LA RUE DES PRES SALES
Cette rue elle prenait sa maigre source au cœur de la Colonne Randon, que c'était en même temps le nom du quartier et le nom de la statue qu'elle s'élevait dans la grande avenue Garibaldi, ;cette avenue et la rue Sadi Carnot qu'elles étaient aussi grandes et parallèles elles formaient les deux artères principales de ce quartier du peuple. On se demande ce que Randon, ce Maréchal de France de la monarchie de Juillet, il venait faire entre Garibaldi, notre ancêtre glorieux, chef des Chemises rouges et ce Carnot Sadi, ancien président de la République française. Les maires des villes ils baptisent les rues en tort et à travers, sans considération d1listoire et d'opinions politiques! Bien sûr, si tu fouilles bien, tu apprends que Randon, il était aux côtés de Bugeaud, dans la conquête de l'Algérie, mais qui c'est qu'il avait retenu son nom ? D'ailleurs les habitants du quartier, ils disaient pas:
- J'habite à la Colonne Randon
mais
- J'habite à la Colonne.
Le terrain de la rue des Prés Salés où mes parents ils ont bâti leur première maison, il était à la limite du plus grand bidonville arabe, un ghetto que les Européens ils évitaient de fréquenter. La maison elle était simple, mais son petit jardin de la façade, il s'offrait le luxe d'un bananier exotique qu'il donnait des fruits modèles réduits. En face, de l'autre côté de la rue, la fabrique de tabac des frères Alban, elle nous coupait la vue qu'elle méritait pas d'être vue. Sur le mur de la fabrique, une encoche et la date 1910 elles rappelaient la plus forte inondation qu'elle avait noyé le quartier. Sur une maison d'à côté, une plaque elle disait qu'Isabelle Eberhardt elle était passée par là dans son " désir d'Orient ". Tous les Français ils savaient qu'Isabelle elle s'était convertie en musulmane et qu'elle s'était acoquinée à un Arabe ; à cause de ces déviations de moralité personne il jetait un oeil sur cette plaque qu'elle était une insulte aux bons chrétiens de Jésus Christ.
En compensation de sa pauvreté des maisons et de ses habitants, ce quartier il était riche d'histoire et des moustiques qu'ils revenaient en rangs de bataille reprendre les terres à marécages que la pacification française elle les avait dépossédés.
Je sais très bien que ces lieux et ces noms, ils ont pas d'intérêt pour vous; pour moi ils se bercent dans ma mémoire et ça me donne du chaud au cœur de les écouter même si ça vous chante pas.
Attends un peu ! je mets le casque à infrarouge pour pas troubler votre ambiance environnante. C'est mieux pour vous que je m'écoute, à la sourdine, en chien galeux que tout le monde il s'écarte, ma petite musique du temps de dans le temps, qu'elle est pas faite pour les profanes contemporains.
L'AVENUE GARIBALDI
L'Avenue Garibaldi, c'était un échelon au-dessus de la rue des Prés Salés dans l'échelle des résidences. Des deux côtés de l'Avenue, ils s'élevaient des immeubles de trois ou quatre étages que des ouvriers ou des petits employés, ils louaient. Les balcons qu'ils donnaient sur l'avenue, ils étaient décorés du beau linge multicolore qu'il séchait au soleil; le linge plus mal en point, on l'étendait du côté cour. D'un bord de l'avenue à l'autre, au bout d'un certain temps, à se voir au balcon, on finissait par se connaître, à se sourire, à se parler, même à se fréquenter. On se parlait de balcon à balcon ; si on voulait échanger une confidence avec la voisine d'en face, on mettait une main ouverte devant sa bouche, pour que les secrets ils s'égarent pas sur le côté. C'était surtout le soir, quand on prenait le frais, que les voix elles allaient d'une rive à l'autre de l'Avenue. Le linge étendu au balcon, les voix qu'elles reliaient les appartements en vis-à-vis, c'étaient les guirlandes de fête des peuples des pays en soleil.
Quand mes devoirs, ils étaient terminés, je me mettais au balcon ; je regardais, en dessous, sur les trottoirs, les adultes qu'ils passaient en arrêtant pas de parler. Je me demandais, de quoi ils pouvaient bien parler, aussi longtemps. Quand tu as pris et que tu as donné des nouvelles de la santé de la famille, des morts qu'elles sont encore fraîches , il reste plus rien à dire. Tous ces gens, qu'ils allaient et venaient sur le trottoir, ils remuaient du vent pour rien.
Sur ce balcon de l'Avenue Garibaldi, j'ai reçu mon baptême des manifestations politiques. Les périodes des élections elles déclenchaient des gros bouillonnements populaires. De balcon à balcon, on parlait des candidats et de leur programme, mais chacun il gardait en secret à qui il donnait sa voix. Avant le vote, les masses elles remplissaient l'avenue jusqu'au bord et elles scandaient à tue-tête le nom du candidat qu'elles soutenaient.
Faut signaler qu'on votait au suffrage universel ; ça veut dire que la République coloniale elle accordait ses bulletins de vote à tous les Français : les Français de souche, de filiation, de naturalisation, sauf les Arabes bien entendu qu'ils recevaient le droit de vote quand ils avaient versé leur sang pour la Patrie française, sauf aussi les femmes qu'elles avaient pas le droit d'expression électorale, vu que de Gaulle il leur avait pas encore ouvert le chemin des urnes par une faiblesse de Constitution.
Tous ces suffrages universels, malgré ces restrictions mentales, ça faisait beaucoup du monde, qui de droite, qui de gauche. Le soir des résultats, tous ces Français qu'ils avaient accompli comme de droit leur devoir de citoyens, ils remplissaient l'avenue Garibaldi à ras bord, par la volonté du peuple et par la force de leurs opinions.
Deux hommes ils se sont plusieurs fois disputé la mairie de Bône. Je cite pour la grande Histoire, leurs noms authentiques, bulletins de naissances et archives municipales à l'appui : Pantaloni, la pédale douche à gauche et Fada l'accélérateur au plancher de la droite.
La mode des banderoles et des pancartes, elle était pas encore lancée. A Bône on avait mieux. Dans la nuit des résultats qu'elle était toujours chaude, dans la lumière des pétards qu'ils éclataient, des lampions qu'ils valsaient dans la houle, la cohue hurlante elle occupait toute la largeur de l'Avenue Garibaldi et elle s'étirait à perte de vue.
En tête du premier rang, deux hommes ils brandissaient un énorme saucisson factice, bien raide, en carton pâte. En bonne mystique Bônoise, le saucisson il était le symbole phallique de la raclée électorale que l'adversaire il avait prise. Sur l'air des lampions, la liesse en délire des vainqueurs, elle martelait:
- Saucisson, pour Fada ... Pantaloni à la Mairie.
Les partisans de Fada ils expliquaient à ceux qu'ils voulaient bien l'entendre :
- C'est normal qu'il " soye " passé: Comme tous les Corses, Pantaloni il a fait voter les morts.
Les Pantalonistes ils répliquaient du tac au tac :
- Avec tout son pognon, Fada, il a payé ses électeurs ; il a quand même pris son saucisson. Y a toujours une justice.