par Jean SUSINI
Non, répond Mohammed, ce soir je suis Roumi, ma mère et mon père sont Français.
Furieux, ils répliquent:
Ya kalb, ben kalb. ô chien, fils de chien, ô traître, fils de traître. Mohammed Seghir, tu as beau faire, tu ne nous échapperas pas. Sache bien qu'avant l'aube, toi et les maudits Roumis, vous serez brûlés dans le même brasier ou entassés dans une même fosse où les corbeaux et les chacals viendront se repaître de votre vile chair; nous savons combien vous êtes, n'espérez pas nous vaincre ou nous tromper.
Mohammed ne se laisse pas intimider par ces terribles menaces. Il va rejoindre Casimir Fabre. Alors la bataille devient générale, acharnée. Les coups de feu, les cris de douleur des blessés, les hurlements sauvages des ennemis, produisent un vacarme effroyable. Fabre et Mohammed Seghir se battent comme deux lions, avec une énergie, une opiniâtreté, un sang-froid admirables. Pour se garantir du feu de l'ennemi, ils utilisent tous les moyens et, pour le tromper, ils placent, dans les coins du toit de la ferme, des chapeaux, des blouses, des burnous disposés de façon à simuler des combattants, les assaillants criblent ces vêtements de coups de fusil.
Le manteau de Fabre est troué de 90 balles; un burnous, à côté, est percé en plusieurs endroits. De guerre lasse, quelques rebelles retournent aux portes pour les détruire, mais ils y trouvent la mort; d'autres mettent le feu aux meules de blé et de paille d'orge; ils essayent ensuite, avec des brassées de fourrage, d'incendier la maison sur le toit de laquelle se trouvent Fabre, Lousteau et Mohammed Seghir. Ceux-ci s'en aperçoivent et éteignent immédiatement l'incendie. Fabre dispose un chapeau contre une cheminée et, tandis que les balles crépitent autour de cette nouvelle embûche, il s'avance pour tirer; un insurgé l'aperçoit, il fait feu sur lui. La balle, bien dirigée, doit l'atteindre au front, mais il fait un brusque mouvement et il en est quitte pour une légère blessure. Mohammed Seghir, voyant que Casimir Fabre a baissé la tête, frémit, car il le croit mortellement touché. Es-tu blessé? s'écrie-t-il. Non, non, ne crains rien, la blessure n'est pas grave. Un rayon de joie éclaire le visage de Mohammed qui conseille à son ami de reprendre haleine. Après deux minutes de repos, Casimir Fabre saisit ses armes et continue la lutte avec une ardeur sans égale, Les assiégeants enfoncent la porte cochère qui donne dans la cour des bestiaux. Une partie de la porte de la chambre à coucher est brisée; un des rebelles tâche d'entrer, Fabre l'abat d'un coup de feu à la poitrine; un autre le suit et essaye de détacher les chevaux, il tombe aussi grièvement blessé. Pour empêcher les autres de pénétrer, Fabre tire de temps à autre dans la direction des brèches que l'on a faites.
Plusieurs révoltés tentent d'enlever les cadavres de leurs compagnons, mais Fabre et Mohammed Seghir, qui veillent, tuent quelques-uns de ces audacieux; les autres, épouvantés, prennent la fuite et vont rejoindre leur chef qui, exaspéré par l'échec subi, leur reproche d'avoir lâchement reculé devant un Roumi et un traître. Ahmed-Bey organise une nouvelle attaque. Les insurgés, rendus furieux par les paroles de leur chef, s'élancent avec impétuosité contre la ferme; mais nos deux héros redoublent d'activité, de vigilance et soutiennent le combat avec l'ardeur et le courage des soldais de Léonidas. Le sang de l'ennemi coule à flots.
Enfin, vers quatre heures du matin, les rebelles voient arriver au grand galop une bande de cavaliers qu'ils croient avoir été envoyés contre eux par les autorités. Ils cessent le feu et battent en retraite, la rage au coeur.
