Augustin ! A ce nom seul, qui rappelle l'alliance Sublime du génie., de la Science, de la sainteté et de l'éloquence, on se sent pénétré de respect et d'admiration. Ce nom vaut mieux que tous les éloges ; il les renferme tous ; il est au-dessus de toutes les louanges, et renouvelle toutes celles dont les panégyristes, les écrivains sacrés et profanes, les souverains pontifes, les conciles et l'Eglise toute entière, n'ont cessé depuis quatorze siècles de combler le grand évêque d'Hippone. Ce nom, inscrit a tant de titres dans les fastes de la gloire, rayonnera toujours parmi les noms immortels, comme les astres de première Grandeur que l'astronome distingue dans le ciel parmi tous leurs rivaux.
Parfait modèle de pénitence, glorieux et athlète de la foi, terreur et fléau des hérétiques, miroir éclatant de toutes les vertus chrétiennes et épiscopales, prodige de science et de génie, et, pendant plus de quarante ans, la lumière de l'Eglise dont il est encore, tel Augustin va nous apparaître dans sa vie, que nous commençons en invoquant l'Esprit saint, afin qu'elle serve à l'édification et au salut de ceux qui la liront.
Augustin naquit le 13 novembre 354, à Tagaste en Numidie, et , par conséquent, en Afrique; cette petite ville était peu éloignée d'Hippone.
Sa Famille était honnête, mais peu riche. Il dit quelque part, dans ses œuvres, qu'un habit magnifique pouvait peut être convenir à un Evêque, et non pas à Augustin, c'est-à-dire, à un homme pauvre, et né de parents pauvres. Patrice, son père, qui avait plus de courage que de fortune, et qui était aussi bon que violent, adorait les dieux du Capitole; mais Monique, Sa mère, adorait celui (lui Calvaire. A Force de larmes, de prières, elle sut faire de son époux un chrétien. Il reçût le baptême quelque temps avant sa mort. Augustin avait un frère nommé Navigius , qui laissa des enfants, et une sœur qui se consacra à Dieu dans la solitude. La jeunesse de ce grand homme ne fut pas édifiante : c'est de lui-même que nous l'apprenons. Cependant, s'il avoue ses misères et ses désordres, ce n'est point comme le sophiste de Genève, pour faire l'apologie du vice et s'écrier ensuite . « Nul n'est, meilleur que moi ! ". C'est, au contraire, pour s'humilier, pour déplorer son aveuglement, exalter les richesses infinis de la miséricorde divine, et instruire les autres par son exemple, en leur découvrant les pièges et les écueils auxquels on est exposé dans la vie.
Dans, le premier livre de ses Confessions, il adore l'incompréhensible majesté de Dieu, et le remercie de tous les biens dont il l'a comblé, surtout de lui avoir donné un corps et une âme, et d'avoir si constamment pourvu à tous ses besoins, sans exiger autre chose qu'un peu de reconnaissance, qui lui fit bénir son nom: " Seigneur, s'écrie-t-il, j'implore de votre miséricorde la permission de vous parler. Que suis-je devant vous pour que vous daignez me faire un commandement exprès de vous aimer, sous peine de votre colère, et de tomber dans une horrible misère, comme si ce n'en était point une assez grande de ne point vous aimer! " Il confesse avec douleur qu'il a commencé à offenser Dieu dans un âge qu'on appelle, à tort, âge de l'innocence. " J'étais si petit alors, dit-il, et déjà un si grand pécheur!" C'est, selon lui. Une coutume pernicieuse d'excuser, comme on le fait, ce qu'il y a de répréhensible dans les enfants. Cette molle complaisance ne peut que développer en eux des habitudes criminelles, au lieu qu'en employant à propos quelque correction sensible, on pourrait étouffer dans leur cœur le germe de toutes les mauvaises passions. Cependant il faut se garder d'une excessive sévérité; le respect et la tendresse filiale valent mille fois mieux que la crainte servile.
La mère d'Augustin, qui l'avait mis au nombre des catéchumènes, en formant sur lui, selon l'usage, le signe de la croix, et en lui mettant du sel béni dans la bouche, l'instruisait, avec soin des mystères de la religion, et lui enseignait à prier. Il raconte qu'il se servait alors, de sa langue bégayante pour demander à Dieu de n'être point fouetté à l'école, et que souvent il lui arrivait de n'être point exaucé, parce que, cédant à la paresse, il lisait moins, ou écrivait moins qu'il ne devait : « Car, Seigneur, continue-t-il, je ne manquais ni d'esprit. ni de mémoire ; et votre bonté a voulu que j'en eusse assez pour cet âge. Ce qui me manquait c'était l'amour de l'étude, banni de mon cœur par la passion du jeu qui me possédait, et était la première cause des châtiments qu'on m'infligeait. Cependant, ceux qui punissaient en moi cette passion, une passion semblable les possédait; car les niaiseries des hommes passent pour des affaires importantes, et celles des enfants sont punies par ceux-là mêmes qui les imitent, sans que nul ait pitié de ces pauvres petites créatures, ni des hommes, qui sont encore plus enfants. »
Surpris, comme il fréquentait les écoles de Tagaste, d'un mal d'estomac violent, et d'un étouffement soudain , il demanda le baptême. Mais tandis qu'on préparait toute chose pour cette cérémonie, il se trouva tout à coup hors de danger. Sa pieuse mère, qui prévoyait pour son fils une jeunesse orageuse, crut qu'il était sage d'ajourner la réception d'un sacrement où il devait recevoir, avec la grâce de la régénération, le pardon de toutes ses fautes, de peur qu'il ne fut trop prompt à souiller son innocence. Ce motif est improuvé par saint Augustin lui-même, et l'Eglise est entrée dans les vues du saint docteur, en ordonnant que les enfants fussent baptisés aussitôt après leur naissance.
Patrice , qui était idolâtre rêvait la gloire et les honneurs pour son fils Augustin, et était charmé, de ses dispositions pour les lettres. Il désirait beaucoup qu'il y devint habile.; Sainte Monique le désirait aussi, mais pour un autre motif : elle espérait,. et l'avenir devait justifier ses espérances , que l'étude le ramènerait un jour à Dieu. Autant il avait eu de peine à apprendre à lire, à écrire et à compter, autant il montra d "ardeur pour les belles lettres, à cause des fables et des fictions poétiques, pour lesquelles il était passionné. C'était ce qui le faisait passer aux yeux de ses maîtres pour un enfant de grande espérance. « Cependant, y avait-il rien de plus impur et de plus corrompu que moi? Dit ce Grand docteur. L'amour du jeu, la passion violente des spectacles, et le désir d'imiter ensuite, et de représenter les niaiseries que j'avais vues, me portèrent à tromper mon précepteur, mes maîtres, mon père et ma mère par un nombre infini de mensonges. Je dérobais aussi plusieurs choses à la maison, et sur la table de mon père, ou pour satisfaire mon intempérance, ou pour avoir de quoi donner, aux enfants, qui me vendaient ainsi je plaisir de jouer avec eux, quoi qu'ils n'en eussent pas moins à jouer avec moi.
Souvent j'usais, de surprise et de tromperies pour remporter le prix, et comme une espèce de victoire dans ces jeux, tant j'étais possédé du vain désir d'avoir toujours l'avantage sur les autres. Cependant, tout en les trompant de la sorte, je ne pouvais pas souffrir qu'ils me trompassent de même. Quand je les y avais surpris, je criais contre eux et les accablais de reproches et d'injures. Si, au contraire , c'étaient eux qui, m'y surprenaient, au lieu de céder, je me mettais en colère. Est-ce, donc là cette prétendue innocence des enfants ? Il n'y en a point en eux, Seigneur, non, il n'y en a point, ô mon Dieu ! c'est pourquoi, encore aujourd'hui, je vous demande pardon d'avoir été du nombre de ces innocents. ». Il raconte. qu'un jour, avec une troupe d'enfants, il déroba des fruits, uniquement pour faire le mal; car ces fruits n'étaient, pas bons à manger. « Je prenais plaisir, dit-il encore, à connaître la vérité ; je ne pouvais souffrir que l'on me trompât ; ma mémoire était facile et fidèle ; je m'étudiais à bien parler; j'étais sensible à l'amour qu'on me témoignait; je fuyais la douleur et surtout le déshonneur et l'ignorance. Mais mon dérèglement venait de ce que je recherchais les plaisirs, les grandeurs et la vérité, non dans le Créateur, mais dans les créatures; et je tombais ainsi dans le trouble et dans l'erreur. ».
La langue latine, qu'il avait apprise en jouant avec ses nourrices, lui était parfaitement connue; mais il n'en était pas de même de la langue grecque, pour laquelle il eut dans son enfance la plus grande aversion. Ainsi il ne pouvait donc point goutter les beautés Homère. En revanche, les poètes latins faisaient ses délices ; il les apprenait par cœur, et s'accuse d'avoir rempli sa mémoire des aventures d'Enée, tandis qu'il oubliait ses propres erreurs. Il se reproche aussi d'avoir donné des larmes à la mort de Didon, tandis qu'il ne songeait point à pleurer la perte de Dieu. Cependant il retira de très grands avantages de la lecture des poètes. En colorant son style, il développa certaines facultés de son esprit, surtout celle de l'invention, qui fait les génies créateurs; il lui dut aussi, du moins en partie, cette sublimité de pensées, et surtout d'expressions, qui élève la nature au dessus d'elle-même, cette élégance, cette grâce dans les moindres détails, ces traits hardis, et ces images vives et pittoresques, qui le caractérisent.
Dans ces Confessions, il demande encore pardon à Dieu d'avoir trop aimé l'étude, d'avoir abusé de son esprit, et d'avoir recherché avec passion les applaudissements des hommes, qu'il compare au vent et à la fumée! Il condamne l'extravagance des hommes de lettres qui ont moins peur de pécher contre Dieu que contre la langue, et l'aveuglement de certains orateurs si attentifs à bien parler, mais qui ne se font aucun scrupule de déchirer en présence des juges la réputation de leurs ennemis. Il dit que, entraîné par ces exemples, il craignait plus de laisser échapper une faute contre la grammaire, que de se rendre coupable d'envie, et de tromper ses parents ses maîtres par le mensonge.
Voilà ce que saint Augustin nous apprend de lui-même jusqu'à la seizième année de sa vie. Alors il quitta les écoles de Madaure, où il était allé étudier la poésie les belles lettres, et revint dans la maison paternelle. Malheureusement l'oisiveté l'y attendait, et avec elle tous les vices qu'elle traîne à sa suite. Tandis que l'on complimentait Patrice sur les sacrifices qu'il faisait pour l'éducation de ses enfants, tandis que ce père trop peu sévère préparait l'argent nécessaire pour envoyer son fils dans les écoles de Carthage, Augustin, oisif et désœuvré, lisait les comédies de Térence, fréquentait le théâtre, se liait avec les libertins de Tagaste, et s'inoculait ainsi le vice impur qui ne tarda pas à régner honteusement dans son cœur. Dés lors, il n'eut plus d'ardeur que pour le plaisir, et s'abandonna à toute l'impétuosité de ses passions. Mais son père s'inquiétait peu qu'il restât vertueux, pourvu qu'il devînt éloquent. Comment ne comprenait-il pas qu'il faut occuper la jeunesse, que l'inaction, énerve les forces de l'âme, et que, affaiblissant chaque jour les bonnes habitudes, souvent elle détruit en peu de temps le fruit de plusieurs années d'application et de travail? Vainement Monique avertissait-elle son fils, et s'efforçait-elle de le retenir sur la pente où il glissait, ses paroles n'étaient point écoutées. « Je traitais, dit-il, ses avertissements de discours de femme, auxquels j'aurais eu honte de déférer. 0 mon Dieu! c'étaient vos propres avertissements que je dédaignais .. Ma mère était l'organe dont vous vous serviez pour me faire entendre votre voix, et c'était vous que je méprisais en elle. Mais j'ignorais tout cela, et je courais dans le précipice avec un tel aveuglement, que j'avais honte d'être moins corrompu que mes camarades, lorsqu'ils faisaient devant moi le détail de leurs infamies; en sorte que je me portais au mal, non seulement par le plaisir de le faire, mais encore pour pouvoir m'en vanter.»
Telles étaient les tristes dispositions dans lesquelles se trouvait le jeune Augustin, lorsqu'au commencement de la dix-septième année de son âge, vers l'an 370, il se rendit à Carthage pour y étudier la rhétorique. Il tint bientôt le premier rang dans son école, car la plaie que le vice lui avait faite au cœur n'avait point étouffé son génie. Mais ses succès augmentèrent encore son ambition et son orgueil. Cependant, de tout cela il résulta un bien ; car l'amour du travail, qui se ranimait dans son cœur, servit de contrepoids à toutes ses passions. Le désir de se distinguer lui inspira une telle ardeur pour l'étude, qu'il était obligé de se faire violence pour la quitter. Lancé au milieu du petit monde des écoles, qui n'est pas le moins dangereux ni le moins turbulent, s'il n'imita point l'insolence et les scandaleux excès de ceux qu'on appelait les destructeurs, car ses ennemis mêmes reconnurent plus tard qu'il avait toujours aimé l'honnêteté et la décence jusque dans ses dérèglements, il n'imita que trop leur libertinage. Il se permit tout ce qu'il pouvait se permettre sans se déshonorer aux yeux du monde, dont il suivit sans scrupule les plus coupables usages. « O funeste torrent de la coutume! s'écriait-il après sa conversion, malheur à toi ! Qui peut te résister ? Ne tariras-tu jamais ? " Les spectacles, pour lesquels il était passionné, en lui retraçant les tristes images de ses misères, attisaient encore les feux dont il était déjà dévoré, et augmentait sa corruption. Il prit une concubine qu'il ne quitta qu'en 385, lorsqu'il se convertit à Milan. Il la renvoya alors en Afrique, où elle fit vœu de continence. Combien pourraient dire comme lui: « A peine fus-je ravi de me voir lié par les nœuds de l'amour que je me sentis aussitôt déchiré par les jalousies, soupçons, les craintes, les colères, les dépit, comme par autant de verges de fer toutes brûlantes, » Son humilité lui fait confesser publiquement des choses dont l'aveu secret aurait auparavant singulièrement coûté à son orgueil. Il s'accuse d'avoir, un jour de fête, donné dans l'église un rendez-vous infâme dont il fut puni; mais il ne dit pas comment. Bien des années après, prêchant à Carthage. Il avouait que c'était principalement dans cette ville qu'il avait mal vécu, et s'était montré l'ennemi de toute sorte de bien.
Son père étant mort en 370, sa. mère continua de l'entretenir dans les écoles. Les études de rhétorique, telles qu'on les faisait, alors, l'ayant amené à lire un ouvrage de Cicéron, intitulé, Hortensius, une demi conversion commença à s'opérer en lui. Cet ouvrage était une exhortation à la philosophie; Augustin en fut vivement touché, et sentit battre dans son cœur, avec le mépris des richesses et des honneurs, un désir ardent de chercher la sagesse C'est ainsi qu'il commençait à se lever pour retourner à Dieu. Une chose lui déplaisait dans l'Hortensius de Cicéron, qu'il lisait du reste bien plus encore pour la pensée que pour le style, c'était de n'y point trouver le nom de Jésus-Christ: ce fut ce qui le décida à lire l'Ecriture sainte: mais de même qu'un homme habitué à la bonne chère, ne s'accommode point d'une nourriture forte et sans apprêts, son goût, blasé par les vaines délicatesses de la parole profane, trouva insipide l'austère simplicité de la parole de Dieu. D'ailleurs, son orgueil l'empêcha d'en pénétrer les sens mystérieux et profonds. Plus occupé désormais de la recherche de la sagesse que du soin de s'élever aux honneurs, il lut à vingt ans le livre des Catégories d'Aristote, que lui avaient vanté ses maîtres, et l'entendit aussi bien que ceux à qui on l'avait longuement expliqué dans les écoles. Cette lecture, qui lui fit placer Dieu dans la catégorie de la substance, lui devint funeste en ce qu'il raisonna de ce grand Etre comme s'il eut été corporel : ce qui ne contribua pas peu à le jeter dans l'hérésie des manichéens, où il tomba peu de temps après. Cependant, la principale cause de sa chute fut l'impureté, ce vice honteux qui ravale l'homme au-dessous de la brute, et dont le propre est d'aveugler l'esprit, d'endurcir le cœur, de faire perdre le goût des choses spirituelles, d'éteindre jusqu'au, flambeau de la raison, et de pervertir la volonté et toutes les autres facultés de l'âme., lorsqu'il ne les dévore pas entièrement. Ce fut là surtout ce qui le retint pendant neuf ans entiers dans le piège que les disciples de Manès avaient tendu à son orgueil, en lui promettant des démonstrations sur chaque chose qui devait lui être montrée dans sa nature, et en se moquant de ceux qui reconnaissaient l'autorité de l'Eglise. Selon eux, la foi était une faiblesse et la crédulité l'effet d'une ignorance stupide. Ainsi raison-nent encore nos philosophes, et cependant que ne croient-ils pas ! Les insensés ! ils périraient, s'ils ne croyaient pas ! Qu'êtes vous, ô hommes, pour élever ainsi la faible lumière de votre raison qui scintille à peine, et vouloir éclipser la grande lumière de Dieu? Commencez par éteindre les passions qui fument au fond de votre cœur et font monter de là un nuage épais à travers lequel il ne vous est plus donné de voir, et vous comprendrez alors, avec ceux qui ont le cœur pur et qui voient Dieu sans peine dans toutes ses révélations vous comprendrez, dis-je, que le dépôt des vérités surnaturelles n'a pas dû être laissé à la merci de chaque homme, qui trop souvent a des raisons de le nier et de le méconnaître ! La raison même vous montrera combien il est souverainement raisonnable de croire au témoignage de Dieu manifesté par l'Eglise; surtout lorsque tant d'oracles accomplis, et un passé de dix-huit siècles nous répondent si éloquemment de l'avenir. « Vous pouvez m'en croire, disait saint Augustin après sa conversion, que je vous parle du respect avec lequel nous devons recevoir ce que nous apprennent les saintes Ecritures; car je ne vous le dis qu'après avoir été autrefois trompé par les hérétiques, lorsque, jeune encore, je voulus examiner avec subtilité le dépôt de la parole divine, avant d'en avoir pieusement demandé l'intelligence... J'étais assez hardi, pour chercher avec orgueil ce qu'on ne peut trouver que par l'humilité. Insensé que j'étais ! J'ai quitté le nid, me croyant capable de voler, mais lorsque je croyais m'élever sur mes faibles ailes, je me suis tout à coup trouvé par terre ! »
Lorsque dans le monde moral un génie tel qu'Augustin tombe dans des erreurs aussi monstrueuses que celles du manichéisme, mélange informe de christianisme, d'idées païennes et de notions empruntées aux mages de la Perse, il est rare qu'il tombe seul; c'est comme une grande ruine, et tout ce qui tient à lui est ordinairement entraîné dans sa chute. Ce fut ainsi que Honorat, Romanien, son bienfaiteur et soit hôte, Alype et plusieurs autres suivirent leur illustre ami dans les rangs des manichéens. Augustin, possédé de je ne sais quel fanatisme de l'erreur, disputait en toute rencontre et abusait des ressources de son esprit contre les catholiques. Il s'élevait contre la foi, ainsi qu'il le dit lui-même, avec un débordement de paroles aussi misérable que plein de fureur. Les victoires qu'il semblait remporter malheureusement sur les orthodoxes amenaient chaque jour de nouvelles défections et ne faisaient que le passionner davantage pour des opinions dont la vérité ne lui était rien moins que démontrée, mais qu'il désirait trouver vraies. Cependant, s'étant aperçu que ses nouveaux maîtres étaient beaucoup plus forts à l'attaque qu'à la défense, il résolut de les suivre avec précaution, et refusa d'être compté au nombre de leurs élus; il resta toujours parmi les auditeurs.
