un état moins satisfaisant. L'exiguïté de la propriété d'un grand nombre de montagnards amenait ceux-ci à rechercher leurs ressources monétaires dans l'émigration, en ville, ou dans les campagnes comme tenanciers au cinquième ou salariés agricoles de la Mitidja et créaient des hameaux de gourbis agglomérés autour des domaines.
     (Ces populations kabyles constituaient d'après Carette, Capitaine du génie et collègue de Rozet qui ont publié un ouvrage faisant référence sur l'état de l'Algérie au moment de la conquête, 50% de toute la population rurale).
     Les céréaliculteurs et éleveurs des plaines exploitaient les biens collectifs ('arch ) soit de leur propre tribu, soit de la tribu makhzen dont ils dépendaient. Qu'ils fussent sédentaires ou semi-sédentaires, nomades ou semi-nomades, ils connaissaient à la fois de solides institutions et une hiérarchie de type semi-féodal. Du fait de la hiérarchie semi-féodale, certains individus (caïds, chiouk ) ou groupes (makhzen) disposaient de prélèvements sur le travail des autres, des prélèvements particulièrement lourds pesant sur les simples khammès, parfois réduits par leurs dettes à un sort voisin du servage. Dans l'ensemble, les tribus makhzen représentaient de 10 à 20% de ces populations. La vie du fellah était donc en général sans grande aisance mais assurée par les contrats même qui aliénaient son indépendance, lorsqu'elle ne l'était pas par le caractère collectif des biens 'arch ".
     En 1879, Paul Bourde dans son ouvrage " A travers l'Algérie ", soulignait : " Avec la propriété collective, le progrès est impossible. Les braves utopistes qui la prônent comme la première condition de la félicité humaine feraient bien d'aller passer quelques semaines en Algérie. S'ils ont des yeux, ils verraient la propriété collective chez les Arabes et la propriété individuelle chez les Kabyles, ils compareraient et reviendraient convaincus. L'homme qui travaille pour tout le monde n'a qu'un but, c'est, comme on dit, d'en faire le moins possible ; il compte sur les autres. Le sol négligé ne donne que de maigres moissons, et la misère où croupit la population arrête son développement. Les colons eux-mêmes souffrent de cet état de choses . La quantité de terres domaniales qu'ils peuvent posséder est limitée par la loi ; s 'ils veulent s'agrandir, ils ne peuvent le faire que par des achats aux Européens, occasion assez rare, ou aux indigènes, ce qui est à peu près impossible avec la propriété collective ". Et il souligne : " qu'il est tellement difficile de préciser les droits d'un copropriétaire arabe sur un domaine indivis que, quand l'Etat vend les terres d'un individu séquestré ( le séquestre frappait les biens des algériens qui avaient part aux différentes insurrections malgré les différents traités et amans obtenus de la France, notamment celle de 1871 ) , il précise dans les affiches annonçant la vente : la vente est faite à forfait, aux risques et périls des adjudicataires, sans garantie d'origine, de quotités de droits, de consistance, de valeur, de contenance et de limites .Il ne sera délivré aucun plan ou croquis des biens vendus. En aucun cas et pour une cause quelconque, il ne pourra être exercé respectivement aucun recours en résiliation de contrat, indemnité, réduction de prix. Tout adjudicataire sera censé bien connaître les droits qu'il aura acquis. Il ne pourra exiger de mise en possession ".
     Et Bourde conclut : il faut être hardi et ne pas craindre les procès pour acheter dans de telles conditions ?
     Quarante neuf ans après la conquête il n'était pas si simple - comme le disent certains qui critiquent la politique du cantonnement qui avait pour but de cantonner les tribus dont le territoire était jugé trop vaste pour leurs besoins réels, celles-ci abandonnant à l'Etat une part de leurs terres - de déposséder les petits ou gros propriétaires algériens.
     Et Paul Bourde qui se félicite de la loi du 26 juillet 1873 qui ordonne la constitution de la propriété individuelle par toute l'Algérie, qu'il considère comme un avantage pour tout le monde, pour les colons, comme pour les indigènes, signale qu'au 31 décembre 1878, quatre ans et demi après la promulgation, le nombre des hectares de terre dont les titres de propriété définitifs avaient été délivrés s'élevait au chiffre dérisoire de 69 688. Si cela continue, concluait-il , on aura fini dans trois ou quatre cents ans.
