Un touriste en Algérie en 1863 cela existe. M. BARAUDON découvre l'Algérie et ses moeurs. La mule, le cheval le train permettaient des expéditions jusqu'aux gorges de la Chiffa ! Mais ce qui reste intéressant ce sont les légendes, les coutumes, que cet auteur du 19ème siècle rapporte.

LES ENVIRONS D'ALGER. LA TRAPPE DE STAOUÉLI -
SAINT EUGENE. LES GORGES DE LA CHIFFA ET BLIDAH.

            Parcourir les environs d'une Ville demande quelquefois autant de temps que visiter la ville elle même. Aussi bornerai je à deux, mes excursions autour d'Alger: Staouéli et la Chiffa. La première, assez courte, donne un aperçu rapide, mais suffisant, de la campagne algérienne. On monte à la porte du Sahel et de là jusqu'à El Biar par l'infernale route poudreuse qui serpente sur les contreforts du Bouzaréa. Des cactus, des figuiers de Barbarie font cortège en double haie, et, dans la sécheresse dévorante d'octobre, allongent leurs langues et leurs cuillères hérissées de piquants. Au-dessus tremblote le feuillage glauque des Eucalyptus, auxquels se mêlent des poivriers chargés de longs épis de graines rouges, et plus haut encore, quelques oliviers sauvages se tordent sur les pentes. La végétation est prodigieuse, mais la poussière met surtout une teinte uniforme et désespérante de gris.

            On laisse à gauche le fort l'Empereur, vaste cube de maçonnerie où fut signée la capitulation de la ville en 1830; des vallées s'entrouvrent profondes et ombragées, semées de maisons roses, pendant que, en arrière, une tâche blanche décroît peu à peu pour n'être bientôt qu'un point imperceptible entre la mer bleue et la terre grise c'est Alger. La vigne commence à apparaître. C'est la grande industrie du pays avec les céréales et les distilleries de plantes odoriférantes. Des fermes s'échelonnent le long de la route entre des haies de cactus et d'aloès. Avant d'arriver à Cheragas, on jouit d'une vue admirable sur tout ce plateau, coupé de vallées sinueuses, constellé de villages européens et de ruines romaines qui ne seront bientôt plus qu'un souvenir, taudis que le rivage, dans le fond, décrit une courbe prolongée de SidiFerruch à Cherchel.

            Staouéli, que l'on atteint peu après, est surtout célèbre par l'établissement que les trappistes y fondèrent eu 1843, à l'endroit même où s'était livré le combat qui ouvrit au maréchal de Bourmont la route d'Alger. Les Pères y possèdent aujourd'hui des champs entiers de géraniums pour leur distillerie d'eau de rose, un vignoble de six cents hectares et une exploitation agricole d'égale étendue.

            D'habitude, on déjeune à la Trappe. L'hospitalité est cordiale et gratuite; mais on y fait toujours maigre, et la cuisine est à l'huile. Encore le dimanche est il jour privilégié, car des œufs s'ajoutent au menu. En revanche, le vin est très bon, quoique un peu chargé, et le Père procureur vous fait goûter des contrefaçons d'Alicante et de Malaga qui ont quelque mérite. Le monastère est cloîtré; aussi les hommes seuls sont ils admis dans l'intérieur, qui, en dehors des énormes palmiers de la cour et de la bibliothèque, n'offre rien de très curieux. Mais il faut voir la ferme, les greniers, les étables où sont des boeufs français qui réussissent fort bien et les grands appareils de la distillerie.

            De là, le voyageur peut gagner Cherchell ou revenir à Alger à travers une plaine poudreuse coupée de rares bouquets d'arbres. A Guyotville, on retrouve la mer. La route longe désormais le rivage dont elle suit les découpures, passant quelquefois au travers de rochers sauvages. A droite, les pentes du Bouzaréa, verdoyantes et ravinées, s'élèvent graduellement. Les palmiers nains, mêlés aux cactus, poussent par touffes dans les anfractuosités des roches; des haies de cassissiers, au feuillage découpé et aux longues épines garnies de boules jaunes, mettent un parfum âcre dans l'air; et parfois, dans l'encadrement d'un taillis de pins d'Alep, au milieu de buissons d'arbousiers à fruits rouges, apparaît une villa blanche avec ses toits en terrasse superposés. Entre la route et la mer s'étendent des vergers, protégés contre le vent par des haies de roseaux élevées de trois mètres. Voici le cap Caxine et son bizarre entassement de roches mégalithiques, la pointe Pescade, que domine le vieux bordj turc aujourd'hui ruiné, et plus loin Saint Eugène dans un site admirable.