Les principales questions qui l'embarrassaient, et auxquelles les manichéens promettaient une solution avaient rapport à l'origine du mal et à la difficulté de comprendre ce que c'est qu'un esprit. Mais est-il plus facile de comprendre ce que c'est un grain de sable ? Au reste, ceux qui devaient tout lui expliquer finirent par lui persuader des choses assez inexplicables. D'absurdités en absurdités, car c'est toujours ainsi que l'on va quand on est une fois engagé dans les voies de l'erreur, ils le conduisirent au point de croire que, quand on cueillait une figue, la figue et l'arbre, qui était sa mère, versaient des larmes de lait, et que si quelqu'un de leurs saints ou de leurs élus mangeait cette figue, sans avoir participé au crime qu'il y avait à la cueillir, les particules des bonnes intelligences ou plutôt de la Divinité qui y étaient captives recouvraient la liberté. Voilà pourtant où conduit naturellement l'incrédulité, c'est-à-dire à la crédulité la plus extrême, en sorte qu'on ne comprend pas comment à tant d'orgueil peut se joindre tant d'humiliation. Laissons parier saint Augustin lui-même : « Je trompais, dit-il, les autres en public par ce qu'on appelle les belles lettres, et je les trompais aussi en secret par ce que j'appelais faussement la religion. Mon orgueil agissait en l'un, ma superstition en l'autre, et ma vanité en tout. D'une part, je brûlais d'un si grand amour pour la gloire et les louanges populaires, que je les cherchais jusque dans les applaudissements du théâtre, jusque dans les prix qu'on décerne à ceux qui l'emportent sur les autres en quelque ouvrage jusque dans ces ambitieux combats livrés pour des couronnes fragiles et périssables, jusque dans les niaiseries des spectacles et les dissolutions de la volupté. Et d'autre part, poussé par le désir d'être purifié de ces souillures, je portais des viandes à ceux que les manichéens appelaient saints ou élus, afin que, les ayant mangées, et les faisant passer dans leur estomac, ils en forgeassent ; comme dans une fabrique, des dieux, « des anges, pour me purifier de cette corruption. Telles étaient mes erreurs, telles étaient les actions ridicules que je faisais et que faisaient aussi mes amis, qui n'étaient pas moins trompés que moi, et qui l'avaient été par moi-même. "
A vingt ans, toutes ses études étant terminées, Augustin quitta Carthage pour retourner à Tagaste, sa patrie, où il ouvrit. une école de grammaire. Sa mère était dans la désolation. Elle versait des torrents de larmes, et demandait ardemment à Dieu de retirer son malheureux fils de l'hérésie détestable dans laquelle il était tombé. Toutes les personnes instruites qu'elle pouvait rencontrer, elle les conjurait de vouloir bien disputer avec lui pour le ramener à la vérité. Mais ceux qui avaient l'imprudence de le tenter ne résistaient pas longtemps à l'ascendant de son génie et étaient quelquefois entraînés avec lui dans l'abîme de l'erreur; d'ailleurs, tous éprouvaient que le jeune et ardent disputeur était trop rempli de je ne sais quelle folle présomption qu'inspire toujours une nouvelle hérésie, pour être susceptible de recevoir quelque instruction. Dans sa détresse, sainte Monique alla trouver un évêque, et le pressa d'entreprendre là conversion de son fils. Le sage prélat se contenta de lui répondre: « Allez continuez de prier pour lui; car il est impossible qu'un fils pleuré avec tant de larmes périsse jamais. » Elle reçut cette réponse comme un oracle du ciel, et tempérant sa rigueur, elle admit saint Augustin à sa table, où jusque-là elle n'avait pas voulu le recevoir, tant son hérésie abominable lui inspirait d'horreur. Dans le même temps elle eut un songe qui la remplit de consolation et d'espérance. Il lui sembla voir un jeune homme qui, après lui avoir demandé la cause de sa douleur, lui dit de prendre courage, parce que son fils était où elle était elle-même. Tout à coup elle vit Augustin à ses côtés. Son premier soin fut de lui raconter ce qui venait de lui arriver, « Ce songe, lui dit-il, signifie que vous serez un jour de mon sentiment. Cela est impossible, répondit-elle aussitôt; car il ne m'a pas été dit, considérez que vous êtes où il est; mais qu'il est où vous êtes. » Cette réplique fit sur lui une vive impression.
Vers cette époque, c'est-à-dire en 376, l'un de ses plus intimes amis, qui s'était fait manichéen à sa persuasion, étant tombé dangereusement malade, reçut le baptême dans un tourment où il était sans connaissance. Augustin s'étant permis quelques railleries relativement à ce baptême, lorsque le malade fut un peu revenu à lui, celui-ci lui dit avec fermeté que sort langage lui faisait horreur et qu'il le priait, s'il tenait quelque peu à son amitié, de vouloir bien parler autrement. Cet ami, qu'il aimait tendrement, étant mort en son absence peu de jours après, il en ressentit la douleur la plus vive; rien ne put le consoler. Jamais ami ne fut peut-être autant pleuré. Il lui arrivait de l'attendre et de le chercher encore des yeux; quelquefois il lui semblait qu'il allait venir; mais tout le lui rappelant sans pouvoir le lui rendre, il prit bientôt en haine des lieux où l'image de la mort lui semblait planer sur tout, et où chaque objet irritait sa douleur en lui retraçant quelque douloureux souvenir. Il sentit donc le besoin de s'éloigner, et retourna à Carthage, où ses anciens amis et les soins de l'ambition lui firent peu à peu oublier ses chagrins; car il était aussi attiré dans cette ville par le désir de paraître sur un théâtre plus vaste et plus digne de ses talents. II ouvrit une école de rhétorique où il s'attacha à enseigner avec simplicité tous les artifices de l'éloquence. Saint Alype, qui avait été sort élève à Tagaste, le fut encore à Carthage.
Comme il disputait un jour le prix de poésie sur un théâtre, un devin lui fit demander ce qu'il voulait lui donner pour lui assurer la victoire. Augustin, qui avait la magie en horreur, répondit que quand même il s'agirait d'une couronne d'or, qui devrait le rendre immortel , il ne voudrait pas que, pour la lui procurer, on fit seulement mourir une mouche. Il se passa donc du devin, et ayant rem-porté le prix selon sa coutume, il fut couronné par Vindicien , homme habile, qui était à la fois médecin, comte et proconsul. Mais il ne jugeait pas aussi sainement de l'astrologie judiciaire, pour l'étude de laquelle il était passionné. Nébride, l'un de ses amis, et Vindicien, dans la familiarité duquel il lie tarda pas à entrer, eurent beaucoup de peine à le dégoter de ses rêveries. Entre vingt-quatre et vingt-six ans, c’est-à-dire, en ce temps-là même, il écrivit un traité sur ce qui est beau et convenable en chaque chose. Cet ouvrage, qui ne nous est pas parvenu, comprenait deux ou trois livre; le saint lui-même ne s'en rappelait plus le nombre, lorsqu'il composait ses confessions.
Peu édifié des moeurs des manichéens, dont les élus se souillaient par toutes sortes d'abominations, il n'était guère plus satisfait de leur doctrine. Il commença, dés lors, à prendre en dégoût, et presque en pitié, les mille histoires bizarres que ces hérétiques débitaient sur les éléments , les Corps célestes et le système du monde. Cependant, comme on parlait beaucoup en Afrique d'un certain évêque manichéen, nommé Fauste, que ceux de sa secte élevaient jusqu'au ciel pour la science et le génie, Augustin brillait de pouvoir lui communiquer ses doutes, dans l'espérance que peut-être il pourrait les éclaircir; il parait qu’il l'attendait depuis neuf ans. Lors donc qu’il le sut arrivé à Carthage, il accourut à lui, mais il n'en tira rien, si ce n'est des phrases et de belles paroles. Ce manichéen n'était qu'un beau parleur, qui s'exprimait, avec plus de grâce et de facilité, mais qui ne savart rien de plus que les autres. Cette conférence acheva de dessiller les yeux du jeune rhéteur de Tagaste. Cependant, dégoûté du manichéisme, et ne trouvant rien de meilleur ou du moins qui lui parût tel, parce que ses préjugés contre la foi catholique l’empêchaient d'en juger sainement, il résolut d attendre avant de prendre un nouveau parti. II était dans sa vingt-neuvième année, alors qu'il se décida; il quitter Carthage pour se rendre à Rome, où les étudiants, plus réguliers, étaient un peu moins intraitables. II partit sans en prévenir Romanien, son bienfaiteur et son ami, dont il abandonnait les enfants confiés à ses soins. Il trompa même sa mère d'une manière indigne. Comme elle l’avait suivi jusqu’à la mer, désolée et en pleurs, s'opiniâtrant, dans l'excès de sa tendresse, à ne point le quitter, pour le forcer à retourner avec elle ou à la prendre avec lui, et comme il feignait vainement de vouloir seulement accompagner un de ses amis jusqu'à ce qu'il eut fait voile, la voyant toujours plus obstinée à le suivre, il la détermina, non sans peine, à aller passer la nuit dans une chapelle de Saint-Cyprien, qui était près du rivage. Mais pendant qu'elle y priait en versant des larmes, il s'enfuit secrètement, et partit cette nuit-là même. Un vent favorable l'eut bientôt poussé loin dit rivage, et lorsque sa mère y accourut le matin, elle le trouva désert. Après avoir donné un libre cours à ses plaintes et à ses gémissements, force lui fut de s'en retourner seule, tandis que les flots emportaient son fils à Rome. Cependant, il est faux qu'Augustin ait été obligé de quitter sa patrie, ainsi que ses ennemis le lui ont reproché plus tard, pour obéir à la sentence que le proconsul d'Afrique rendit alors contre les manichéens; car il était déjà à Milan, en 385, tandis que la sentence proconsulaire est de l'année 386.
Arrivé à Rome, il tomba dangereusement malade, et ne songea point, comme autrefois, a demander le baptême. « Si donc je fusse alors sorti de ce monde, disait-il plus tard, je serais inévitablement tombé dans les flammes et les supplices que j'avais mérités par mes crimes. » Mais Dieu lui rendit la santé, parce qu'il avait sur lui de grands desseins. Sort hôte, à Rome, était un manichéen ; car il n'était pas encore tout à fait désabusé des erreurs de cette secte. C'était ainsi qu'il aimait encore à se persuader par orgueil que ce n'était point lui qui péchait, mais quelque nature étrangère et mauvaise qui péchait en lui. Il avait alors de la foi catholique les plus étranges idées, s'imaginant, sur les rapports intéressés des sectaires, qu'elle consistait à croire en un dieu à figure d'homme, avec des membres et une forme humaine, en un mot, enfermé de toute part dans l'étroite circonférence d'un corps. Combien d'ennemis de notre sainte religion qui dédaignent ainsi ce qu'il, ne connaissent pas, et blasphèment ce qu'ils ignorent!
Augustin ayant ouvert une école de rhétorique à Rome, elle fut bientôt fréquentée par tout ce qu'il y avait de plus spirituel dans cette grande ville. Autant il se faisait admirer par sa science et ses talents, autant il se faisait aimer par la douceur de son caractère; cependant il ne tarda pas à se dégoûter de Rome, moins encore parce que sa supériorité dans la dispute éveillait contre lui l'envie, qu'à cause d'une mauvaise pratique qui régnait parmi les étudiants. Quoique moins turbulents, ils ne valaient guère mieux que ceux de Carthage. Ils se donnaient le mot entre eux, et abandonnant brusquement leurs maîtres, ils les laissaient ainsi sans élèves et sans salaire. Sur ces entrefaites , il arriva de Milan, où l'empereur Valentinien le Jeune tenait alors sa cour, des députés pour demander un habile professeur de rhétorique. Symmaque, préfet de Rome, qui était lui-même un grand orateur, cédant aux recommandations qu'il avait reçues pour saint Augustin, lui fit composer une harangue dont il fut satisfait, et l'envoya à Milan par les voitures publiques que fournissait l'empereur. Saint Ambroise était alors évêque de cette ville. Ces deux grands hommes devaient naturellement s'attirer, comme les corps célestes dans le ciel. Ambroise reçut Augustin avec la cordialité d'un frère et la charité d'un évêque. De son côté, Augustin fut charmé de faire la connaissance d'un homme aussi distingué, et qui jouissait de la plus haute réputation: Il allait souvent entendre ses discours , non pour y puiser la vérité, car il désespérait de la trouver jamais parmi les catholiques, mais pour s'assurer par lui-même si l'éloquence de ce grand évêque répondait à sa renommée. Il le trouvait plus solide, mais moins gracieux que Fauste le manichéen. Bien qu'il ne prétendit s'attacher qu'aux mots et à la forme du discours, cependant la doctrine pénétrait peu à peu dans son âme, et il commença dès lors à sentir qu'il y avait de fort bonnes raisons en faveur de ce qu'il avait rejeté jusqu'alors, et que les manichéens avaient tort de tant mépriser la loi et les prophètes, et de défigurer la doctrine catholique comme ils le faisaient. Cependant il restait toujours flottant et indécis; et cette perplexité le faisait même pencher pour le doute académique, qui consistait à ne voir partout que de simples probabilités, et, par conséquent, des incertitudes.
D'ailleurs, s'il désirait connaître la vérité, il désirait plus encore en ce temps-là acquérir de la réputation et des richesses, et former enfin dans le monde un établissement avantageux. Il était surtout déchiré par l'aiguillon de la gloire qui le pressait jour et nuit, et ne lui laissait aucun repos. Un jour, dans une rue de Milan, comme il préparait le panégyrique de l'empereur, qu'il devait prononcer devant le consul nouvellement élu, il vit avec surprise un mendiant qui paraissait fort joyeux. Portant envie à la joie de ce malheureux, tant il l'était lui-même : « Toutes nos folies, dit-il alors, en soupirant, à quelques amis qui l'accompagnaient, toutes nos folies ont pour but de nous procurer une satisfaction à laquelle nous ne parviendrons peut-être jamais, et dont ce misérable paraît jouir au moyen de quelques aumônes. Sa joie n'était pas réelle, disait-il encore plus tard; mais celle que l'ambition me faisait chercher, l'était-elle davantage?» II dit ailleurs, «que le temps et les expressions lui manquaient pour rendre le trouble intérieur où son âme était alors.» Il avait avec lui deux de ses anciens amis, Alype et Nébride, qui n'avaient point voulu se séparer de sa personne, et qui partageaient ses angoisses et ses incertitudes. « Nous étions, dit-il, tous trois pauvres et misérables, gémissant l'un avec l'autre, déplorant notre misère commune, et, dans la faim qui nous pressait, vous présentant, Seigneur, nos bouches ouvertes, afin que vous daignassiez les remplir de la nourriture céleste , après laquelle nous soupirions sans cesse... Nous nous disions mutuellement : Ne sortirons-nous donc jamais de ce misérable état? Nous répétions souvent cette parole; mais nous n'avancions rien, parce que nous ne trouvions encore rien de ferme et d'assuré en dehors des vanités qui nous avaient absorbés jusqu'alors.»
Un grand changement s'était déjà opéré dans l'esprit d'Augustin depuis son séjour à Milan. Quoiqu’Il n'eût pas de livres, ni d'argent pour s'en procurer, quoique ses occupations lui laissassent d'ailleurs très peu de temps; cependant il avait pu lire les ouvrages de Platon et de quelques-uns de ses disciples: et cette lecture lui avait été utile, en le faisant planer dans les hautes régions du spiitualisme. Sa mère, qui avait traversé les mers pour venir le rejoindre, le pressait constamment de se donner a Dieu. Peut-être l'aurait-il fait plutôt, s'il eut pu converser plus librement avec saint Ambroise, dont il goûtait de plus en plus les discours. Mais ce grand évêque était absorbé par les soins de son ministère. Lorsque Augustin allait le voir, il le trouvait quelquefois obsédé par une multitude de personnes. Souvent aussi, pénétrant jusque dans sa chambre, qui n'était jamais fermée, il le trouvait qui lisait; alors il s'asseyait, et restait longtemps en silence; puis il se retirait sans lui avoir parlé, craignant d'abuser du peu de temps qu'il avait à lui. Ou bien, s'il lui parlait, c'était de choses qui pouvaient se dire en peu de mots, comme lorsqu'il le consulta de la part de sa mère sur le jeûne du samedi; car pour lui ces choses l’embarrassaient peu. «Quelquefois, dit-il, il se réjouissait avec moi de ce que j'avais une mère telle que Monique; mais il ne savait pas quel fils elle avait en moi; il ignorait que je doutais encore de toutes les vérités de la religion Catholique, et même de la possibilité de trouver le chemin de la véritable vie.»