     MM Lacoste, Nouschi et Prenant se désolent du transfert à l'Etat de 10 % du territoire occupé de 1881 à 1900, soit 296 097 ha, mais ils oublient de préciser qu'entre 1856 et 1858 , 202 406 hectares supplémentaires de blé dur ont été mis en culture, soit 1 218 968 d'hectolitres en plus ;pour le blé tendre 33135 ha au lieu de 23 625 ; pour l'orge on passe de 662 798 ha à 755 627. Au total pour les céréales une progression de 306 595 ha. Tous ces chiffres peuvent être consultés sur la Revue algérienne et coloniale du 2ème trimestre 1860.
     M. CH Favrod, historien suisse écrit :" La terre n'est pas sur les hauts plateaux où s'entassent 500 000 petits propriétaires ce qu'elle est dans les riches plaines côtières , gagnées d'ailleurs sur les marécages et le paludisme par la colonisation européenne " et de conclure que la misère des indigènes tient notamment à quatre raisons : La terre algérienne est pauvre et les paysans sont nombreux.
     Les cultures que font la plupart d'entre eux sont de faible rendement.
     Les usages, les préjugés et la pauvreté initiale même s'opposent à des reconversions rapidement rentables ".
     Les musulmans sont prolifiques et, si l'action française a ralenti depuis un siècle et demi les ravages de la maladie, elle n'a pu fournir parallèlement un support économique convenable à l'expansion sociale ainsi facilitée.
     Voilà une excellente analyse qui pourrait être confortée en examinant la propriété foncière des trois départements d'Algérie, territoires du Sud exclus, comme le fait le même auteur.
     19 588 011 hectares dont, en plus les biens du Domaine, 7 349 166 aux mains des musulmans et 2 726 266 des européens dont 1700 000 de la colonisation officielle. On dénombre alors 549395 propriétaires musulmans et 22037 européens. Des hectares que ces derniers se partagent, 1 700 000 proviennent de la colonisation officielle. On y compte 3797 exploitations de plus de 200ha, pour 13017 de moins de 50ha. Seulement 4,4 millions d'hectares sont réellement cultivés annuellement, soit 21% de l'Algérie du Nord, contre un peu plus de 39 millions d'hectares en métropole, soit 70% de la superficie totale.
     Dans le département d'Oran 750 propriétaires détiennent 55 832 ha, soit une moyenne de 75 ha par propriété, à Mostaganem 240 ha, à Constantine 400 ha. Ce qui ne me semble pas indécent pour des terres dont le rendement n'était pas celui de la Beauce. Certes plus critiquables étaient les 100 000 ha octroyés en 1865 à la Compagnie algérienne fief de Mirabaud-Mallet-Vernes, et à la Société genevoise 20000 en 1853. Mais la première devait fournir des capitaux destinés à l'équipement économique de l'Algérie, quant à la seconde 10000 ha lui étaient concédés à charge pour elle de bâtir et assurer le peuplement de dix villages.
     Et de conclure : " la colonisation officielle, si elle enregistre des échecs notables, connaît toutefois des succès. Elle élargit l'aire d'exploitation, elle précipite la mise en valeur, elle transforme le paysage en matérialisant la pénétration militaire et administrative ". Et il est vrai que certains s'enrichissent : Cet élargissement de l'aire d'exploitation convient aux hommes courageux. D. Alsacien, libéré du service militaire en 1877, sans aucune ressource, est d'abord garçon de ferme, puis gérant et propriétaire en 1900, à Malakoff, d'un millier d'hectares et de 300 000 Francs déclarés. Les frères D, savoyards, sans pécule, obtiennent 40 ha à Mahouan et en laissent 5000 à leurs héritiers etc..etc.
     Les indigènes se montrent aussi acheteurs des terres de colonisation, de 1899 à 1904 dans le Constantinois ils acquièrent 46 000 ha qu'ils paient chers et les européens 36 000. Peut-être un effet d'entraînement !
     On considère la propriété indigène comme immobilière par l'habitude de l'indivision et par l'incertitude des titres de propriété. Il n'en est rien. Entre 1880 et 1908, il s'est vendu entre indigènes 824 500 ha pour une somme de 130 402 560 F. De même les indigènes ont vendu 648 677 ha aux européens pour 60 788 600 F. Les ventes des européens aux indigènes ont représenté 197354 ha pour 35 403 047 F.
     En résumé, conclut La Quinzaine Coloniale, du 10 juin 1910, ce tableau des transactions foncières donne l'impression d'un état social normal et sain. Et de noter une observation intéressante sur la différence du prix de l'hectare : dans les transactions d'indigènes à européens, la moyenne du prix n'est pas de 100F à l'hectare alors qu'il atteint 180 F dans les ventes d'Européens à indigènes et entre indigènes. Peut-être parce que les européens n'hésitent pas à acheter des terres très embroussaillées et par conséquent de peu de valeur, mais dont ils savent qu'ils tireront bon parti après le défrichement.