            C'est là que chaque mercredi, je crois, près de la source d'Aioun Menad, les négresses d'Alger vont sacrifier des poules noires et blanches, et évoquent par l'incantation du" Fal " le Djnoun de la caverne. Sur un réchaud allumé, elles placent, après l'avoir rempli d'eau, un vase déjà purifié par l'encens. Les assistants, qui déplorent l'absence d'un parent ou d'un ami, y jettent des objets ayant appartenu à ces derniers, des bagues, des ferrailles. Le liquide se met en mouvement, et ses bouillonnements dictent ses réponses à la prêtresse. II est rare qu'on se retire imparfaitement renseigné.

            De l'autre côté, sur un contrefort de la montagne, la grande cathédrale de Mgr Pavie élève la série de ses minarets et de ses coupoles, et, sous le dôme étincelant de mosaïques, l'inscription romane de son autel, implorant, en face de l'intolérance de l'islamisme, Notre-Dame d'Afrique " pour les chrétiens et les musulmans ". Plus loin, la côte s'infléchit, toujours soulignée par la mer d'un bleu intense; la route, blanche de poussière, est parcourue en tous sens par des corricolos coiffés de leur parasol de toile et par de petits ânes chargés de rameaux verts. Mais voici que l'on approche d'Alger: les guinguettes, les villas imitées des constructions mauresques se font plus nombreuses dans l'entrelacement des feuillages. Allons! Il y a encore un peu de couleur locale; cela ne ressemble pas trop à Bougival et à Chatou..
            Staouéli est presque à la porte d'Alger. Les gorges de la Chiffa, au contraire, vous font pénétrer au milieu des premiers 'contreforts de l'Atlas.
            Le chemin de fer d'Oran y conduit en deux heures à travers l'immense plaine de la Mitidja. Cette plaine, ancien bassin lacustre que les sédiments ont comblé peu à peu, et qui s'étend entre l'Atlas et le Sahel, de Marengo à la mer, sur cent kilomètres de long, est, à proprement parler, le grenier de l'Algérie.
            Après les Arabes, nous avons colonisé le pays et transformé en villages, qui s'échelonnent entre de superbes cultures de froment, de vignes et d'orangers, les anciens centres indigènes. On traverse ainsi Bir Touta, Bou Farik, Beni Mered, et l'on arrive à Blidah. Blidah a ses oranges, comme le Sahel a ses vins. Les arbres, au nombre de plus de cent mille et hauts de trois à cinq mètres, sont plantés par rangs espacés de huit mètres environ. Ils forment des champs entiers qui rayonnent tout autour de la ville et que des bordures d'eucalyptus garantissent du vent. Mais nous passons vite et partons pour la chiffa dont on aperçoit déjà la découpure au milieu de la chaîne, de l'Atlas à quinze kilomètres dans l'ouest.

            C'est la route de Médéah. On y construit actuellement un chemin de fer qui doit se prolonger jusqu'à Boghar et Laghouat.

            Avant le paysage, voyons la légende, car ici chaque manifestation de la nature a une origine sainte ou fantastique. Ce pays, propriété immémoriale de la tribu des Mouzaïa, fut envahi au douzième siècle de notre ère par une émigration partie du Rif marocain. La lutte fut longue avec les nouveaux venus, et allait se terminer par l'extermination des Mouzaia, quand quelques uns d'entre eux eurent l'idée de prier le Seigneur, bien oublié jusqu'alors. Leur cause était juste, et Dieu l'entendit.
            Voici que par une nuit sans lune, un globe de feu apparut tout à coup à l'Occident, suivant le sillage que la Medjerra ou voie lactée laisse dans le ciel. Il descendit, s'allongea et bientôt se transforma en un vieillard armé d'une hache de diamant, qui marchait en rasant les collines, portant sa lumière devant lui et à sa droite , suivant l'expression du Koran.
            C'était Sidi Mohammed bou Chakour (l'homme à la Hache). A sa voix, les tribus ennemies se réunirent et subitement oublièrent leurs discordes. Le saint ne se contenta pas d'avoir ramené la paix parmi elles, il leur donna encore une nouvelle preuve de son affection. Le pays était stérile; une arête rocheuse fermait l'Atlas et rejetait vers d'autres directions les eaux du versant supérieur. Sidi Mohammed invoqua le Seigneur, puis il gravit la montagne, et, d'un coup de sa hache, la fendit du haut en bas. Un torrent sortit en bouillonnant: c'était l'Oued Mouzaïa, qui prit le nom d'Oued Chiffa, rivière de la lèvre, en souvenir de la coupure faite dans le rocher. Sidi Mohammed se retira ensuite sur le pic de Tamezguida, où on lui bâtit une hutte de feuillage. C'est là qu'il dort son dernier sommeil, au milieu des tribus qu'il a pacifiées, entouré de centaines de cruches d'eau que les croyants apportent chaque année, en souvenir du miracle qui a fertilisé la contrée.