Cependant les livres des platoniciens, tout en lui donnant des idées plus justes sur Dieu, et, en général, sur les substances spirituelles, ne le satisfaisaient pas. Il remarqua qu'ils nourrissaient son orgueil par la contemplation d'une fausse sagesse, mais ne touchaient pas à ses vices, et ne lui apprenaient pas à secouer sa propre misère. Il y était bien parlé du Verbe, mais n'y trouvant rien touchant ses abaissements et son incarnation, et, par conséquent, touchant le mystère de la Rédemption de l'homme, il se prit à lire le Nouveau Testament, surtout les Épitres de saint Paul. Moins frivole alors qu'il ne l'avait été, la rudesse du langage ne le rebuta plus comme autrefois; cette lecture eut même pour lui beaucoup d'attrait. Il était ravi de voir les rapports admirables qui unissent l'Ancien et le Nouveau Testament. Le ciel lui apparaissait déployé dans toute sa magnificence, et la voie par laquelle on y arrive se dessinait devant lui. Il apprit enfin le secret de ce qu'il ressentait depuis longtemps, qu'il avait dans ses membres une loi opposée à celle de l'esprit, dont la grâce seule pouvait le faire triompher. Enfin, celui qui se nomme le dernier des apôtres lui parut infiniment plus sublime dans sa doctrine que tous ces philosophes orgueilleux qui se regardaient comme les plus grands des hommes. Il croyait dés lors que la véritable sagesse était dans le sein de l'Église catholique : mais il désespérait de pouvoir jamais la pratiquer; car il était encore enfoncé dans la fange du monde et des passions. Il venait de renvoyer en Afrique la femme avec laquelle il avait vécu jusque-là, pour contracter enfin une union légitime; mais obligé d'attendre deux ans, parce que la personne qu'il devait épouser n’était pas encore nubile, il n'en eut ni la force ni le courage, et reprit une autre femme. C'est ainsi que les mêmes maladies du coeur qui ont éloigné de la religion empêchent d'y revenir, alors même que tous les doutes sont dissipés et que la lumière a lui dans les ténèbres.
L'aigle enchaîné loin de la lumière et se débattant dans la fange sans pouvoir prendre l'essor, n'est qu'une faible image de l'agitation et des vains efforts que faisait Augustin, affamé de la vérité et de la lumière des intelligences, pour briser les liens indignes qui le retenaient dans la boue du vice et des passions. Il mordait sa chaîne et la caressait tour à tour. Le rayonnement du divin soleil brûlait son âme, mais ne pouvait fondre la glace de son coeur. Résolut d'en finir avec ces angoisses et ces incertitudes, il alla trouver le prêtre Simplicien, qui dirigeait saint Ambroise, à qui le pape Damase l'avait envoyé pour l'instruire, et qui fut depuis son successeur. C'était un saint et vénérable vieillard. Augustin s'ouvrit à lui, et lui raconta comment il avait lu les ouvrages de Platon et de ses disciples traduits par Victorin. Simplicien lui dit qu'il avait fort bien fait, et lui raconta de son coté comment il avait contribué à la conversion de ce même Victorin, professeur de rhétorique à Rome; comment ce savant homme, qui avait pour disciple la plupart des sénateurs, et à qui l'on avait élevé une statue dans le Forum, avait embrassé le christianisme sur la fin de sa vie. La crainte de déplaire à ses amis et aux sénateurs, encore idolâtres, l'avait quelque temps arrêté ; mais, encouragé par Simplicien, il avait tout bravé. Aprés s'être fait instruire, il avait reçu publiquement le sacrement de la régénération, et, lorsque Julien l'Apostat eut défendu aux chrétiens d'enseigner les lettres et les sciences, il avait quitté son école avec joie. Touché de ce récit, Augustin envia le bonheur de Victorin, plus encore qu'il n'admira son courage. Il eut bien voulu imiter son exemple, mais il était encore trop esclave de ses passions.
« Ô mon dieu, s'écrie-t-il à cette occasion, je soupirais après la liberté de ne penser plus qu'à vous, et j'étais retenu, non par des fers étrangers, mais par ma propre volonté, qui était plus dure que le fer; l'ennemi s'en était rendu maître, et en avait fait une chaîne dont il m'avait garrotté! Car, en se déréglant, cette volonté pervertie était devenue une passion, cette passion une habitude, et cette habitude une nécessité; et cette suite de désordres et de corruption, comme autant d'anneaux engagés les uns dans les autres, formait la chaîne avec laquelle le démon me retenait dans une triste servitude. J'avais bien une volonté de vous servir avec un vif et pur amour, et de jouir de vous, ô mon Dieu ! en qui seul se trouve la joie solide et véritable; mais cette volonté nouvelle qui ne faisait que de naître n'était pas capable de vaincre l'autre, pervertie et fortifiée par une longue habitude. Ainsi, j'avais deux volontés, l'une ancienne et l'autre nouvelle, l'une charnelle et l'autre spirituelle, qui se combattaient et me déchiraient l'aine par leurs luttes et leurs combats.... Plus heureux qu'autrefois, j'avais toute la certitude que j'avais tant désirée : mais je succombais avec plaisir sous le fardeau du siècle, comme on se laisse aller aux charmes du sommeil. Quand je voulais m'occuper de vous, mes pensées ressemblaient aux efforts que font ceux qui voudraient s'éveiller et qui, vaincus par l'engourdissement, se replongent toujours dans le sommeil. J'étais comme un homme qui, sachant très bien qu'il ne faut pas toujours dormir, connaît les avantages qu'a incontestablement celui qui veille sur celui qui dort, mais qui, au moment de se lever, négligerait de le faire, et, au lieu de chasser, le sommeil, céderait au plaisir d'y succomber... Je ne savais que répondre quand il vous plaisait de me dire : Sortez de votre engourdissement, levez-vous d'entre !es morts, et Jésus-Christ sera votre lumière ! Comme vous me faisiez voir de toutes parts la vérité de ces paroles, la conviction que j'en avais me réduisait à vous dire, semblable au paresseux qui ne peut se résoudre à quitter sa couche : « Tout à l'heure, tout à l'heure, encore un moment ! mais cette heure ne venait point, et ce moment durait toujours.»
Cependant, plus heureux que certains pécheurs qui attendent tout de Dieu, qu'ils outragent, sans se donner la peine de lui rien demander, Augustin priait, et allait dans les Eglises aussi souvent qu'il le pouvait. Ces prières, en lui attirant de nouvelles grâces, préparaient du moins sa conversion. Un jour, comme il s'entretenait avec Alype, on annonça un Africain qui venait leur rendre sa visite.
C'était Pontitien, homme plein de foi et de religion, et qui avait à la cour impériale une Charge considérable. Ayant aperçu un livre sur un damier, le nouveau venu le prit pour en lire le titre, et fut fort surpris de voir que c'étaient les Epitres de saint Paul. Il regarda Augustin avec un léger sourire, et lorsque celui-ci lui eut appris qu'il les lisait souvent, et toujours avec plaisir, il saisit cette occasion d'édifier ses deux amis; en leur parlant de saint Antoine, alors si célèbre dans tout le monde chrétien. Mais quelle fut sa surprise, lorsqu'il s'aperçut qu'ils ne connaissaient pas même le nom de ce grand patriarche des déserts. Les choses extraordinaires qu'il leur raconta de ce Père des solitaires, paraissant les intéresser, il crut devoir appuyer sur ce discours, et leur parla longuement de la multitude des monastères en Égypte, et de la divine et merveilleuse fécondité des solitudes où germaient comme par enchantement, héroïques et sublimes, toutes les vertus du christianisme; choses pour eux totalement inconnues; ils ignoraient même qu'il y eût hors des murs de la ville une maison remplie de fervents Serviteurs de Dieu qui y vivaient retirés sous la conduite du saint évêque de Milan. Pontitien, les voyant de plus en plus attentifs à ses discours, leur raconta que, la tour étant à Trèves, tandis que l'empereur assistait aux jeux du cirque, il avait profité de ce moment pour, aller avec trois de ses amis jouir du plaisir de la promenade dans les jardins contigus à la ville. S'étant séparés deux à deux, sans suivre aucun chemin, deux d'entre eux se trouvèrent par hasard auprès d'une cabane où quelques serviteurs de Dieu pratiquaient cette pauvreté évangélique, à laquelle est promis le royaume des cieux. Ayant trouvé dans cette cabane la vie du grand solitaire Antoine, l'un d'eux se mit à la lire, et se sentit comme embrasé, et tellement rempli d'admiration, qu'à mesure qu'il lisait il formait la résolution d'embrasser le même genre de vie. C'était un agent impérial. Ses fonctions consistaient à lever les impôts, à faire les provisions de la cour et à recevoir de l'empereur ou du préfet du prétoire certaines commissions particulières. Cet officier se tournant alors vers son ami, lui dit d'une voix émue: «Où prétendons-nous arriver, je vous prie, par toutes les peines que nous nous donnons? Que cherchons-nous? Qu'est-ce qui nous attache à la cour? Y pouvons-nous espérer quelque chose de plus grand que l'aminé de l'empereur. Mais quoi de plus fragile ! Est-il une fortune au monde exposée à plus de périls? Et, cependant, combien de dangers ne faut-il pas courir pour arriver à cet état périlleux ! Au lieu que si je le veut, je vais dès ce moment même devenir l'ami de mon Dieu ! » Après quelques instants d’hésitation, pendant lesquels il poussait de profonds soupirs et montrais par son visage tous les signes d'un grand combat intérieur: « C'en est fait, dit-il à son ami ; j'ai rompu pour toujours avec ce qui a été jusqu'à présent l'objet de mes espérances. Je suis fermement résolu de me consacrer entièrement au service de Dieu, et cela, à l'instant et dans ce lieu même. Si vous ne vous sentez pas la force de suivre mon exemple, du moins épargnez-vous la peine de combattre ma résolution! - Je ne vous abandonnerai point, lui répliqua aussitôt son ami; je m'associe à vos espérances et à votre nouvelle fortune. »
A peine eut-il achevé ces mots, que Pontitien et son compagnon de promenade arrivèrent, et dirent qu'il était temps de s'en retourner. Mais ayant appris la pieuse résolution de leurs amis, ils les en félicitèrent et prirent congé d'eux en se recommandant à leurs prières. Comme les nouveaux solitaires étaient sur le point de se marier, leurs fiancées voulurent imiter un si bel exemple, et consacrèrent à Dieu leur virginité. Ainsi triomphait la grâce dans ces temps où la foi était puissante dans les âmes.
«Tandis que Pontitien parlait, dit Augustin lui-même, je me sentais déchirer le coeur, et j'étais rempli d'une horrible confusion. Lorsqu'il fut parti, je rentrai de plus en plus en moi-même, et alors que ne dis-je pas contre moi ! Par quels reproches, avec quels aiguillons et quelles pointes acérées ne me piquais-je point, et n’excitais-je point mon âme, afin qu'elle me suivit dans l'effort que je faisais pour aller à vous, ô mon Dieu! Cependant elle résistait, et elle ne s'excusait pas. Tous ses arguments étaient renversés. II ne lui restait plus qu'une appréhension muette; craignant, comme elle eût craint de mourir, de voir tout à coup arrêter le cours de ses longues et vicieuses habitudes.
« Dans ce violent combat que je me livrais à moi-même dans le plus profond de mon coeur, n'ayant pas l'esprit moins troublé que le visage, je me tournais vers Alype, et m’écriais Que faisons-nous? Que dites-vous de ce que nous venons d'entendre? Quoi ! les ignorants ravissent le ciel, et nous, avec toute notre science , nous sommes assez stupides pour croupir comme de vils animaux dans la chair et le sang? Est-ce parce qu'ils nous précèdent que nous rougirions de les suivre? Mais n'y a-t-il pas mille fois plus de honte à n'avoir pas même le courage de marcher après eux?
« Aussitôt, le transport où j'étais m'emporta loin de lui, tandis qu'immobile d'étonnement, il me regardait en silence. Car je ne parlais pas d'une manière ordinaire: mon front, mes joues, mes yeux, la rougeur enflammée de mon visage, et le ton de ma voix, étaient comme un langage vivant et sensible qui faisait beaucoup mieux connaître que mes paroles ce qui se passait dans mon âme.
« II y avait un jardin attenant à la maison, dans lequel le trouble où j'étais m'avait poussé pour n’être pas interrompu ..... J'étais transporté d'une heureuse et salutaire fureur, je me trouvais comme à l'agonie d'une mort qui devait me faire passer à la vie ... J'entrai donc dans ce jardin, et Alype me suivit; car nous n'avions rien de caché l'un pour l'autre. Nous nous assîmes dans l'endroit le plus éloigné de la maison. Là, de plus en plus troublé, je ressentis une violente indignation contre moi-même de ce que je ne me rendais pas à vos volontés, et ne m'unissais pas à vous, ô mon Dieu, lorsque toutes les puissances de mon âme me criaient que je devais m'attacher entièrement à vous, et semblaient m'élever jusque dans le ciel par les louanges qu'elles vous donnaient. Je me frappais le front, je m'arrachais les cheveux, j'embrassais mes genoux!.`.. Je voulais, et je ne voulais pas; j'étais, pour ainsi dire, divisé entre moi-même. Je secouais la chaîne qui me serrait dans ses replis, sans pouvoir la rompre, et pourtant elle ne tenait presque plus a rien. Cependant, ô mon Dieu ! votre miséricorde, usant d'une rigueur salutaire, me pressait au fond du coeur, et redoublait les coups que me portaient la crainte et la confusion dont j'étais rempli. Je disais: Dans un moment, tout à l'heure, je briserai mes fers!
Mais les amusements, les frivolités, les vanités des vanités, en un mot, mes anciennes amies me tenaient encore au coeur. II me semblait les voir me prendre par la robe et me dire tout bas : Quoi ! vous nous dites adieu? Dés ce moment nous n'allons plus être a vous? Dés ce moment telle et telle chose vous seront interdites pour jamais!... Cependant elles ne me résistaient pas en face, mais murmuraient d'une voix sourde; à mesure que je m'éloignais, elles me tiraient par derrière pour me faire tourner la tête... Et la voix tyrannique de l'habitude me disait: Crois-tu pouvoir te passer toujours d'elles? Mais la continence se présentait à moi du coté où je portais mes regards, et où je craignais de me rendre. Elle m'invitait a courir à elle, elle me tendait les mains pour m'embrasser et me réunir à une multitude de saints dont elle me proposait l'exemple. J'y voyais une infinité de personnes de toutes les conditions et de tous les âges, des enfants, de jeunes hommes, des veuves respectables, de jeunes filles et des vierges qui avaient vieilli au milieu des lys de l'innocence. Je remarquais surtout, 0 mon Dieu ! que dans ces saintes âmes la continence ne demeurait pas stérile, mais que l'honneur qu'elles ont de vous avoir pour époux est le germe céleste des chastes délices dont elles sont inondées. La continence me disait donc d'un ton ironique propre à stimuler mon courage : Quoi ! vous ne pourrez pas ce que tant d'autres ont pu? Ce qu'ont pu ces hommes et ces femmes que vous avez sous les yeux?... Pourquoi vous appuyez-vous sur vous-même, puisque vous ne pouvez pas y compter? Que ne vous jetez-vous entre les bras du Seigneur? Ne craignez point qu'il se retire et vous laisse tomber... Je rougissais de mon hésitation et des murmures excités dans mon coeur par les misérables niaiseries qui me retenaient toujours. Alors la continence me disait encore : N'écoutez point ces monstres impurs; les honteuses délices qu'ils vous promettent ne sont point comparables à celles que vous trouverez dans la loi de Dieu.
« Après qu'une profonde méditation eut tiré des replis les plus secrets de mon âme, et exposé à la vue de mon esprit tous mes égarements et toutes mes misères, je sentis s'élever dans mon coeur une grande tempête qui devait être suivie d'une pluie de larmes. Pour pouvoir la répandre toute entière, et donner un libre cours aux gémissements qui devaient l'accompagner, je me séparais d'Alype, et me retirais à l'écart, afin de n'être point troublé même par la présence d'un ami aussi cher. Mais il dut s'apercevoir de l'état où j'étais; car je crois avoir prononcé quelques paroles d'un ton de voix qui témoignait assez que j'allais fondre en larmes. Je me levai donc, et lui, de plus en plus étonné, demeura au lieu même où nous étions assis.
«Je me jetai sous un figuier, sans que je puisse dire de quelle manière, et ne pouvant plus retenir mes larmes, elles s'échappèrent de mes yeux par torrents, et furent. pour vous, 0 mon Dieu! comme un sacrifice d'agréable odeur. Jusque à quand, Seigneur, jusque à quand, m’écriais-je, serez-vous irrité contre moi? Oubliez mes iniquités; car je sentais qu'elles me retenaient encore; et c'étaient elles qui me faisaient dire d'une voix gémissante et lamentable: Jusque à quand. Jusque à quand, dirai-je toujours: demain, demain l Pourquoi pas à l'instant même? Pourquoi pas, dés ce moment, n'en finirais-je pas avec mes infamies?