     L'Algérie se transforme et deux députés qui l'avaient visitée dans leur jeunesse confient à Paul Bourde : " Nous ni reconnaissons plus rien. Après le défrichement des landes qui a rendu le sol à la vie, ce qui a peut-être le plus changé la physionomie du pays, ce sont les innombrables plantations dont tous les centres de population s'entourent : on arrive le plus souvent aux villes et aux villages par de belles avenues à travers des jardins et des vergers ; comment reconnaître l'ancienne nudité sous les riantes féeries de la verdure ? ".
     Et de parler aussi de la quantité de travaux publics exécutés : ports (8), quais, ponts, aqueducs, canaux, barrages, chemins de fer, routes, phares (43) et cela grâce aux ingénieurs des ponts et chaussées français, officiers du génie détachés en Algérie.
     Pour conforter ce témoignage, Paul Bourde cite un article, paru en 1876, de Gehrard Rohlfs, voyageur allemand qui fait profession de haïr la France :
     " A l'étranger, on a toujours soutenu cette théorie - et, à force de se l'entendre répéter, les Français eux-mêmes commencent à y croire - que la France ne s'entend pas à coloniser. Et cependant rien de plus erronée que cette assertion. Celui qui comme moi a vu cette splendide colonie ; les routes construites avec art qui la traversent du nord au sud, de l'est à l'ouest ; ses nouveaux canaux d'irrigation ; les travaux des ports ; les lignes de télégraphe et de chemin de fer, etc .. ; celui qui comme moi a été témoin de la création de cités entièrement nouvelles et des colossales améliorations des cités anciennes ; celui qui comme moi a voyagé parmi les magnifiques et exubérantes plantations de ce pays, celui-là repoussera en haussant les épaules ce reproche adressé aux Français, de ne point s'entendre à coloniser ".
     Oui c'est bien en 1876 que ces lignes ont été écrites. Quand on pense que l'insécurité régna, du fait des tribus rebelles, jusqu'en 1847, puis les sursauts de 1871 et 1882, on pense que ce constat aurait encore une autre allure seulement vingt ans après si la paix avait été respectée. Les seuls travaux effectués par la régence d'Alger au plan portuaire avaient pour objet la construction des forts sur le port d'Alger pour le transformer en place imprenable et poursuivre en toute sécurité la course aux bâtiments de commerce.
     Laissons à nouveau la parole à Paul Bourde : " Avant 1869 les indigènes n'ensemençaient que quinze à dix-huit cent mille hectares et ne possédaient que sept millions et demi de têtes de bétail ; aujourd'hui - en 1879 - ils ensemencent deux millions et demi d'hectares et élèvent près de quatorze millions de têtes de bétail ; avant la conquête ils ne produisaient de laine qu'autant qu'il leur en fallait pour leurs besoins, aujourd'hui ils en exportent pour quinze à dix huit millions.
     La production de blé, qui était le seul point fort algérien et qui, avec les progrès de l'agriculture, atteignit le chiffre record de 24 millions de quintaux en 1954, n'est plus aujourd'hui, péniblement, que de 16 à 17 millions de quintaux par an, tel est le constat que fait dans le numéro spécial de Panoramiques, Jean-Pierre Péroncel-Hugoz, ancien correspondant du Monde en Algérie.
     Le Président de la République a décidé de constituer un Haut Conseil des Rapatriés ayant pour mission de formuler tous avis ou propositions sur les mesures concernant notamment la mémoire de l'œuvre de la France d'Outre-mer.
     Beuve-Méry, ancien directeur du journal " Le Monde ", qualifiait en 1959, l'œuvre française en Algérie de " magnifique malgré son passif ". Il distinguait le colonialisme français de celui exercé par les Britanniques et les Américains, ces derniers qui ne se souciaient que de l'exploitation des richesses, alors que la France, logique avec ses principes et plus généreuse, recherchait et développait les contacts, même s'il était difficile de se faire un ami, comme l'avait constaté Jean Cohen mon professeur de philosophie qui quitta le parti communiste en1952 après l'exécution des principaux dirigeants du pari communiste tchécoslovaque .**
     Nous, Français d'Algérie, attendons cette reconnaissance pour que nos descendants ne doutent pas du travail que nous avons accompli sur cette terre algérienne.