            La légende est jolie, n'est ce pas? A mesure que l'on monte, le paysage se lève comme un décor d'opéra. Sur la gauche, la chaîne de l'Atlas, haute et escarpée, court de l'est à l'ouest, pareille à une barre five. En face s'étagent les pentes adoucies du Sahel. Quelques douars arabes apparaissent çà et là; le tombeau de la chrétienne émerge au dernier plan de l'horizon, et au fond la plaine s'étend immense, coupée de bouquets d'arbres et de cultures qu'arrosent des dérivations de l'oued, avec ses lointains noyés de demi teintes mystérieuses. On passe sur un pont de pierre, et l'on voit s'ouvrir la gorge profonde dans l'encadrement assombri de ses versants, au dessus de laquelle le ciel met un ruban bleu. Je ne la décrirai pas. A quoi bon? C'est la gorge étroite que l'on trouve en Suisse et partout ailleurs le torrent roulant entre des blocs énormes, et la route suspendue sur des abîmes.

            Mais la nature africaine a mis son cachet. Sur les pentes presque droites des palmiers nains poussent par touffes, et leur feuillage découpé fait à la montagne comme une peau de chagrin vert. Des oliviers, des cèdres séculaires se tordent avec des contorsions de damnés dans l'air inclément, et parfois à travers le tissu infiniment serré des lauriers roses mêlés aux myrtes, aux tamarins, aux lentisques opulents, un ruisseau se fait passage et glisse sur le calcaire poli, pareil à un filet d'argent.

            On monte ainsi à la roche pourrie et de là au confluent de l'Oued Merdja. Le défilé se fait plus sauvage. Des masses de schiste bleuté, effritées par le temps, surplombent la route, barrant presque le passage, et, vers le sud, une haute montagne ferme l'horizon. La nature parait comme endormie sous le ciel de feu, et l'étouffant silence de cette solitude n'est troublé que par le bruit des cascatelles qui tombent en gouttelettes coloriées à travers lesquelles rit la lumière et, presque sous terre, au fond de sa coulée de pierre polie, par la grande voix du torrent qui gémit dans l'abîme, et se traîne en sanglots de rochers en rochers.

            La Chiffa a une autre célébrité: c'est la patrie des singes.

            Longtemps, j'ai cru que c'était une légende, et qu'en fait de ces animaux, il n'y avait dans le pays que ceux qu'un artiste a peints en grisaille sur les murs de l'auberge du ruisseau des singes, abominable hôtellerie installée au plus beau de la gorge et où l'on paye fort cher un très mauvais déjeuner. Je dois faire amende honorable. Je vis des singes à trois reprises durant cette seule journée. Ils sautillaient dans les fourrés, ou bien venaient par petites troupes boire au ruisseau dans le creux de leur main avec des contorsions impayables. L'aubergiste prétend même qu'ils sont plus nombreux que les mouches, qu'ils couchent sur le toit de la maison et mangent ses figues et ses oranges. II paraît qu'un arrêté du gouverneur défend de les tuer.
            Le soir, je suis rentré à Blidah. Je n'en dirai rien, car celle que l'on appelait la petite rose (ourida), la voluptueuse, est méconnaissable aujourd'hui. La Blidah d'autrefois, la ville des plaisirs faciles et des filles de joie, vaste lupanar où, dans l'obscurité des cafés chantants, à l'ombre des bosquets chargés de fruits d'or, dans le parfum amollissant des fleurs, les prostituées du désert, depuis les filles d'Oulaid Nail jusqu'aux négresses du Soudan, offraient à tous les débauchés de l'Afrique les séductions de leur chair et les chauds enlacements de leurs bras, a disparu .



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