«Tandis que je parlais ainsi, le coeur navré de douleur. et en versant des larmes amères, j'entendis sortir de la maison voisine une voix semblable à celle d'un jeune garçon ou d'une jeune fille, qui répéta plusieurs fois en chantant : Prenez et lisez, prenez et lisez! Changeant soudain de visage, je me mis à examiner si les enfants, dans certains jeux, n'avaient pas coutume de chanter quelques paroles analogues à celles-là, et il ne me souvint point de l'avoir jamais remarqué. Essuyant donc mes larmes, je me levai dans la persuasion que Dieu me commandait d'ouvrir le livre des Épitres de saint Paul, et de lire le premier passage sur lequel je tomberais. Car j'avais appris que saint Antoine, étant un jour entré dans l'église tandis qu'on lisait l'évangile, s'était appliqué les paroles suivantes, comme lui étant particulièrement adressées : Allez, vendez-tout ce que vous possédez, et donnez en le prix aux pauvres; venez et suivez moi ! Cette sentence divine suffit pour opérer à l'instant même sa conversion.
« Je retournai donc à l'endroit ou Alype était resté et où j'avais laissé les Épitres de saint Paul. Je pris le livre, et l'ayant ouvert, je lus tout bas ce passage sur lequel je jetai d'abord les yeux : Ne passez pas votre vie dans les festins et l'ivrognerie, ni dans la débauche et l'impureté, ni dans un esprit d'avarice et de contention; mais revêtez-vous de Notre Seigneur Jésus-Christ, et gardez-vous de contenter les désirs déréglés de la chair! Je n'en voulus pas lire davantage; cela n'était pas nécessaire; car à peine eus-je achevé de parcourir ces lignes d'un œil avide, que je sentis mon coeur comme inondé d'une céleste lumière qui, dissipant les ténèbres épaissies par mes doutes, l'établit dans un parfait repos. Après avoir marqué le passage du livre, je le fermai, et d'un visage calme et tranquille je racontai à Alype ce qui m'était arrivé. Il voulut voir le passage, et après l'avoir lu, fortifié par cette exhortation du Saint-Esprit, il se joignit à moi par une salutaire et sainte résolution, du reste fort convenable à ses moeurs, qui depuis longtemps étaient incomparablement plus pures et plus réglées que les miennes.
«Nous allâmes ensuite trouver ma mère, et nous lui racontâmes tout ce qui s'était passé, bien convaincus que rien au monde ne pouvait lui causer une plus sensible jolie. Dans sont enchantement elle vous bénit , ô mon Dieu ! de ce que vous m'aviez converti à vous, et si parfaitement, que je ne pensais plus au mariage. Combien ne trouvai-je pas de plaisir, de douceur à renoncer aux vains amusements du siècle, et à toutes les espérances du monde! Avec quelle joie je quittai ce que j'avais tant appréhendé de perdre ! Ô mon Dieu ! vous remplaciez tous ces plaisirs trompeurs, et je continuerais à éprouver les charmes que l'on goûte dans vos doux entretiens, ô suavité plus suave que toutes les voluptés, mais inconnue à la chair et au sang, lumière intime à tout ce qu'il y a de plus intime, et devant laquelle toutes les autres ne sont que ténèbres, grandeur inaccessible à ceux qui sont grands à leurs propres yeux ! »
La conversion de ce grand homme a paru un événement si considérable dans l'Eglise, qu’on a établi une fête pour en célébrer la mémoire; elle est marquée au 5 mars dans le Martyrologe romain. Cette conversion mémorable apprend aux pécheurs avec quelle ardeur ils doivent s'efforcer de rompre les liens de leurs mauvaises habitudes, qui chaque jour se fortifient et deviennent, par conséquent, plus difficiles à briser, et avec quelle confiance ils doivent espérer dans la miséricorde de Dieu, quelque nombreux et quelque énormes que puissent être leurs crimes.
Augustin était dans la trente-deuxième année de son âge lorsqu'il se convertit. Résolu d'abandonner sa chaire, à laquelle une maladie de poumon l'aurait toujours obligé de renoncer, au moins pour quelque temps; il attendit cependant les vacances, qui n'étaient pas éloignées, et, pour éviter tout éclat, il attribua sa retraite à son indisposition. «Les jours qui nous séparaient des vacances, dit-il lui-même, s’étaient enfin écoulés; ces jours qui nous paraissaient si nombreux et si longs à cause de l’extrême désir que nous avions de ne plus chercher que Dieu seul. » Aussitôt qu’il fut libre. il se retira à la campagne, aux environs de Milan, dans une maison que lui offrit Vérécundus, son ami. Sa mère et son frère, son fils Adéodat et Alype son confident intime, ses parents Lastidien et Rustique, et ses disciples Trigèce et Licentius, le suivirent dans cet asile de l'amitié. Le dernier était fils de Romanien, son bienfaiteur. Il continua de s'occuper de l'éducation de ces deux jeunes hommes avec plus de soin encore qu'auparavant.
Ils couchaient dans sa chambre, et le distrayaient, par leur gaieté, des ennuis de la surveillance. Tout ce que l'on disait était écrit: ce qui obligeait à penser et soulageait la poitrine du maître, de plus en plus affaiblie. De ces entretiens écrits naquirent les trois livres contre les académiciens, d'autant mieux réfutés par Augustin, qu'il avait suivi pendant quelque temps les opinions de ces philosophes. Un jour Trigéce ayant avancé dans la dispute quelque chose qui ne lui faisait pas honneur, demandait que cela ne fût pas écrit; Licentius demandait le contraire, afin de mieux, constater la victoire qu'il avait remportée, et Augustin se prit à pleurer, en voyant de part et d’autre tant de vanité. Il les blâma tous deux et pria Dieu de guérir l'enflure de leurs cœurs. Confus de leur faille, et dignes d'un si grand maître, Trigéce et Licentius voulurent qu'on écrivit toute la dispute, afin de faire connaître, les torts réciproques qu'ils avaient eus l’un et l'autre.
Le temps était partagé entre la prière, l’étude et les soins domestiques; car, bien que sainte Monique paraisse s’être chargée d'une partie de ces derniers, cependant il en restait, encore assez pour qu'Augustin se plaignit d'y perdre un temps précieux, qu'il eût mieux aimé employer à la recherche de la vérité. 0n ne se levait pas avant le jour, mais on passait à l'étude une partie de la nuit. Le matin après la prière, on allait se promener et l'on dissertait sur des matières de philosophie et de morale. On s’arrêtait souvent sous un arbre qui était au milieu d'un préau, et, à propos de ce qu'on avait sous les yeux, Augustin disait quelquefois des choses sublimes. Lorsque le temps était mauvais, les conférences se tenait dans les bains, qui étaient magnifiques et souvent c'étaient sainte Monique et Adéodat qui parlaient le mieux, ainsi qu'il arriva surtout le jour anniversaire de la naissance d'Augustin, le 13 novembre, au sujet de la béatitude. Le dîner était toujours si frugal, qu'il laissait à l’esprit toute sa liberté, et les conférences pouvaient continuer comme auparavant. Lancés plus tard au milieu du monde, ceux qui avaient menés cette vie innocente et paisible la regrettèrent amèrement.
Le livre de la Vie bienheureuse et ceux de l'Ordre, sont de cette époque. Le premier soin d'Augustin, après sa retraite à la campagne, avait été d'écrire à saint Ambroise, pour lui rendre compte de ses dispositions, et lui demander ce qu'il devait lire de la sainte Écriture pour se préparer au baptême. Isaïe lui ayant été désigné, il n'y put rien comprendre, et en remit la lecture à une époque où il serait plus versé dans la science des livres saints. Attentif à corriger toutes les mauvaises habitudes qu'il avait contractées avant sa conversion, il avait triomphé de celle du jurement. «Je sais, disait-il plus lard, combien il est difficile de rompre une mauvaise habitude, je l'ai moi-même éprouvé; mais la crainte de Dieu m'a fait rompre celle que j'avais du jurement. Quand je lisais sa loi, j'étais saisi de frayeur; je luttais avec une nouvelle ardeur, j'invoquais le Seigneur, en qui je mettais toute ma confiance, et il m'accordait son secours. Aujourd'hui rien ne me parait plus facile que de s'abstenir de jurer. » L'amour des honneurs et des richesses était entièrement éteint dans son coeur, mais il n'en était pas de même de cet autre amour dont il avait si longtemps brûlé: Quoiqu’Il se fût interdit la compagnie des femmes, il éprouvait cependant quelques tentations. Mais aussitôt qu'il sentait se rouvrir les plaies du vice impur, il se jetait dans les bras de celui qui, seul, pouvait le guérir, pénétré de confusion, et les yeux baignés de larmes. Aussi, le principal objet de ses prières était-il la pureté du coeur et l'amour divin, qu'il appelait pour que ses célestes flammes vinssent dévorer en lui tout autre amour. « Que j'ai commencé tard à vous aimer, s'écriait il, ô beauté si ancienne et toujours nouvelle! Que j’ai commencé tard!... Vous étiez avec moi, et je n'étais point avec vous.... Vous avez bien voulu me faire entendre votre voix... Vous m’avez touché, et mon coeur désormais tout en feu n'a plus cherché que vos embrassements. Ce n'est point assez vous aimer que d'aimer avec vous et non pour vous quoi que ce soit au monde. Ô amour, dont le feu brûle et ne s'éteint jamais; ô charité, qui êtes mon Dieu, embrasez-moi de vos célestes ardeur ! »
L'humilité d'Augustin n'était pas moins admirable: tous ses écrits portent l'empreinte de cette vertu, si essentiellement chrétienne. Sa principale étude était d'étouffer le levain de l'orgueil qui fermentait encore dans son coeur, et de réprimer en lui toute recherche de la vaine gloire, subtil et incurable poison qui se plisse jusque dans les efforts qu'on fait pour le rejeter. Il veillait constamment sur sa bouche, sur ses yeux, ses oreilles et tous ses sens, pour fermer ainsi au péché tous les accès de son âme. Le sens du goût fut celui qui lui coûta le plus à ramener aux strictes règles des devoirs. « Je ne tombe pas dans l'excès du vin? disait-il, mais quant à l'excès des viandes, j'y tombe quelquefois ..... Quel est celui, ô mon Dieu, qui ne passe pas un peu les bornes de la pure nécessité? Quel qu’il soit, il est grand; il glorifie votre nom. Pour moi, je ne suis qu'un misérable lécheur et n'ai pu encore atteindre à cette perfection. » C’était ainsi que, selon la maxime de l'Évangile souvent inculquée par saint Paul, il se préparait à recevoir les dons du ciel, par l'affaiblissement des mauvaises passions et le retranchement de toutes les satisfactions charnelles.
Ce fut vers cette époque, c'est-à-dire, dans la trente-huitième année de sa vie, qu'il composa ses Soliloques, ou ses entretiens avec lui-même. II lisait souvent les psaumes, et toujours avec la plus grande ferveur. Chaque mot de ces divins cantiques était comme un trait de feu qui pénétrait son âme et, tout en la fortifiant, l'inondait d'ineffables consolations. Brûlant d'amour pour Dieu, et le coeur brisé de componction, il eût voulu pouvoir faire entendre à tous les hommes les accents douloureux et enflammés du saint roi pénitent. Il déplorait surtout l'aveuglement et le malheur de ceux qui rejetaient, comme inspirés par un mauvais principe, ces hymnes sublimes dictés par l'Esprit-Saint. Sont-ils moins aveugles et moins à plaindre ceux qui les récitent sans même penser à Dieu, et dont la bouche est démentie par le coeur lorsqu'ils protestent de leur humilité et de leur repentir, tandis qu'ils sont tous enflés de présomption et d’orgueil ? Surpris un jour par un mal de dents effroyable, tel, qu'il lui était impossible de parler, Augustin se mit à écrire sur des tablettes; il conjurait ses amis de demander pour lui à Dieu la santé de âme et du corps. Il se mit à genoux pour prier avec eux, et à peine sa prière fut-elle commencée, qu'il se sentit tout à coup délivré de son mal. Cette guérison, qu'il regarda comme miraculeuse, lui fit espérer que Dieu le délivrerait des maux cruels de âme, de même qu'il l'avait délivré de ceux du corps. Il continua donc de se préparer an baptême avec un redoublement de ferveur et d'espérance. Les victoires qu'il remportait sur ses passions devenaient de jour en ,jour plus décisives, et l'ennemi, tant de fois vaincu, ne revenait plus qu'à de longs intervalles pour être écrasé de nouveau. L’ambition, l'orgueil, la sensualité avaient cédé l'empire de son coeur à l'abnégation, à l'humilité, à la mortification qui le faisaient s'abstenir de tout ce qui dépassait le stricte nécessaire. Quant au vice impur, malgré quelques révoltes, c’était bien l'avoir vaincu que d'en rougir comme il faisait, et de pleurer à l'occasion des plus légères atteintes, quelquefois jusqu’à compromettre sa santé. Cependant, et c'est ce qui marque mieux encore sa victoire, il avait de lui-même la plus extrême défiance. Aussi, fuyait-il la compagnie des personnes du sexe, résolu, dés lors, de renoncer pour toujours à l'alliance de la femme. « Fabriquez mon âme à votre gré, disait-il, donnez-lui toutes les qualités possibles, je suis bien décidé à ne rien éviter avec plus de soin que sa compagnie! Je sens que rien n'est plus capable d'affaiblir l'esprit de l’homme que les caresses d'une femme et les relations que l'on a avec elle. C'est pourquoi, si c'est un devoir du sage de vouloir donner des enfants à la patrie, ce dont je doute encore, je puis admirer celui qui veut n’avoir une femme que pour cela, mais je ne puis penser à l’imiter. Il y a plus de danger à vouloir éprouver ses forces sur ce point que de bonheur à pouvoir réussir dans une chose aussi difficile. Je crois donc avoir, sagement pourvu à la liberté de mon âme, en m’imposant la loi de ne jamais désirer, de ne jamais rechercher la femme et de ne jamais lui demander sa main. Je ne prétends à rien, je n’aspire à rien de tout cela : Je ne saurais même y penser sans aversion et sans horreur.
Je sens chaque jour cette bonne disposition se fortifier en moi : car, plus l'espérance de contempler face à face cette beauté par essence, après laquelle je soupire avec ardeur, s'augmente dans mon âme, plus tout mon amour, tout mon bonheur, toutes mes inclinations se portent vers elle. »
On était au commencement du carême de l'an 387, époque où l'on devait se faire inscrire pour le baptême, lorsque Augustin se rendit à Milan avec son fils Adéodat, alors âgé de quinze ans, et Alype, son ami, pour, se faire mettre au nombre des compétents, et se, préparer au sacrement de la régénération. On peut juger de la ferveur des trois néophytes, par ce que le plus illustre d'entre eux disait plus tard : « Ne nous souvient-il pas avec, quelle application, quel soin, quel respect, nous écoutions les instructions de ceux qui nous enseignaient les principes de la religion;. lorsque nous sollicitions la grâce du baptême, et que pour cette raison nous étions appelés., compétents?» On conçoit sans peine qu'un, génie tel qu'Augustin ne dut pas être absorbé par les instructions données aux catéchumènes; aussi trouva-t-il le temps d'écrire alors sur la grammaire, les belles lettres, les sciences et la philosophie. Presque tous ces ouvrages cités par l'ossidius ne nous sont pas parvenus.
Cependant un jour on vit à Milan le peuple: accourir et se presser dans la Basilique :'c'était le saint jour de Pâques. Les baptistaires étaient parés de leurs plus beaux ornements; les lévites, de leurs habits de fête, et les diacres de leurs dalmatiques de pourpre et d'or. Les mères montraient à leurs petits enfants l'illustre Ambroise qui, ce jour-là, paraissait encore plus majestueux sous les marques augustes de l'épiscopat. Tout à coup, selon certains auteurs, les voûtes du temple retentirent du chant d’une hymne enflammée et sublime qui fit vibrer tous les cœurs. La foule, qui ne pou-vait suivre qu'imparfaitement ce chant nouveau pour elle, l'accompagnait d'un sourd frémissement semblable au mugissement d'une forêt alitée par les vents. C'était l'ardent Té-Deum qui, composé lotit exprès par Ambroise pour le baptême d'Augustin, montait pour la première fois vers le ciel. On dit même que l'illustre néophyte aida l'évêque de Milan dans cette composition. Quoi qu'il en soit, le futur évêque d'Hippone était là avec son cher Adéodat et son cher Alype, relevant son front baigné des eaux sacrées de la régénération, et marqué enfin du sceau du christianisme. Les uns admiraient la piété et le recueillement qui brillaient sur son visage; les autres, le génie qui rayonnait dans ses yeux, et quelques-uns disaient, en voyant sur ses lèvres le sourire du bonheur : Chose étrange ! nous croyions le trouver triste et il parait heureux !
Tout était fait, l'aigle d'Afrique avait rompu ses liens; il avait secoué la fange qui souillait ses ailes; il allait prendre un sublime essor. Son regard, devenu plus perçant et plus pur, s'était pour toujours arrêté sur le divin soleil des intelligences, et si quelques blasphémateurs, semblables aux tristes oiseaux des nuits, tentaient de se montrer au grand jour, il allait les étreindre dans ses serres puissantes, et les faire expirer dans le vide. Nous allons le voir, pendant plus de quarante années, planer d'une aile infatigable sur le rivage africain, tantôt lancer la foudre sur l'hydre toujours renaissante de l'hérésie, tantôt monter jusqu'au ciel pour en faire descendre la lumière et la divine rosée qui réjouit les âmes. Jamais les effets de la grâce n'ont paru plus merveilleux, jamais l'esprit humain n'a déployé autant d'activité, jamais le génie ne s'est montré aussi puissant et aussi fécond que dans ce grand homme, dont les ouvrages, composés au milieu des fatigues et des mille sollicitudes de l'épiscopat, tel qu'il était compris alors, étonnent par leur nombre autant que par leur profondeur.