     Une anecdote : J'ai eu droit à mon verre d'eau récemment, après avoir lu l'Ouest France au mois de mai dernier. Dans une chronique, parue en Sarthe, je relevai qu'un ancien d'AFN avait été décoré le 8 mai et qu'il avait passé 18 mois à Saïda . Je lui téléphonai pour le féliciter et parler un peu de son séjour dans cette ville. Au bout d'un moment, comme je lui demandai comment il avait apprécié son séjour, il me parla d'un colon chez qui sa compagnie devait être affectée durant les moissons et qui avait demandé à son capitaine que l'on lui payât l'eau 0,20F le verre et 1,00F la bouteille. Je me dis très surpris et lui demandai le nom de cette ferme et de son propriétaire. Il ne s'en souvenait plus, après avoir passé 18 mois dans ce secteur, de plus me dit-il, le capitaine avait refusé, compte tenu de son attitude, de protéger ce colon dont la ferme fut brûlée. Par contre, il se souvenait que ce colon était rentré en France en 1962 et " qu'on lui avait donné une ferme dans le midi ".
     Quand j'observe les difficultés qu'a eues mon père, à soixante ans pour obtenir un prêt du Crédit hôtelier pour régler ses dettes et finir de payer son fonds de commerce, je suis un peu surpris de ce témoignage qui est à contre-courant de ce que j'ai pu observer durant cette période dans notre région. Mais pourquoi pas, il y a des imbéciles partout ! Je me demande si ce verre d'eau ne s'est pas transformé en une véritable mer que nous chantait si bien Charles Trenet et si lui, aussi, le verre d'eau, n'est un raccourci de l'Histoire !
     Si Charles X n'avait pas décidé cette conquête je ne serais pas là à vous bombarder d'arguments pour une reconnaissance de l'œuvre française en Algérie, je ne serai pas né.
     En effet, je dois ma naissance à la rencontre que fit mon père à Saïda en 1932, à l'issue de son engagement de cinq ans à la Légion étrangère pour participer à la guerre du Rif. Il avait quitté l'Autriche en 1918, à seize ans, pour ne pas être une charge supplémentaire pour sa mère veuve qui élevait dans des conditions difficiles ses quatre enfants. Il épousa une jeune fille dont le grand-père avait quitté en 1882 Escullar un petit village d'Andalousie où régnait la misère.
     Je m'excuse d'avoir été si long, peut-être n'avez pas eu le temps de me lire jusqu'au bout, mais je souhaitais apporter le témoignage de ceux qui ont vécu cette période et ne forgent pas leur jugement par ces raccourcis dont je parlais ci-dessus.
     Trop long certainement, mais peut-on résumer 130 ans de présence en quelques lignes.
     Mon grand-père a travaillé dans l'agriculture et les alfas pendant près de cinquante ans. Il a eu douze enfants. Il a terminé ses jours dans un petit village de la Sarthe, après avoir quitté l'Algérie à quatre vingt ans, avec une seule valise à la main contenant un peu de linge. Il avait élevé douze enfants avec son salaire d'alfatier et d'ouvrier agricole, sans sécurité sociale, ni allocations familiales, comme les indigènes avec lesquels il travaillait quotidiennement. Il était illettré, parlait couramment l'arabe et comprenait le français.
     Il n'avait pas fait fortune, comme la grande majorité de ceux qui ont vécu dans ce pays jusqu'en 1962.

     Je vous prie d'agréer, monsieur le Directeur, l'expression de mes sentiments distingués et je vous remercie, à nouveau, pour votre attention et votre patience.
     Robert JESENBERGER
     Enseignant en Algérie et secrétaire-adjoint du Syndicat national des Instituteurs en 1961 à Saïda.

     PS 1- *Je vous transmets quelques photocopies du livre paru dans la collection Panoramiques, dirigée par Guy Hennebelle, qui vient de s'éteindre début juillet et qui sera peut-être son testament sur l'Algérie. D'autres auteurs qui ont soutenu, comme lui, la rébellion portent un regard amer sur ce qu'est devenue l'Algérie, mais ils ont le courage, aujourd'hui de ne pas rejeter en bloc la colonisation et reconnaissent l'œuvre française dans ce pays et dénoncent les atrocités commises par le F .L.N. Certaines contributions algériennes ne sont pas faites pour apaiser les humiliés de l'Histoire que nous sommes. Heureusement que les sites internet, notamment celui de mon ancienne ville, renferment des messages d'Algériens courageux qui me font chaud au cœur, preuve que dans notre région, celle que je connais pour y avoir vécu, les relations humaines étaient empreintes de chaleur malgré les difficultés d'existence de ce peuple. L'effort n'a pas été à la hauteur des besoins, mais la France a beaucoup fait et n'oublions pas qu'elle a subi trois guerres en 130 ans, cela aussi doit être pris en compte.