Les nouveaux venus sont les parents, les amis de Mohammed Seghir, qui accourent, attirés par les détonations et les flammes des meules. Ils appellent Mohammed Seghir avec angoisse, ne sachant s'il est vivant ou mort. Mohammed Seghir et nos compatriotes, tout joyeux de voir l'ennemi en fuite et du renfort leur arriver, répondent à leur appel et les invitent à approcher. Fabre, Lousleau et Mohammed Seghir vont trouver la famille Pérot. Dieu soit loué! Personne ne manque à l'appel; on s'embrasse avec effusion; on se félicite en versant des larmes, on entoure les deux héros en poussant des vivats enthousiastes. L'âme si fortement trempée de Fabre ne peut résister plus longtemps à la fatigue causée par les efforts surhumains qu'il a faits; son corps est ruisselant de sueur, ses doigts sont brûlés par les canons du fusil; ses genoux écorchés fléchissent; il tombe sans connaissance dans les bras de ses amis. Tous s'empressent; en un instant, toute la gaieté est tombée, on craint pour la vie de cet homme si courageux, mais des soins empressés lui sont prodigués et, au bout de vingt minutes, il revient à lui.
Chez les Pérot, les assaillants ont seulement enlevé les bestiaux.
Les alentours de la ferme sont couverts d'armes. de vêtements ensanglantés, de quelques cadavres d'hommes et de bêtes. On ne peut savoir exactement à combien s'élève le nombre de morts et de blessés, car presque tous ont été emportés dans des filets par l'ennemi.
Quelques-uns affirment que les pertes subies par les rebelles sont considérables; ils les évaluent à 30 morts et 40 blessés.
Fabre, n'ayant plus que treize cartouches, conseilla à ses amis de le suivre chez Mohammed Seghir, qui leur offrait un refuge; tout le monde accepta. La caravane se mit donc en route et alla se cacher derrière une montagne des environs, où elle passa vaillamment deux jours et deux nuits.
Quand Ahmed-Bey apprit que les Roumis étaient encore sous la protection de Mohammed Seghir, il envoya à ce dernier un émissaire pour lui proposer de livrer Fabre en échange du cheikh Embarek. Mohammed Seghir fit au chef des insurgés cette admirable réponse: Tu auras les Français, et surtout Fabre, lorsque toi et les tiens aurez fait fouler mon corps par les pieds de vos chevaux. Fabre lui répondit par le mot de Cambronne.
Dès son arrivée au Djebel Lahmar (montagne rouge), notre héros avait demandé des munitions à Saint-Arnaud et fait connaître à l'autorité sa situation dangereuse et la lutte terrible qu'il venait de soutenir avec succès contre l'armée d'Ahmed-Bey.
Le capitaine du bureau arabe de Sétif, prévenu aussitôt, envoya immédiatement un goum de cent cavaliers, commandé par El Hanachi Ben Slimane, caïd des Eulmas. Celui-ci rejoignit promptement nos compatriotes et les conduisit à Sétif.
Le commandant du bureau arabe s'empressa d'annoncer cette nouvelle aux chefs d'une petite armée forte de 300 Sétifiens et organisée dans le but d'aller délivrer les braves colons des Ouled--Sallem.
Lorsque ceux-ci arrivèrent à Sétif, la population ravie d'admiration pour leur brillante conduite les acclama et l'intrépide Casimir Fabre fui porté en triomphe par ses nombreux amis aux cris de Vive la France, vive Fabre!
La défense héroïque de Beïda-Bordj avait produit sur les Indigènes une impression profonde et durable.
Chose rare, un grand marabout composa sur Fabre une chanson, presque une épopée: Le lion français de Beïda-Bordj. Les Arabes la chantent encore aujourd'hui.
Texte adressé par la petite-fille de M. Casimir Fabre.
(Revue Ensemble N° 208, pages 83-85, Juillet 1997) |
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