Après son baptême, Augustin jouit d'un calme et d'une paix ineffable. Son bonheur était d'aller entendre les hymnes et les cantiques que depuis un an saint Ambroise faisait chanter dans l'église. « En même temps, dit-il, que ces sons si agréables et si doux frappaient mes oreilles, votre vérité, ô [non Dieu ! s’insinuait dans mon coeur. Elle excitait en moi les mouvements de la plus brûlante ferveur. Les larmes coulaient de mes yeux, et, en soulageant mon coeur oppressé, me faisaient trouver de la joie et du bonheur à pleurer... Après une longue soif, continue-t-il, qui m'avait épuisé, et m'avait jeté dans une sécheresse extrême, je me suis pris avec une grande avidité aux mamelles sacrées de l'Eglise; déplorant ma misère et mon état passé, je les pressais de toutes mes forces, afin d'en tirer autant de lait que j'en avais besoin pour me relever de mon abattement, et rendre à mon âme la santé et la vie. »
Comme alors sainte Monique devait être au comble de ses voeux ! Quelle joie pure devait inonder son coeur maternel ! Quelles actions de grâce elle devait rendre au ciel ! Elle avait suivi Augustin à Milan, où elle s'occupait des soins matériels, afin de laisser à ses, chers néophytes tout le temps nécessaire pour vaquer à leur instruction et à la prière. Lorsqu'il eut formé le dessein de s'en retourner en Afrique pour se consacrer entièrement à Dieu dans la solitude, elle le suivit encore. Mais arrivée à Ostie, elle tomba malade, et après neuf jours de maladie, pendant lesquels Augustin, qu'elle appelait son bon fils, lui prodigua les soins les plus tendres, elle mourut entre ses bras. Ce fut lui qui lui ferma les yeux : son coeur naturellement si sensible était navré de douleurs : « J e sentais, dit-il, comme se déchirer cette vie composée de la sienne et de la mienne, qui n’en faisaient qu'une. » Cependant il comprimait ses larmes. Il eut la force de les retenir durant toute la cérémonie des funérailles et de chanter des psaumes avec Evode et ses autres amis. Mais lorsque tout fut achevé, s'étant retiré à l'écart, il éclata en sanglots, et soulagea ainsi sa douleur. Ceci se passait au mois de novembre de l'an 387. Au lieu de s'embarquer pour l'Afrique, le saint se rendit à Rome, où il apprit certaines coutumes particulières à l'Église romaine, et composa ou commença plusieurs ouvrages : ce sont, les deux livres des Moeurs de l'Église catholique et des manichéens, le livre de la Grandeur de âme, et les trois sur le Libre arbitre, qu'il acheva dans sa patrie.
II n'arriva à Carthage qu'au, mois de septembre de l’année 388. Il logea pendant quelque temps chez un certain avocat de cette ville , nommé Innocent, homme d'une grande réputation et d'une plus grande vertu, qui venait de subir une opération très douloureuse pour des fistules hémorroïdales. Obligé d'en subir une nouvelle, il se désespérait, et certain d'y succomber, il prisait les évêques et les prêtres qui étaient présents de venir assister le lendemain à ses funérailles. « Après cela, dit saint Augustin, noms nous disposâmes à prier; nous nous mimes à genoux et nous nous prosternâmes contre terre, selon la coutume, et Innocent s'y jeta lui-même avec tant d'impétuosité, qu'il semblait qu'on l'eût poussé rudement. II commença à prier: mais qui pourrait dire de quelle manière, avec quelle ardeur, quel transport, quel torrent de larme, quels gémissements et quels sanglots? Tous ses membres étaient agités, et il respirait à peine!... « Seigneur, disais-je en moi-même, sans pouvoir prier, si vous n'exaucez pas cette prière, quelle est celle qui sera jamais exaucée?» On se leva après avoir reçu la bénédiction de l’Evêque, et le lendemain, quelle, ne, fut pas l'agréable surprise des assistants lorsque le chirurgien, armé du fer redoutable, et cherchant la fistule qu'il devait couper, annonça qu'il ne trouvait plus qu'une cicatrice parfaitement fermée !
Après un assez court séjour à Carthage, saint Augustin se retira dans une maison qu'il avait près de Tagaste, et tellement située, qu'elle n'était ni entièrement à la ville, ni entièrement à la campagne. II y passa trois ans avec son fils et quelques amis, dans les exercices de la pénitence. C'est de là que date, selon quelques auteurs, l'ordre des ermites dits de Saint-Augustin, qui, sur la fin du dix-huitième siècle, comptèrent. sans y comprendre les Augustins déchaussés, jusqu'à quarante-deux provinces. A l'exemple de saint Antoine, le chef de ces nouveaux solitaires avait vendu son petit patrimoine et en avait remis le prix à l’Evêque de Tagaste, à condition qu’il pourvoirait à sa subsistance et à celle d'Adéodat, son fils, ce qui devait entraîner une dépense bien minime dans le nouvel état qu'ils venaient d'embrasser. Pour ne rien garder en propre, et mieux partager le détachement évangélique, le saint avait aliéné jusqu’à la maison qu'il habitait. II composa alors un grand nombre d’ouvrages, et s’appliqua avec ardeur à l'étude de l’Ecriture sainte et des sciences ecclésiastiques. La plupart des questions, les deux livres sur la Genèse contre les manichéens, les six livres de la Musique, commencés à Milan, celui du Maître, et celui de la Vraie religion sont de cette époque. Le style des livres saints ne lui paraissait plus repoussant et bas comme dans sa jeunesse. Il reconnaissait alors qu'il y a plus de profondeur dans les prophètes et dans saint Paul, que dans les plus sublimes orateurs de l'antiquité, et qu'aucun de ces derniers n'est aussi persuasif que l'apôtre des gentils, dont l'éloquence impétueuse ressemble â un torrent irrésistible.
Il y avait à peu près trois ans qu'il vivait dans la retraite, lorsqu'un des agents de l'empereur, à Hippone, lui écrivit pour l'engager, à venir conférer avec lui sur les choses spirituelles. Augustin y consentit, et partit pour.. cette ville, qui avait alors pour évêque le vénérable Valère. Cette circonstance lui fit négliger la précaution qu'il prenait de ne jamais. se rendre dans les lieux ou les sièges épiscopaux étaient vacants, de peur, d’être élu pour les remplir. Un jour, comme Valère exposait à son peuple la nécessité où il était d'ordonner un prêtre pour l'aider dans ses fonctions, tous les yeux se portèrent sur Augustin, qui venait d'entrer pour faire sa prière, sans se douter, de rien. On s'empara aussitôt de sa personne et des cris tumultueux s'élevèrent de toutes parts demandant pour lui l'imposition des mains. Vainement pleurait-il, vainement redoublait-il ses sanglots et ses larmes, lorsqu'on venait lui dire pour le consoler que la prêtrise conduit à l'épiscopat, comme si ce n'eût pas été là précisément ce qu'il redoutait le plus au monde: il fut obligé de céder aux voeux du peuple, et de recevoir à l'instant même l'onction du sacerdoce. Revenu de sa surprise, et comme d’un rêve merveilleux, il conjura ses amis de demander à Valère qu'il voulut bien lui permettre de retourner pendant quelque temps dans la solitude afin de s'y préparer à l'exercice des fonctions sacerdotales, si sacrées et si redoutables. II le lui demanda lui-même par une lettre dans laquelle, aprés avoir exprimé la crainte que Dieu n’eût permis son élévation au sacerdoce, qu'en punition des désordres de sa vie passée, il s'écrie : « Valère, ô mon père, vous voulez donc me faire mourir? Où donc est votre charité? M’aimez-vous? Aimez-vous votre Église? Ah ! je suis sûr que vous m'aimez et que vous aimer aussi votre Église... Tarit de choses me manquent pour remplir mes devoirs, et je ne puis me les donner à moi-même; je ne puis les obtenir, selon la parole de Notre-Seigneur, qu'en demandant, en cherchant et en frappant, c'est-à-dire, par la prière, la lecture et les larmes; laissez-moi donc le temps de prier, de lire et de pleurer. » Valère ne répondit que par des protestations d’intérêt et d'amitié, dont il prenait le ciel même à témoin. Comme il était Grec de naissance, et ne parlait que difficilement la langue latine, il chargea Augustin, dont il appréciait la science et la capacité, du soin de prêcher en sa présence. Ainsi en agissaient les évêques orientaux ; mais en Occident leur exemple n'avait point encore trouvé d'imitateur. Cependant Valère prêchait encore quelquefois lui-même. Cet excellent vieillard donna généreusement ses jardins qui touchaient à l'église pour servir de retraite aux fervents chrétiens qui avaient renoncé à tout, à l'exemple d'Augustin, et l'avaient suivi dans la solitude. Un seul y manqua, parce qu'il était parti pour une autre patrie. C'était Adéodat, jeune homme de la plus haute espérance, orné de tous les dons de la nature, de la grâce et du génie. Il était allé ceindre la couronne avant la fin du combat. Son illustre père ne s'était consolé de sa mort que par la certitude où il était qu'étant arrivée dans la ferveur du sacrifice, elle n'avait été pour lui que le passage de cette triste vie à une vie meilleure, ce dont il devait se réjouir plutôt que s'attrister. De ce monastère, fondé par Augustin, dans les jardins de Valère, et qu'il ne faut pas confondre avec la congrégation des clercs qu'il établit plus tard dans la maison épiscopale, sortirent, comme d'une pépinière sacrée, beaucoup d'illustres et savants hommes qui, par leur science et leur sainteté, devinrent la gloire de l'Église africaine. De ce nombre furent Alype de Tagaste, Evode d'Uzale, Possidius de Calame, Profuturus de Cirthe, Fortunat de la même ville, Sévère de Milève, Urbain de Sicca, Pérégrin et Boniface de Cataqua. Non seulement ces évêques, mais d'autres disciples de saint Augustin ayant fondé des monastères sur le modèle de celui d'Hippone, la vie religieuse devint bientôt florissante sur les rivages d'Afrique. On vit s'y renouveler les prodiges de charité et de ferveur qui ont tant illustré la primitive Église. Les cèdres mêmes du Liban, dit saint Augustin, selon les paroles du Psalmiste, c'est-à-dire, les grands du monde, s'estimèrent heureux de pouvoir ramasser sous leur ombre ces petits oiseaux, ces pauvres volontaires gui avaient tout quitté pour Jésus-Christ: ils leur donnaient des terres, des jardins et leur bâtissaient des églises et des maisons.
Le saint fonda aussi à Hippone un monastère de religieuses qu'il planta, dit-il, pour être le jardin du Seigneur. Les filles de son frère et de son oncle y étaient, et sa sœur le gouverna longtemps en qualité de supérieure jusqu'à sa mort. Sous le gouvernement de Félicité, qui lui succéda, la division se mit parmi les religieuses, et saint Augustin eut beaucoup de peine à l'apaiser, malgré ses prières, ses larmes et deux longues lettres qu'il écrivit à ce sujet, et dans lesquelles, après avoir exhorté les sœurs à l'union, à la régularité, à l’obéissance, au jeûne et à l'exercice de la prière publique, il trace les règles adoptées et commentées plus tard par les ermites et les chanoines réguliers de son nom. Il ne veut pas qu'on se regarde fixeraient, même entre personnes du même sexe, parce que ces sortes de regards annoncent, selon lui, une espèce d'impudence ou au moins d'immodestie. Cette faute doit être sévèrement punie, si ce n'est cependant dans ceux qui s’en accusent, et s'en reconnaissent coupables. Mais il insiste surtout sur l'humilité. « L'orgueil, dit-il, cherche à se mêler à nos bonnes ouvres pour nous en voler le mérite. Eh ! de quoi nous servirait-il de donner notre bien aux pauvres, de devenir pauvres nous-mêmes, si notre âme était plus orgueilleuse en méprisant les richesses qu'elle ne l'était en les possédant.»
Depuis le jour, où il reçut l'onction du sacerdoce, Augustin ne cessa point de se regarder comme redevable à l’Eglise de tout son génie et de tous ses instants. Persuadé que le principal soin du pasteur doit être de paître son troupeau, il ne cessa plus jusqu'à sa mort de distribuer sans cesse le train de la parole sainte. Nous avons encore de lui quatre cents discours, la plupart recueillis par ses auditeurs; car, ce sont presque tous des instructions familières où l'art ne parait pas, et où il y a peu de préparation. Le saint proposait simplement une vérité, puis, la revêtant ensuite d'expressions plus ou moins agréables, il s'efforçait de l'imprimer dans les esprits par quelques pensées vives et saillantes. Ce genre d'éloquence était loin sans doute de valoir celui des Pères grecs qui ont tant illustré ce grand siècle, mais il avait un mérite qui lui tenait lieu de tous les autres; c'était de convenir au génie des Africains. Ces hommes ardents accueillaient de semblables discours avec de grandes acclamations, et surtout témoignaient qu'ils étaient frappés au coeur par les larmes qui coulaient de leurs yeux. Electrisés par ces paroles simples et paternelles, ils se seraient peut-être impatientés en écoutant de longs discours, composés selon toutes les règles de l'art. Jamais l'éloquence de Cicéron ne produisit des effets aussi surprenants que celle de saint Augustin. Un jour, à propos des agapes ou festins religieux qui avaient lieu sur les tombeaux des martyrs, et où s'étaient glissés de grands abus, ayant assemblé le peuple d’Hippone, fort attaché à cet ancien usage, il commença par lire à haute voix les menaces les plus terribles des prophètes : « Ensuite, ainsi qu'il le raconte lui-même, je conjurais mes auditeurs par les ignominies, les souffrances, la croix et le sang; de Jésus-Christ, de ne pas s'obstiner à leur perte, d'avoir pitié d'eux-mêmes et de celui qui leur parlait avec tant d'affection, et de montrer quelque respect pour leur vénérable évêque, qui, dans sa tendresse pour eux, l'avait chargé de leur annoncer la vérité. Je ne les excitais point à pleurer, en pleurant moi-même le premier; leurs larmes prévinrent les miennes qu'il me fut impossible de retenir. Aprés avoir, ainsi pleuré tous ensemble, je repris la parole, et leur dis quelles belles espérances je concevais de leur conversion. » Elles ne furent point trompées; le peuple tint parole, et il n'y eût plus d'agapes scandaleuses à Hippone. Le saint remporta encore une semblable victoire à l'occasion d'un combat bizarre que se livraient, à coups de pieds, en un certain temps de l’année, et pendant plusieurs jours, les pères, les enfants, les frères et tous les plus proches parents. Le peuple prenait un très grand plaisir à ces combats publics, et il était bien difficile de le faire renoncer à cet usage; mais alors la difficulté de vaincre rehausse l'éclat de la victoire. «Je me servais, dit saint Augustin, de tout ce que j'avais d'habileté; j'employais les expressions les plus touchantes pour engager le peuple à renoncer à un abus malheureusement aussi ancien que cruel. Je croyais n'avoir rien fait encore, tant que je n'entendais que des acclamations. Ils s'amusent à applaudir, me disais-je, donc ils ne sont pas persuadés? Mais en voyant couler leurs larmes, je conçus quelques espérances; je crus les esprits changés et dégoûtés d'une si horrible coutume... Grâce en soit rendue à Dieu! Huit ans se sont écoulés depuis qu'il ne s'est rien fait de semblable. »
On voit, en lisant ses sermons, qu'il revenait souvent sur la nécessité de faire des fins dernières le sujet habituel de ses méditations. «Que savez-vous, dit-il, si vous êtes éloigné du jour de votre mort, ou si vous n'y touchez pas?» II recommandait instamment la vertu de pénitence. « Le péché, disait-il, doit être puni, ou par le pécheur pénitent ou par Dieu, juste vengeur du crime. Dieu, qui a promis le pardon au pécheur qui se repent, ne lui a point promis de délai pour se convertir, ni de lendemain pour faire pénitence.» Il parlait fréquemment de l'aumône et des avantages qu'elle procure. Il regarde la violation de ce précepte comme la principale cause de la damnation de ceux qui périssent; car, au jour du jugement, Jésus-Christ ne reprochera aux réprouvés que ce seul crime, comme étant en quelque sorte l'iniquité par excellence. Il fait souvent mention du purgatoire, ce qui est à remarquer contre les disciples de Luther, et ne cesse de recommander aux fidèles de prier pour les morts et de les soulager par l'oblation du saint sacrifice de la messe. II parle en plusieurs endroits des images, des reliques des martyrs et du signe de la croix. Il invoque lui-même saint Cyprien, et les autres serviteurs de Dieu qui avaient versa leur sang pour la foi; il les prie de lui accorder leur intelligence. 0r en matière de culte et de dogme, c'est une grande autorité que celle de saint Augustin, et la prétendue réforme aurait dû se montrer un peu plus modeste devant un tel témoignage.
Dévoré du zèle de la gloire de Dieu et du salut des âmes, ce grand homme ne cessait de répandre dans le champ de l'Église la semence de la parole; il prêchait quelquefois tous les jours et souvent deux fois par jour; ne s’arrêtant que lorsqu'il ne pouvait plus parler. Lorsqu'il allait dans les diocèses voisins, on accourait en foule pour l'entendre, et on l'écoutait toujours avec admiration ; souvent même, selon la coutume du temps, on battait des mains et l'on faisait entendre de bruyantes acclamations. Mais ce n'était pas là ce qu'il demandait : c'était de la conversion des pécheurs qu'il était altéré. Il en opéra souvent d'extraordinaires; entre autres celle d'un certain Firmus, l'un des principaux appuis du parti manichéen. Étant entré dans l'église au moment où Augustin faisait contre cette secte une sortie véhémente, il eu fut si touché, qu'à la fin du discours il alla, fondant en larmes, se jeter aux pieds du saint, et abjura ses erreurs. Sa vie édifiante attesta depuis la sincérité de sa conversion ; Il fut honoré du sacerdoce.