     2 ** Une photocopie de deux pages du livre de mon professeur de philosophie Jean Cohen qui n'était pas un sportif, sinon il aurait connu l'amitié ou la camaraderie ( en effet, dans une vie combien chaque être humain peut-il avoir de vrais amis ?) qui se crée sur les stades. Il est né et a vécu à Oran, grande ville que je connais bien pour y avoir passé sept ans comme élève et maître d'internat, où il est plus difficile de nouer des relations. La situation était différente dans ma ville, où nous nous connaissions tous, où les enseignants algériens étaient plus nombreux dans les écoles primaires qu'au Lycée Lamoricière où les professeurs de la métropole étaient nombreux. Si ma mémoire ne me fait pas défaut, les seuls professeurs musulmans étaient MM Mahdad et Fatmi, Professeurs d'Arabe. Il ne me semble pas que les rapports humains qu'il décrit dans son livre puissent être généralisés à toute l'Algérie, notamment les rapports entre juifs et ce qu'il appelle les non-juifs ou catholiques, mais il avait sans doute des raisons sérieuses et vécues par lui pour juger de la sorte, et aussi quinze ans de plus que moi !
Chronique d'une Algérie révolue
Jean Cohen Page 49

     Les Français de souche méprisaient les Espagnols où les Maltais qui se méprisaient entre eux. Dans ce mépris universel, on pouvait, de loin en loin, distinguer des nuances et des ambivalences. Vis-à-vis des juifs le mépris chrétien se teintait de haine jalouse, tandis que réciproquement le mépris affiché pour les " catholiques " recelait une admiration envieuse.
     Entre Arabes et juifs, il s'accompagnait d'une sorte de familiarité complice. Mais à travers ces nuances analysables à l'infini, demeurait le phénomène central de l'exclusion. Chaque communauté vivait séparée, murée dans ce mépris universel dont chacun était à la fois le sujet et l'objet.

     Il n'y avait pas de loi d'apartheid en Algérie. Aucune loi n'interdisait aux Arabes de fréquenter les mêmes écoles ou les mêmes cafés que les Pieds-noirs. Mais une telle loi eût été inutile. L'apartheid existait en fait à l'intérieur des esprits. Les Arabes avaient leurs quartiers, leurs cafés, leurs cinémas. A Oran, le quartier arabe s'appelait " village nègre ". Même ses habitants l'appelaient ainsi et il a fallu atteindre les années de guerre pour qu'on le rebaptise du nom de " ville nouvelle ". Passée la frontière, c'était effectivement dans une autre ville que l'on pénétrait, un autre univers. L'Orient séparé par une rue de l'Occident. Mais un Orient, lui aussi dégradé, que les Arabes embourgeoisés et occidentalisés s'empressaient de quitter pour s'installer dans la ville européenne. Ils y étaient tolérés, à deux conditions : être assimilés et n'être pas plus d'une famille par immeuble.

     Dans les cafés européens, il n'était pas rare de voir des Arabes assis, mais c'étaient alors de vrais Orientaux vêtus d'opulentes djellabas blanches, en général de riches caïds, à qui leur intégration dans le système colonial ôtait leur complexe de colonisés. Mais ils étaient toujours entre eux. Une table de café mixte était plus qu'exceptionnelle.

     Les relations d'amitié étaient nulles et ceux qui, aujourd'hui, se vantent d'avoir eu des amis arabes, ne donnent pas à ce mot la plénitude de son sens. Je dois ici à la vérité de dire que les relations n'étaient pas faciles. J'en ai fait l'expérience. J'ai un soir invité à dîner celui de mes camarades politiques dont je me sentais le plus proche. C'était la première fois que je recevais un Arabe chez moi, du moins pour dîner. Il vint sans sa femme. Je dus subrepticement enlever un couvert. Il s'en aperçut et en fut gêné. Il m'expliqua alors qu'il aurait personnellement souhaité me présenter son épouse, mais qu'il ne savait pas si d'autres Arabes avaient, été invités et craignait la critique que la chose aurait suscitée chez ses coreligionnaires. Il me rendit mon invitation. J'y allai avec ma femme, mais la sienne ne parut point ; autre situation gênante. Nous en restâmes là de nos relations mutuelles.

     Quant au mariage mixte, je n'en ai personnellement connu qu'un seul cas, il est vrai spectaculaire.


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