Cependant Augustin trouvait encore le temps de composer des ouvrages. Ce fut alors, c’est-à-dire, vers l'an 392, qu'il écrivit contre les manichéens son livre de l'Utilité de la Loi et celui des Deux âmes. Il eut dans le même temps une, conférence publique avec Fortunat, personnage distingué parmi ces hérétiques et le confondit tellement, qu'il l'obligea de quitter Hippone. Tous les partisans de l'erreur qui assistèrent à cette conférence, ou qui en lurent les actes dans l'ouvrage que saint Augustin composa à ce sujet, se hâtèrent de rentrer dans le sein de l'Église. En 393, un concile général d'Afrique se tint à Hippone, et le saint, qui n'était encore que simple prêtre, fut prié, chose inouïe jusqu'alors, de parler devant tous les évêques. Son discours, que nous avons encore aujourd'hui, roula sur la foi et le symbole dont il expliqua tous les articles, en exposant les principes qui devaient servir à combattre les manichéens.
Il vit alors par les yeux d'Alype, son ami, qui fit un voyage en Palestine, et qui était comme un autre lui-même, il vit, dis-je, saint Jérôme, dont il avait lu et admiré les écrits. Peu de temps après, il écrivit pour la première fois à ce grand solitaire de la Palestine, et lui envoya quelques-uns de ses ouvrages. Ceci se passait en 394, époque à laquelle il composa son livre intitulé : De la Genèse expliquée selon la lettre, et les deux, touchant le Sermon de Jésus-Christ sur la montagne. Dans un voyage qu'il fit à Carthage, plusieurs questions lui ayant été faites sur l'Épître aux Romains, qu'on lut dans une société où il se trouvait, et ayant consenti à ce qu'on écrivit ses réponses, de là naquit le livre des Questions sur l’Epître aux Romains. Cela lui donna l'idée d'expliquer de la même manière, mais avec plus de suite, toute l’Epître aux Galates. Le dernier ouvrage que saint Augustin composa avant son épiscopat fut celui du Mensonge. Il venait d'entrer en correspondance avec saint Paulin, et achevait ses livres du Libre arbitre, lorsqu'il vit se resserrer encore les liens qui l'attachaient à l'Église. Infirme, accablé sous le poids des ans, Valère avait besoin d'un coadjuteur, et craignait, avec raison, qu’Augustin ne lui échappât; car il avait déjà été obligé de le cacher avec le plus grand soin. S'étant donc assuré du consentement du peuple, de celui de l'archevêque de Carthage et des autres évêques de la province, il le fit sacrer malgré ses réclamations et sa résistance, au mois de décembre de l'an 395, au commencement de la quarante-deuxième année de son âge. Mégale, primat de Numidie, qui s'y était opposé d'abord, après avoir rétracté publiquement une accusation odieuse, fit lui-même la cérémonie.
Valère étant mort l'année suivante, Augustin se trouva chargé de toute l'administration. L'hospitalité, qui était alors l'une des principales vertus des évêques, et tous les autres soins que lui imposait sa charge, l'obligèrent de quitter son monastère et d'habiter la maison épiscopale. Il y réunit les prêtres, les diacres et les sous-diacres de son église, à qui il donna une règle commune, les engageant à renoncer à toute propriété. Il n'admettait même aux ordres sacrés que ceux qui promettaient d'embrasser ce genre de vie. Cet exemple fut suivi par plusieurs évêques.
Le nouvel évêque d'Hippone, au rapport de l'ossidius, l'un de ses disciples, était vêtu et logé très simplement, cherchant en tout la modestie sans affectation. Une tunique de laine et du linge par-dessous, c'était là tout son vêtement. «Je vous prie donc, mes frères, disait-il, de ne point me présenter d'habits dont les autres ne puissent pas se servir aussi bien que moi, sans choquer les bienséances. Si l'on m'apporte, par exemple, un vêtement de grand prix, peut-être qu'un autre évêque pourrait s'en servir ; mais cela ne convient point à Augustin, qui est pauvre et né de parents pauvres... II faut que mes habits soient tels que je les puise donner à mes frères, s'ils n'en ont point. Je n'en veux point d'autres que ceux que peut porter un prêtre, un diacre, un sous-diacre, parce que je reçois tout en commun avec eux. Si donc on m'en donne de plus riches, je les vendrai, comme je fais souvent, afin que l'argent qui en reviendra puisse du moins servir à tous. Je les vendrai donc, et j'en donnerai le prix aux pauvres. Veut-on que je porte ceux qu'on me donne? Alors qu'on m'en donne qui ne me fassent pas rougir; car je dois vous l'avouer, un habit de prix me fait rougir, parce qu'il ne convient point à ma profession, à l'obligation où je suis de prêcher de parole et d'exemple, à un corps cassé de vieillesse, et à ces cheveux blancs que vous voyez. » Cependant on put le voir un jour avec une tunique plus belle que de coutume; mais c'était pour ne point affliger la vierge Sapide qui l'avait travaillée de ses propres mains pour son frère Timothée, diacre de Carthage, que la mort venait de ravir à sa tendresse. Comme il est insinué dans l'Evangile que le Sauveur portait des souliers, bien qu'il soit conseillé de n'en point avoir, le saint se permettait cet adoucissement qu'exigeait d ail-leurs la faiblesse de sa santé. Sa vaisselle était de terre, de bois on de marbre. Sa table était hospitalière et frugale. Aux légumes, nourriture ordinaire de la communauté, on ajoutait un peu de viande pour les étrangers et les malades. Le vin était réglé pour tous. On lisait pendant le repas, ou l'on conversait sur quelque matière importante. Deux vers étaient gravés dans la salle à manger, pour avertir les médisants qu'il n'étaient pas reçus dans celle maison. Souvent cet homme si plein de chaleur s'animait tout à coup et parlait avec chaleur pour rappeler à l'ordre ceux qui oubliaient ces deux vers, disant qu'il fallait les effacer, Si on ne se taisait pas, ou qu'il se verrait forcé de quitter la société et de s'en retourner dans sa chambre. Il ne recevait aucune femme dans sa maison, pas même sa sœur et ses deux nièces, quoiqu'elles fussent consacrées à Dieu par des voeux de religion, dans la crainte qu'elles n'attirassent chez lui d'autres personnes du sexe. Etait-il obligé de parler à quelque femme, il le faisait toujours en présence de ses clercs, lors même qu'elle avait quelque chose de secret à lui dire. Quant a l'administration des biens de son Eglise, «Je la regarde, disait-il, comme une servitude à laquelle la seule crainte du Seigneur et la charité que je dois à mes frères m'obligent de me soumettre.» II s'en déchargeait sur des intendants tirés de son clergé, auxquels il faisait chaque année rendre leurs comptes. D'autres personnes intelligentes présidaient pour lui à la formation des établissements qu'il fondait pour les pauvres ou pour la plus grande gloire de Dieu. Toujours en garde contre l'esprit d'avarice, non seulement il ne se pressait pas de recueillir les legs qui lui étaient faits, attendant qu'on les lui apportât; mais, à la moindre contestation, il abandonnait tout. A l'exemple de saint Ambroise et de quelques autres saints évêques, il lui arriva de faire fondre les vases sacrés de son Eglise pour racheter des prisonniers. Fidèle à la pieuse coutume établie de son temps, chaque année, comme on le voit dans plusieurs de ses lettres et de ses sermons, il avait soin de faire habiller les pauvres de toutes les paroisses de son diocèse.
« Un évêque, disait-il, ne peut pas cacher de l'or, et renvoyer le pauvre qui lui tend la main. il y a tous les jours tant de personnes qui nous demandent, qui pleurent devant mous, qui nous pressent, que, ne pouvant pas donner à toutes, nous avons la douleur d'en renvoyer plusieurs tristes et affligées. » Il regardait comme un des devoirs de son sacerdoce d’intercéder auprès des juges pour les criminels. Mais lorsqu'il s'agissait de recommandations moins importantes, il avoue qu'il n'allait chez les grands que malgré lui, et qu'il n'était point insensible à toutes les humiliations auxquelles il faut s’exposer pour parvenir à leur parler, et quelquefois pour en essuyer un refus. Il se plaint quelque part du temps qu'il était obligé de donner à l'audition des causes et à la décision des procès ; car, selon le conseil de saint Paul, les fidèles se faisaient alors juger par les évêques. Quelquefois il était occupé tout le jour à ces sortes d'affaires, jusqu'à son repas, qu'il ne prenait que le soir. «Nous en sommes tellement accablé, disait-il , par ceux avec qui il nous est ordonné de faire trois mille pas, lorsqu'ils ne nous en demandent que mille, qu'à peine avons-nous le temps de respirer.» Il observait dans ses visites la règle prescrite par l'apôtre, ne visitant que les veuves et les orphelins. Jamais il n'entrait dans les monastères de femmes, si ce n'est dans une extrême nécessité. Quant aux malades, il accourait aussitôt qu'il était appelé pour leur imposer les mains. Son principe était, à l'exemple de saint Ambroise, de ne jamais se mêler de mariages. II n'aimait pas recommander les personnes qui vont à la cour ni à aller manger chez les habitants d’Hippone; il refusait toutes les invitations, parce que, disait-il, l'occasion en revenait trop souvent, et qu'on était toujours en danger de passer les bornes de la tempérance.
Son zèle pour la sanctification de son troupeau ne connaissait pas de bornes.« Je ne désire point, disait-il à son peuple, d'être sauvé sans vous. Pourquoi le désirerais-je? Que dirai-je ? Pour-quoi suis-je évêque? Pourquoi suis-je dans le monde? C'est pour vivre en Jésus-Christ seul; mais c'est pour y vivre avec vous. C'est là ma passion, et en quoi je mets mon honneur, ma gloire, ma joie; ce sont là toutes mes richesses. » Jamais homme n'eut peut-être l’âme aussi sensible qu'Augustin. Mais, ennoblie en lui par les motifs surnaturels qui servaient à l'exciter, sa sensibilité était encore relevée et perfectionnée par l'influence de la charité divine. Il s'entretenait volontiers avec les païens, et, dans l'espoir de les gagner à Jésus-Christ, il les invitait même à sa table, dont il repoussait les mauvais chrétiens, les reprenait publiquement, lorsque leurs péchés étaient publics, sans se laisser arrêter, ni par la crainte, ni par l'amitié, ni par aucune autre considération.
Au milieu d'un peuple nouvellement converti, les vices et les mauvaises coutumes pullulaient encore. Saint Augustin ne cessait de lutter contre l'amour des spectacles, l'usure, les sortilèges, et surtout contre l'impureté, le blasphème et l'ivrognerie. Tout en blâmant ouvertement ces désordres, par cela même qu'ils étaient trop répandus, il n'osait pas recourir aux moyens de rigueur, telle que l'excommunication, de peur que le remède ne devint encore pire que le mal. Ces ménagements, que lui imposait la prudence, le remplissaient quelquefois de trouble, lorsqu'il venait à penser que peut-être il trahissait son ministère. Cependant ces scrupules ne purent jamais le décider à sortir des bornes de la modération, à laquelle il lui arrivait quelquefois de rappeler ses confrères dans l'épiscopat. « Ne croyez pas, écrivait-il un jour à Auxilius, qui avait lancé trop légèrement une sentence d'excommunication, ne croyez pas que, parce qu'on est évêque, un actif incapable de se laisser aller à un mouvement d'injuste colère. Il faut, au contraire, ne jamais oublier que, tant qu'on est homme, on est exposé de toutes parts à la tentation et au péril. »
Sa charité s'étendait à tout. Plein de condescendance pour les faibles et ceux qui voulaient se convertir, en même temps qu'il réchauffait les tièdes il encourageait les pusillanimes et les soutenait contre le torrent des scandales. Il rendait l'espérance aux uns, reprenait l'indiscrétion ou l'endurcissement des autres, et, à l'exemple de l'apôtre, se faisait tout à tous, afin de les gagner tous à Jésus-Christ.
Comme tous les grands hommes, saint Augustin s'est surtout peint dans sa correspondance. Ou voit dans ses lettres qu'il était d'une constitution faible, et sujet à de fréquentes indispositions. Obligé de garder le lit, à cause d'un mal très douloureux qui l’empêchait de marcher, et ne lui permettait de se tenir ni assis ni debout, il écrivait à Profuturus : «Quel que suit mon état, je ne puis rien dire, sinon que je suis bien, puisque je suis comme Dieu veut que je sois ; car lorsque nous ne voulons pas ce qu'il veut, le tort en est à nous et non pas à lui, qui ne peut rien faire ni permettre que de juste. Vous savez tout cela ; mais comme vous êtes un autre moi-même, je me parle naturellement à vous dire ce que je me dis. Je recommande donc à vos saintes prières et mes jours et mes nuits : mes jours, afin que j'use sobrement des soulagements que je suis obligé de chercher à mes douleurs, et mes nuits, afin que je souffre avec patience. Demandez au Seigneur qu'il soit avec moi, afin que je ne redoute aucun mal dans ces ombres de la mort au milieu desquelles nous marchons. » Cette faiblesse de santé fut cause qu'il se dispensa de faire, comme les autres évêques, des voyages d'outre-mer, à la cour de l'empereur, où l'appelaient quelquefois les affaires de son Eglise. Naturellement frileux, c'était à peine s'il pouvait supporter les froids cependant bien doux du climat africain.
Dans sa lettre à Chrysinus, avec quelle tendresse de charité ne le console-t-il pas au milieu des pertes et des revers dont, il est accablé! Dans celle à Eedicia, il trace avec une prudence admirable les devoirs d'une femme chrétienne envers son mari. Elle doit étudier son humeur et y condescendre, même dans les choses indifférentes: ne point porter d'habits qui lui déplaisent, d'autant plus que l'humilité n'est nullement incompatible avec de riches habillements auxquels le coeur n'est point attaché, si toutefois ils ne blessent point la modestie tant recommandée par l'Apôtre. Eedicia avait fait des aumônes indiscrètes sans en prévenir son mari, qui, dans le dépit qu'il en eut, oubliant le vœu de continence par lequel il était lié, se jeta dans les plus honteux désordres. Le saint reprend sévèrement cette pieuse, mais imprudente femme. Elle doit s'humilier et demander pardon. II l'exhorte à regagner, par tous les moyens possibles, la confiance de son mari, afin de le ramener de ses égarements. « Priez, lui dit-il, priez pour lui du fond de votre coeur. Les larmes que l'on verse dans la prière sont, pour ainsi dire, les larmes d'un coeur percé de douleur. »
Dans la première lettre qu'il écrivit à saint Jérôme, il avait critiqué l'explication que ce dernier avait donnée d'un certain passage de l’Epître aux Galates. L'ardent solitaire se fâcha, et témoigna son mécontentement à évêque d’Hippone. Celui-ci, dans sa réponse, conjure saint Jérôme, par la douceur de son divin Maître, de vouloir bien oublier l'injure qu'il a pu recevoir; il se soumet à son Jugement : il proteste qu'il se regarde comme son disciple: il le prie d'exercer à son l’office de censeur et de guide ; enfin il déclare qu'il renonce à la dispute, si leur amitié et leur salut doivent en souffrir. «Je vous conjure, lui dit-il dans une autre lettre, de me reprendre en toute liberté quand vous voyez que je me trompe; car, bien qu'un évêque soit supérieur à un simple prêtre, cependant, sous bien des rapports, Augustin est inférieur à Jérôme. » Il s'attribue tout le blâme de cette dispute. A l'en croire, c'était lui qui avait mal compris, qui n'avait pas tout observé, tandis qu'il avait raison, tellement que saint Jérôme revint lui-même à son sentiment, qui a été adopté par tous les théologiens et les commentateurs. Quelle humilité dans un si grand homme ! quelle admirable douceur, ! Le passage suivant suffirait seul pour l'immortaliser. Affligé de la vivacité avec laquelle Rufin et le même saint Jérôme, qui était né avec un tempérament de feu, se disputaient ensemble: «Si ,je pouvais vous rencontrer, leur écrivait-il, je me jetterais à vos pieds en versant des larmes, je vous conjurerais selon toute l'étendue de l'amitié que j'ai pour vous; je parlerais tantôt à l'un en faveur de l'autre, tantôt à l'autre en faveur de son adversaire, tantôt à tous les deux en faveur de plusieurs autres, surtout des faibles, pour lesquels Jésus-Christ a répandu son sang. » Il craignait toujours que l'amour de la vaine gloire ne se glissât dans les contestations littéraires. «Quand les hom-mes, dit-il, aiment une opinion, moins parce qu'ils la croient vraie, que parce qu'elle est a eux, on dispute alors moins pour la vérité que pour la victoire. »
Objet de l'admiration universelle, il craignait, dans son humilité profonde, cette secrète complaisance que font naître dans le coeur les louanges des hommes, poison subtil qui corrompt jusqu'à la source des mérites: « 0 mon Dieu, s'écrie-t-il dans ses Confessions; tous les jours nous sommes exposés à ces dangereuses tentations; elles nous pressent et nous harcèlent sans relâche. Les langues des hommes sont comme une fournaise dans laquelle nous sommes sans cesse éprouvés ........ Vous connaissez mes gémissements, les larmes que tour cela me fait répandre en votre présence ; car il m'est difficile de juger jusqu'à quel point je me suis guéri de cette maladie contagieuse; je crains ce que je ne vois pas, mais n’échappe point à vos regard: » Dans une lettre à Aurélius, archevêque de Carthage, il se plaint amèrement des obsessions de cette tentation incessante et fatale, et il ajoute, «Je vous dis mes misères, je vous découvre mes plaies, afin que vous sachiez bien en quoi vous devez prier Dieu pour, moi. » On comprend alors pourquoi il souffrait de se voir réputé parmi les savants du siècle. A son propre sentiment, qui était presque toujours le meilleur, il préférait volontiers celui des autres, les priant de vouloir bien le diriger par leurs conseils, et soumettant à leur censure, avec la docilité d'un enfant, ses ouvrages marqués au sceau du génie. Ce que je sais bien, c'est que je ne sais rien, répétait-il souvent avec une admirable candeur : quel aveu dans un tel homme ! comme il confond ces petites vanités si vaines qui bruissent obscurément au sein de la foule! 0 grand évêque d'Hippone, si plein d'ardeur pour, le salut de tous, apparaissez dans le calme des nuits, le front ceint de l'auréole des vertus, le flambeau de la science à la main, tout rayonnant de génie, apparaissez ainsi à ceux qui se croient grands et dignes, et prétendent s'élever au-dessus de leurs frères, abaissez-vous devant eux comme vous faisiez, quand vous étiez sur la terre, et peut-être qu'ensuite, s'ils y pensent bien, ils n'auront pas le courage de s'admirer et de se préférer aux autres.
Ce "fut cette même humilité profonde qui détermina saint Augustin à publier ses Confessions. Il les écrivit vers l'an 397 , dans les premières années de son épiscopat, alors qu'il était déjà universellement admiré pour la sainteté de sa vie. Son principal dessein, au rapport de Possidius, son disciple, était de s'exercer aux humiliations, au mépris de lui-même, et de donner aux autres les idées peu avantageuses qu'il avait de sa propre personne. «Les caresses du monde, dit-il au comte Darius, en lui envoyant cet ouvrage, sont beaucoup plus dangereuses que les persécutions. Voyez par ce livre ce que je suis ; vous devez me croire quand je rends témoignage de moi-même, et ne point ajouter foi à ce que les autres en disent. » Son but, dans la composition de son ouvrage, ainsi qu'il nous l'apprend lui-même, fut aussi de s'exciter, à louer Dieu, toujours juste et toujours bon, et de porter les fidèles à élever continuellement vers lui leurs esprits et leurs coeurs. Aussi ce livre a-t-il fait dans tous les temps l'admiration et les délices des âmes vraiment chrétiennes.
Nous allons maintenant assister à la grande lutte intellectuelle qu'à partir de cette époque saint Augustin ne cessa plus de soutenir jus-qu'à sa mort contre les hérétiques qui alors s'insurgeaient de toutes parts contre l'Église. Nous avons déjà parlé de quelques-uns de ses ouvrages contre les manichéens, et de sa dispute avec Fortunat, qui, couvert de confusion, fut obligé de sortir d'Hippone. Malgré des conversions nombreuses, ce parti n'était pas encore abattu. Fauste, le grand chef, l'idole des siens, vivait toujours. Doué de toutes les qualités qui gagnent les esprits et les coeurs, éloquent, affectueux, poli, d'un extérieur agréable, et plein d'une modestie affectée, il se vantait d'avoir tout abandonné pour suivre l'Evangile; ce qui ne lui avait pas été difficile, car il ne possédait rien d'ailleurs : ce prétendu renoncement s'accordait mal avec la vie voluptueuse qu'il menait au milieu des délices et des festins. Ce charlatan mitré, car il était évêque parmi les manichéens, parlait la langue latine avec beaucoup d'élégance et de facilité; il écrivait à ravir; son style était fort, clair, précis et attrayant. Personne ne savait mieux que lui donner aux sophismes un tour piquant et ingénieux, et jeter avec adresse un voile sur les défauts de sa secte. Or, cet habile jouteur avait composé, vers l'an 390, un ouvrage rempli de blasphèmes, dans lequel il attaquait surtout la loi de Moïse, les prophètes et le mystère de l'incarnation. Ces blasphèmes ne pouvaient point rester sans réponse; ce n'était pas pour rien que Dieu avait retiré Augustin des abîmes de l'erreur, et l'avait élevé jusqu'aux sublimes hauteurs du dogme catholique. Vers l'an 400, un grand ouvrage fut annoncé parmi les fidèles d'Afrique : c’était la réponse de l’évêque d’Hippone, divisée en trente-trois livres, où brille la force de la vérité non moins que l'étendue du savoir. Le triomphe fut complet, et il n'était plus question de manichéisme à Hippone, lorsqu'en 404 un certain Félix, du nombre des élus, essaya de l'y ranimer. II était arrivé au mois d’août, et au mois de décembre suivant, après avoir, dogmatisé en secret, il consentit enfin à une dispute publique avec saint Augustin. Les conférences eurent lieu dans l’Eglise. Nous avons encore celles du second et du troisième jour. Moins savant que Fortunat, mais plus subtil et plus rusé, vaincu comme lui, Félix fut cependant plus heureux, car il ouvrit les yeux à la vérité, et anathématisa Manès et ses blasphèmes impies.
Dans une autre conférence publique qu'il eut avec l'arien Paxentius, comte de la maison de l'empereur, ou intendant du domaine impérial en Afrique, saint Augustin remporta encore la victoire; mais il eut la douleur de voir que cette victoire n'avait eu aucun résultat, si ce n'est que le comte, qui, à l'orgueil du rang et de la naissance, joignait encore celui d'un prétendu savoir, s'en retourna furieux d'avoir été vaincu. Cette défaite dut lui faire comprendre qu'il eût été plus sage à lui de ne pas défier un si rude lutteur. Son grand argument était qu'on lui montrât dans l’Ecriture le mot consubstantiel. Le saint se contenta de lui demander en quel endroit il avait lu celui de non engendré dont il se servait. Sans doute que le comte sentait sa faiblesse, car il ne voulut jamais consentir à ce que des notaires écrivissent de part et d'autre tout ce qui se dirait.
Nous assisterons bientôt avec saint Augustin à une conférence plus célèbre encore qui eut lieu à Carthage entre les catholiques et les donatistes. Ces hérétiques ou schismatiques, car ils étaient l'un et l'autre, avaient pris naissance dans cette ville vers l'an 311 ; ils tiraient leur nom d'un certain Donat, leur chef, qui, avec quelques adhérents, s'était séparé de Cécilien, évêque de Carthage, sous prétexte que Félix d'Aptonge, qui l’avait ordonné, était un traditeur, c'est-à-dire, qu'il avait, selon eux, livré les Livres sacrés durant la persécution. Deux fois condamnés par les juges qu'ils avaient demandés à Constantin, et en troisième lieu par cet empereur lui-même, à qui ils en avaient appelé, déclarant coupable quiconque communique avec un coupable, et toute la chrétienté communiquant avec Cécilien, ils s'étaient ainsi, par excès de zèle et de rigueur, précipités et obstinés clans le schisme. A ce crime ils ajoutaient une hérésié formelle, qui était de regarder comme invalide le baptême qui n'était pas donné par quelqu'un des leurs. Plusieurs d'entre eux, joignant la violence à l'erreur, se portaient, en véritables fanatiques, à toute sorte de vexations et d'horreurs, jusqu'à attenter à la vie des évêques orthodoxes. A peine séparés de l'Eglise, ils se divisèrent. bientôt en tant de sectes différentes, surtout dans la Numidie et la Mauritanie, qu'eux-mêmes n'en connaissaient pas le nombre. On distinguait surtout les urbanistes, les claudianistes, les maximianistes, les primianistes et les rogatistes, tous ainsi appelés de quelque chef qu'ils avaient choisi. II fut un temps où ils comptaient plus de cinq cents évêques de leur secte, tant ils étaient nombreux et menaçaient de tout envahir. Peu de temps avant l'arrivée de saint Augustin à Hippone, ils étaient si puissants dans cette ville, que Faustin, leur évêque, défendit, avec une tyrannie digne d'un sectaire, de cuire du pain pour les orthodoxes. Telle était la situation des églises d'Afrique, lorsque saint Augustin fut élevé à l'épiscopat. Mais alors les choses ne tardèrent pas à changer de face. Il combattit l'hérésie régnante, avec l'activité qui lui était propre, en public et en particulier, dans les églises et dans les maisons, par ses discours et par ses écrits, et partout la réduisit à se cacher et à se glisser dans l'ombre. Personne, parmi les donatistes, n'osait plus disputer contre lui, tant on redoutait en lui le double ascendant de la science et du génie. Déjà, lorsqu'il n'était encore que simple prêtre, il avait fait plusieurs ouvrages contre ces hérétiques, un, entre autres, qu'il appelle son Psaume abécédaire, espèce de chanson avec refrain et à la portée du peuple, et un autre contre Donat, le héros du schisme. Ce second ouvrage, où il prouvait contre le sectaire que le baptême est valide par quelque main qu'il soit donné, ne nous est pas parvenu.
Cependant le zèle et la science de l'évoque d’Hippone, soutenue, de son éminente sainteté, en lui faisant remporter de nombreuses victoires sur les hérétiques, lui suscitèrent parmi eux d'implacables ennemis. Leur fureur s'accrut tellement , que certains enthousiastes se mirent à prêcher publiquement que ceux qui lui arracheraient la vie feraient une œuvre très méritoire devant Dieu, et rendraient un grand service à la religion. Ces abominables discours portèrent leur fruit, et ceux qu'on appelait circoncellions attentèrent plusieurs fois à ses jours tandis qu'il faisait la visite de son diocèse. Un jour il n'échappa à leurs embûches homicides que parce que son guide s'était égaré. En 405, il se vit obligé de recourir à Cécilien, vicaire d'Afrique, en Numidie, pour réprimer la fureur de ces fanatiques, qui exerçaient toute sorte de brigandages aux environs d'Hippone. Cette même année fut signalée par de nouvelles lois que l'empereur Honorius publia contre eux : il ne fit en cela que suivre l'exemple de ses prédécesseurs Théodose le Grand, Gratien, Valentinien I, et Constantin lui-même, qui avait déjà publié contre ces hérétiques des édits sévères, et avait même banni quelques-uns de leurs chefs. Saint Augustin observa à ce sujet que leurs séditions et leurs violences les distinguaient des ariens et de tous les autres sectaires, en sorte qu'ils ne pouvaient être contenus que par la terreur des châtiments. Quant à lui, il n’employa jamais que la charité et la douceur; souvent même, il intercédait en leur Faveur : ce fut ainsi qu'il obtint la remise d'une amende à Crispin, l'un de leurs évêques. Il exhortait les catholiques à éviter avec eux les contentions et les disputes, et à travailler à leur conversion par la prière, le jeûne et les autres bonnes œuvres. Ecoutons-le répondant d'avarice aux insolentes calomnies du protestant Barbeyrac, qui n'a pas craint de l’appeler le patriarche des chrétiens persécuteurs, écoutons-le, dis-je, répandant sa grande âme au milieu de son peuple. «Nous sommes en quelque sorte, dit-il, entre les mains des brigands, entre les dents des loups irrités par la rage; et dans ce péril extrême nous vous supplions de ne pas nous oublier dans vos prières.» On pourrai croire que ces paroles sont inspirées par la haine ; mais voyons la suite : « Ce sont , continue le saint évêque, des brebis égarées qui s'obstinent d'autant plus dans leur égarement, qu'on les cherche avec plus de sollicitude. Elles aiment tellement leur perte, qu'elles nous disent : que voulez-vous de nous ? Pourquoi courez-vous après nous? Pourquoi nous cherchez-nous? Comme s'il ne suffisait pas qu'elles s'égarent et qu'elles se perdent pour nous obliger de courir aprés elles. Eh bien dit une de ces brebis égarées, si je suis dans l'erreur, si je me perds, que vous importe? Pourquoi vous obstinez-vous à me chercher? C'est précisément parce que vous êtes égarée que je veux vous ramener ; c'est parce que vous êtes perdue, que je veux vous retrouver. Mais je veux m’égarer, moi, je veux me perdre. Quoi! vous voulez vous égarer ! vous voulez vous perdre ! Et, n'ai-je pas mille fois plus de raison de ne pas le vouloir? Oui, je vous l'avoue, je suis importun, parce que j'entends l'Apôtre qui me commande de presser à temps, à contretemps. Or, quels sont ceux qu'on presse à temps, sinon ceux qui veulent bien être pressés? Et quels sont ceux qu'on presse à contretemps, sinon ceux qui ne veulent pas l'être? Oui, je l'avoue de nouveau, je suis importun. Vous voulez vous égarer, vous voulez vous perdre; et moi, je ne le veux pas. Dieu ne le veut pas non plus, puisqu'il me fait les plus terribles menaces si je souffre que vous vous perdiez. Qui craindrai-je donc, de vous ou de lui? Certes, je sais trop bien que vous ne renverserez pas le tribunal de Jésus-Christ pour établir à sa place celui de votre Donat. Je courrai donc après la brebis égarée, je la chercherai partout. J'y travaillerai, soit que vous le vouliez, soit que vous ne le vouliez pas. Je pénétrerai dans le plus épais des broussailles, dusses-je être déchiré par les épines. Je secouerai toutes les haies. Tant qu'il plaira à Dieu de me donner des forces, je les emploierai tout entières à aller de tous cotés pour chercher la brebis qui s'égare, et ramener celle qui était perdue. Si donc vous ne voulez pas que je vous importune, cessez de vous égarer et de vous perdre.» Ainsi parlait celui que les protestants, dans leur haine et leur aveuglement de sectaires, n'ont pas craint d'appeler le patriarche des chrétiens persécuteurs. Oh ! puissent-il lui ressembler! C'est tout ce que nous pouvons leur souhaiter de plus heureux, nous qui les aimons, tout en détestant leurs erreurs.
Il y avait longtemps que saint Augustin disait aux donatistes : «Si vous voulez, entrer en conférence avec moi, ou consentir à ce que nos lettres soient lues publiquement au peuple, ma joie sera extrême. » Mais aucun d'eux n'avait osé accepter. La littérature et le talent de la parole donnaient, disaient-ils, trop d'avantage à évêque d'Hippone. Vainement, dans un concile national tenu en 403, était-on convenu d'envoyer des députés à tous les évêques donatistes pour leur demander le temps et le lieu où ils voudraient enfin consentir à discuter sur les points de la division : ils s'étaient contentés de répondre qu'ils ne pouvaient point se souiller en communiquant avec les successeurs et les adhérents des traditeurs et des pécheurs. Ces scrupules furent dissipés par le rescrit d'Honorius, qui, en 410, ordonna à ces hérétiques d'avoir à s'assembler avant quatre mois, pour conférer publiquement de leur doctrine avec les catholiques. Il désignait en même temps le tribun Marcellin pour présider à cette conférence. Ce rescrit combla de joie les deux cent soixante-dix évêques orthodoxes assemblés à Carthage. Marcellin ordonna qu'on choisirait de part et d'autre sept évêques pour disputer, sept autres pour les aider de leurs conseils, quatre notaires pour écrire ce qui se dirait, et quatre évêques pour les conduire et les observer. Ces dix-huit évêques de chaque côté devaient seuls assister aux conférences; mais les donatistes demandèrent et obtinrent d'assister au commencement de chaque séance. Tandis que les dix-huit évêques catholiques assistaient seuls aux conférences, les autres imploraient, dans la retraite, le secours du ciel par la prière. le jeûne et les œuvres de charité. Vingt officiers accompagnaient Marcellin. Les donatistes ayant refusé de s'asseoir, le président fit enlever son siège, et tout le monde resta debout. Le droit et le fait furent discutés avec chaleur. Mais il arriva que les pièces mêmes produites par les donatistes servirent à les confondre. Saint Augustin, qui eut la plus grande part à la dispute, démontra éloquemment l'universalité de la véritable Église. Ses preuves étaient tellement victorieuses, qu'une multitude d’hérétiques se convertit ce jour-là même. Prononçant sur les points de fait qui avaient donné naissance au schisme, Marcellin déclara que jamais Cécilien n'avait été convaincu des crimes dont on l'avait accusé. Les donatistes en appelèrent à Honorius; mais ils s'adressaient mal. Sur le rapport de son tribun, ce prince fit contre eux de nouvelles lois plus sévères, les condamna à de grosses amendes, et, bannissant tout leur clergé du territoire d'Afrique, ordonna que leurs Eglises seraient rendues aux orthodoxes.
Cette conférence , commencée le 1er juin de l'an 411, dura trois jours, et fut mortelle au schisme. On vit les donatistes rentrer en foule dans le sein de l'Église. Plusieurs de leurs évêques s'étant convertis avec tout leur troupeau, on les confirma dans leur ancienne dignité, conformément à la décision du concile de Carthage tenu en 407. Un certain nombre de ces sectaires persévéra cependant dans les voies de l'erreur. Quelques-uns de leurs farouches circoncellions et de leurs clercs commirent même des atrocités dans les environs d'Hippone. Un prêtre catholique, nommé Restitute, étant tombé entre les mains de ces forcenés, y perdit la vie : un autre eut les yeux crevés et un bras fracassé. Arrêtés bientôt après, ces misérables avouèrent leur crime en présence de Marcellin, qui, de tribun, était devenu comte de l'empire. Alors éclata encore la douceur et la tendre charité de évêque d'Hippone. Craignant qu'on ne punît les coupables selon toute la rigueur des lois, il intercéda pour eux auprès de Marcellin. «Nous ne les accusons point, lui écrivait-il, nous ne les poursuivons point; et nous serions au désespoir que les souffrances des serviteurs de Dieu fussent punies par la peine du talion.» Dans une autre lettre il le priait de se souvenir de la douceur dont l’Eglise usait envers tous les hommes, de ne point les condamner à la mort ou à la mutilation, ou tout au moins de vouloir bien suspendre l'exécution du ,jugement, jusqu'à ce qu’on eût pu demander leur grâce à que l'empereur. Cela ne suffit point à la bonté de son coeur; il écrivit encore au proconsul Apringius, qui était frère de Marcellin, et devait juger les coupables. II lui représentait les souffrances des catholiques comme autant d'exemples de patience proposés aux méchants, et qui, pour produire des fruits d'édification et de vie, ne devaient, point être souillés par le sang. Pendant ce temps-là, et il le savait, bien, Macrobe, évêque donatiste, à la tète d'une troupe de femmes et d'hommes perdus, désolait le diocèse d’Hippone, rouvrant de force leurs Eglises, qui avaient été fermées, et ne respectant rien de ce qu'ils pouvaient outrager impunément. Les mémes scènes de désordre se passaient en Numidie, et jusqu'au milieu de Carthage. Mais le saint ne prenait de conseil que de sa bonté; il savait d'ailleurs qu'on obtient plus par la douceur que par la violence.
Au lieu de se laisser toucher par tant de modération, les donatistes, comme des reptiles qui couvent en secret leurs poisons, n'attendaient que l'occasion favorable pour se venger de Marcellin. Elle se présenta malheureusement trop tôt. Héraclien, ancien proconsul d'Afrique, s'étant révolté contre l'empire en 413, avait été vaincu prés de Rome par le comte Macrin, qui l'avait poursuivi jusqu'à Carthage, où il l'avait fait exécuter. Plusieurs personnes qui avaient trempé dans la conjuration subirent le même sort. Ce fut alors que les donatistes accusèrent Marcellin et Apringius d'avoir favorisé les rebelles ; Macrin les crut, et fit jeter les deux frères en prison. Le saint, qui aimait beaucoup Marcellin, accou-rut aussitôt pour le consoler. Il le trouva dans les meilleures dispositions, et en parle d'une manière touchante, en même temps qu'il rend témoignage à son innocence et à ses vertus. Un jour, comme il lui demandait s'il n'avait jamais commis de ces péchés qui s'expiaient par la pénitence publique, le comte lui répon-dit aussitôt, en lui serrant la main droite : «Je vous jure, par cette main qui a offert les redoutables mystères à la majesté de Dieu, que je ne me suis jamais rendu coupable de pareils péchés. » Le saint avait pleinement justifié les deux prisonniers, et avait fait promettre à Macrin qu'il leur laisserait la vie. Mais cet homme violent et trompé ne tarda pas à oublier sa promesse, et les condamna l'un et l'autre à être décapités. Celle atroce et inique exécution causa à saint Augustin la plus vive douleur; il ne voulut plus avoir aucune relation avec Macrin, qui devint le juste objet de l'exécration universelle, et se vit obligé de se soumettre à une pénitence proportionnée à la grandeur de son crime. Il fut disgracié par l'empereur. On lit le nom de Marcellin dans le Martyrologe, le 8 avril; il y est appelé martyr; et dans quelques édits, homme de glorieuse mémoire.
Tandis que les donatistes embrasaient du feu de leurs querelles le rivale africain, un autre grand embrasement s'allumait sur le rivage opposé. Les Goths étaient maîtres de Rome, et livraient aux flammes la ville éternelle, qui recevait une vie nouvelle dans ce baptême de feu. Ce fut à la lueur de ce sublime incendie que l'illustre veuve Proba Falconia confia à une barque fragile sa fortune, sa vie et celle de tous les siens. Pour échapper à Alaric, occupé alors à piller l'Italie, elle se sauvait en Afrique, où elle aborda heureusement avec Julienne sa belle-fille, sa petite-fille Démétriade, et plusieurs autres saintes femmes qui échappèrent ainsi à la brutalité des barbares. Mais une autre peste régnait en Afrique; car mille plaies ruinaient ensemble ce vieux monde. Héraclien s'abandonnait à toute la licence et à toutes les fureurs de la révolte. Il fallut, acheter de lui la sécurité et l'honneur. La rançon fut immense, et Proba y vit passer une grande partie de ses biens. Ce qui n’empêcha pas sa petite-fille Démétriade de rester encore la plus riche comme la plus illustre héritière de l'empire. Saint Augustin brillait alors comme un astre au milieu de l'Afrique; tous les yeux se tournaient naturellement vers lui. Proba se hâta donc de lui écrire pour lui demander des conseils sur l'article de la prière. Le saint se fit un devoir de lui répondre. « La vraie prière, lui disait-il, est le cri du coeur: elle doit être continuelle par les brûlants désirs de l’âme qui doit chercher Dieu en tout et toujours; à l'exemple des pieux solitaires de la Thébaïde, il faut de temps en temps élever son âme à Dieu par de saintes aspirations; mais il faut surtout avoir des heures réglées pour ses exercices. Il lui donne une explication de l'oraison dominicale, dans laquelle il dit que nous pouvons recommander à Dieu les besoins de notre corps, et surtout notre santé, pour la consacrer à son service. Mais nous ne devons demander les biens de cette vie que dans la vue de notre avantage spirituel, de peur qu'ils ne nous soient accordés lorsqu’ils nous deviendraient funestes, comme les viandes dans le désert aux Juifs murmurateurs. Chose bien digne de remarque, l'insolente prière des Hébreux fut, exaucée:, et saint Paul ne put obtenir d'être délivré d’une tentation humiliante et importune qui devait servir d'exercice à sa vertu.
Dans les divers voyages qu'il fit à Carthage, saint Augustin vit Proba et sa famille; ses visites ne furent point inutiles. Démétriade, animée par ses exhortations, offrit à Dieu le sacrifice de sa virginité. Née au milieu de tout ce qui peut flatter les sens, élevée au sein des délices et de la somptuosité, toujours environnée d'une troupe d'eunuques et d'esclaves, toute brillante d'or, de pourpre et de pierreries, la jeune sainte pratiquait depuis longtemps les œuvres de la mortification chrétienne.
Favorisée par quelques vierges, qui seules étaient dans le secret de sa ferveur, elle couchait sur un petit cilice étendu à terre. Les yeux baignés de larmes, elle conjurait sans cesse le Seigneur de disposer le coeur de sa mère et de son aïeule à ne point lui refuser la grâce qu'elle se décida enfin à leur demander.
Déjà tout se préparait pour son mariage, lorsqu'un jour, se dépouillant des ornements si chers aux personnes de son âge et de son sexe, renfermant dans leurs riches écrins ses colliers d'or, ses perles, ses diamants d'un prix inestimable, elle court, à la manière la plus simple, se jeter aux pieds de son aïeule, qu'elle arrose de ses larmes; elle ne s'exprime que par ses gémissements. Sa mère arrive et à bientôt deviné sa fille. Qui pourrait dire ce qui se passa alors? Salut Jérôme avoue qu'il n'ose l'entreprendre, de peur d'en donner une trop faible idée. II aime mieux dire seulement qu'on vit ces deux mères se jeter au cou de leur fille pour l'embrasser, l'arroser de leurs larmes de joie, la relever, la serrer dans leurs bras, la rassurer par toutes les marques possibles de l'affection la plus tendre, protester qu’elles lui applaudissaient de tout leur cœur, la combler d’éloges et ce qu'elle relevait l'éclat de leur famille par celui de la virginité, et les consolait ainsi de la ruine de leur patrie. Peu de temps après, la jeune vierge reçut le voile des mains de évêque de Carthage, et sa riche dot fut distribuée aux pauvres. Plusieurs de ses amies et de ses esclaves imitèrent son exemple. Cet événement, qui attestait la puissance du christianisme, eut du retentissement jusqu’aux extrémités du monde. Saint Augustin à qui en revenait presque toute la gloire, reçut, à cette occasion, un petit présent avec une lettre de Proba et de Julienne, à laquelle il répondit par des félicitations. En réponse à une autre lettre de ces saintes femmes, saint Jérôme envoya aussi, du fond de sa solitude, des instructions à Démétriade. Pélage, qui était alors en Palestine, fut aussi du nombre de ceux qui lui écrivirent. Sa lettre, que nous avons encore, contenait les premiers germes de son hérésie. Saint Augustin qui eut occasion d'en soupçonner ou d'en découvrir le venin, se hâta d'écrire à Julienne pour l'avertir de préserver sa fille de ce dangereux poison. Ce fut à peu près dans le même temps qu'il composa tout exprès pour elle son livre de la Viduité. II est probable que Démétriade ne tarda pas à retourner à Rome avec sa famille; car on l'y voit fleurir sous le pontificat de saint Léon.
Pèlage, que saint Augustin, saint Prosper et Marius Mercator, font Breton de naissance; était moine de Bangor, au pays de Galles: C'est donc à tort que certains auteurs l'ont fait naitre en Irlande. Son nom, en langue bretonne; était Morgan, et signifiait de la mer ou du bord de la mer. II le changea plus tard en celui de Pélage qui a la même signification dans !a langue grecque. Cet hérésiarque avait plus d'esprit que de science. Si l'on en juge par son style décoloré, aride et sans chaleurs il devait être doué, à un degré très éminent, de l'impassibilité britannique. Ce devait être un de ces hommes froids qui, peu attentifs ou peu sensibles à ce qui se passe autour d'eux, aiment à se réfugier en eux-mêmes, et y vivent solitaires avec leurs rares pensées.
Pélage avait aussi le génie aventurier de sa nation. Voyageur par instinct, on le trouve d'abord en Italie, et plus tard en Palestine: Pendant son séjour à Rome, il se fit une grande réputation de vertu. S'étant lié avec Rufin; surnommé le Syrien, disciple de Théodore de Mopsueste, il apprit de lui les dogmes erronés qu'il commença dés lors à répandre. En homme prudent, il chercha d'abord à savoir de quelle manière on les recevrait sans se compromettre lui-même. Pour cela, il les fit proposer par ses disciples. Le principal était Célestius, qui, selon Marius Mercator, était noble de naissance, et selon saint Jérôme, originaire d'Ecosse, La hardiesse d'esprit ne le cédait en lui qu'à la subtilité, qualité ou vice ordinaire des hommes de sa profession; car il avait suivi le barreau avant d'embrasser l'état monastique. Il avait fait connaissance avec Pélage avant la prise de Rome, et l'accompagna en Afrique dans l'an-née 409. Pélage étant parti pour l'Orient, Célestius resta à Carthage où il mit tout en œuvre pour arriver au sacerdoce ; mais au commencement de l'année 412, Paulin, diacre de Milan, le dénonça à Aurélius, et l'accusa d'hérésie. Evêque de Carthage se hâta d'assembler un concile. Paulin y lut deux Mémoires contre Célestius, qui fut convaincu de diverses erreurs, comme d'avoir enseigné qu'Adam eût été également mortel, lors même qu'il n'aurait jamais péché; que sa chute lui avait été personnelle, et n'avait point nui à sa posté-rité; que les enfants naissent dans le même état que si Adam ne fût jamais tombé ; enfin, que ceux qui meurent sans avoir reçu le baptême obtiennent également la vie éternelle. Célestius fut entendu, et, malgré ses subtilités et ses défaites, ne put donner le change à ses juges. Il ne réussit qu'à prouver soir opiniâtre attachement à l'hérésie. Le concile condamna donc ses erreurs et le frappa d'excommunication. Son orgueil l’empêchant de se rendre, il en appela au Saint-Siège. Mais cet appel n'eut pas de suite; se défiant sans doute de la bonté de sa cause, il se retira à Éphèse.
Si saint Augustin n'assista point au concile de Carthage, il est certain du moins qu'il commença dès lors à combattre les pélagiens dans ses sermons et dans ses lettres. Ce fut à la fin de l'an 412, qu’à la prière du tribun Marcellin, il écrivit contre eux ses premiers traités. Seulement il évita de les désigner par leurs noms, pour ne point blesser leur susceptibilité et ne mettre aucun obstacle à leur retour. Il disait même de Pélage que «c'était un saint personnage exercé à la pratique des vertus chrétiennes, un homme de bien et très digne de louange. « Il faut que cet hérésiarque ait changé, on que sa vertu n'ait été qu'une détestable hypocrisie; car Orose et les autres Pères soutiennent qu'il aimait la bonne chère, les bains, la mollesse et les délices : il est vrai qu'ils en parlent ainsi après sa condamnation, alors qu'il avait peut-être levé le masque, parce qu'il n'avait plus de ménagements à garder.
Cet orgueilleux sectaire fit un long séjour en Palestine. Ayant été accusé d'hérésie devant quelques évêques assemblés à Jérusalem, on écrivit au souverain pontife à la décision duquel on convint de s'en rapporter sur cette affaire. Mais au mois de décembre de la même année, un concile composé de quatorze évêques, s'étant assemblé à Lydde ou Diospolis, Pélage fut obligé de comparaître pour rendre compte de sa doctrine. Il avait pour accusateurs deux évêques gaulois, Héros d'Arles et Lazare d'Aix. L'adroit Breton s'excusa si bien, qu'il parut presque aussi catholique que les évêques qui s'étaient constitués ses juges; il en fut quitte pour abjurer ses erreurs. Cette abjuration ne fut pas sincère. Plus vain qu'auparavant, Pélage chercha à mettre à profit le chimérique avantage qu'il se flattait d'avoir remporté dans le concile. Quatorze évêques, disait-il, avaient approuvé son opinion, et avaient reconnu avec lui qu'un homme peut vivre sans péché et observer facilement la loi divine. Mais ces mots, avec !a grâce de Dieu, qu'il supprimait malicieusement, et l'adverbe facilement, qu'il ajoutait et qu'il n'avait point osé prononcer devant les évêques, changeaient entièrement le sens du concile. C'est ce que fait observer saint Augustin.
Ces mensonges insidieux, débités par Pélage dans une lettre à ses amis, éveillèrent de nouveau l'attention des évêques. En 416 ils s'assemblèrent successivement à Carthage et à Milève, et écrivirent au pape Innocent. Le souverain pontife les complimenta sur leur vigilance pastorale, et, l'année suivante, déclara Pélage et Celestius retranchés de la communion de l'Eglise. Pélage lui écrivit pour se justifier, et Célestius, qui s'était fait ordonner prêtre à Ephèse, se rendit à Rome pour plaider lui-même sa cause. Dans une profession de foi qu'il présenta à Zozime, successeur d'Innocent, il désavoua toutes les erreurs qu'il pouvait avoir enseignées dans ses lettres, et pria le chef de l'Eglise, au jugement duquel il disait s'en rapporter entièrement, de vouloir bien le ramener charitablement dans la voie de la vérité. Trompé par cette soumission et cette feinte candeur, Zozime se hâta d'écrire en sa faveur aux évêques d'Afrique ; cependant il ne leur ordonnait point de lever la sentence d'excommunication, mais seulement de différer de deux mois la décision de cette affaire.
En 418, Aurélius assembla à Carthage un concile de deux cent quatorze évêques; la sentence d'excommunication contre Célestius fut renouvelée, et il fut déclaré, qu'on s'en tiendrait au décret d'Innocent. Alors Zozime, mieux informé, revint de sa première opinion; il condamna les pélagiens et somma Célestius de comparaître de nouveau. Au lieu d'obéir, l'hérétique s'enfuit secrètement de Rome, et passa en Orient. Cette conduite acheva d'éclairer Zozime; il excommunia Pélage et Célestius, et fit parvenir la sentence dans les principales Eglises d'Afrique et des contrées orientales.
Dix-huit évêques d'Italie, qui refusèrent d'y souscrire, furent déposés et chassés de leurs sièges. Le plus habile et le plus ardent de ces évêques rebelles était Julien, d'une naissance illustre et occupant le siège d’Esclave, dans la Campagne. A l'exemple de Denis, tyran de Syracuse, il se fit maître d'école en Sicile. Les ouvrages qu'il écrivit contre saint Augustin, et où brille. autant d'esprit que de vanité. Prouvent qu'il ne le cédait en orgueil à aucun pélagien.
Les empereurs Honorius et Théodose, appuyant les décisions de l’Elise, publièrent un édit qui bannissait à perpétuité Pélage et Célestius, et ordonnait la confiscation de leurs biens. Ceux qui soutiendraient leur doctrine devaient être soumis aux mêmes peines. Après la publication de cet édit, qui fut envoyé aux trois préfets du prétoire, Pélage et Célestius s'éclipsèrent, et restèrent cachés dans le fond de l'Orient.
Les principales erreurs de ces sectaires touchaient au péché originel et à la grâce divine; ils niaient l’existence de l'un et la nécessité de l'autre : aussi donnaient ils de grands éloges aux vertus des païens saint Augustin, s'appuyant sur l'Ecriture plus encore que sur la raison, prouva contre eux que tous les hommes sont pécheurs, et que, sans une grâce spéciale, telle que celle qui a été donnée à la vierge, mère de Dieu, les saints même commettent souvent des fautes d'inadvertance; en sorte qu'ils ont besoin de veiller sans cesse et d’entretenir constamment en eux l’esprit de componction. Selon lui, les vertus des païens étaient souvent fausses, parce qu'elles étaient corrompues par la vaine gloire et les autres passions. Les vertus morales, quand elles ne sont pas viciées dans leur source, peuvent mériter des récompenses temporelles : mais toute vertu qui n'est pas surnaturelle, dans le principe et la grâce qui la produit, ne peut mériter la vie éternelle. La grâce que Jésus-Christ nous a obtenue par l'effusion de son sang nous détermine à toute vertu, conjointement avec le libre arbitre, dont elle ne détruit nullement l'active et réelle coopération. Tout le bien qui est en nous doit donc être attribué au Créateur, et personne n'a le droit de se prévaloir de ses bonnes œuvres sur le prochain. Dieu est l'auteur de tout, excepté du mal, qui n'est qu'un défaut de rectitude dans la volonté. et vient tout entier de la malice de la créature. Sans le secours de la grâce, l'homme est incapable de faire aucune action par un motif surnaturel, et dont Dieu, par conséquent, veuille être la récompense. Mais cette grâce précieuse qui nous est si nécessaire pour faire le bien nous est toujours donnée quand nous la demandons; telle est même l'admirable, économie de la Providence, qu'elle ne manque jamais, dans une certaine proportion, à ceux là même qui l’ignorent et ne songent pas à la demander.
Saint Augustin avait déjà réfuté, avant même qu'elles eussent paru, les erreurs des pélagiens dans plusieurs de ses ouvrages, entre autres dans ses livres à Simplicien, où il expose sa doctrine sur la prédestination. Mais il les combattit plus directement encore dans ses trois livres sur le Baptême des enfants; qu'il écrivit à la prière de Marcellin , dans ceux du Mariage et de la Concupiscence, dans celui qu'il adressa à Hilaire contre les pélagiens de Sicile, dans celui de la Nature et de la Garce; dans celui de la perfection de la justice, dans les deux à Pinien, et enfin dans les six qu'il composa contre l'évêque Julien. Tous ces ouvrages, et biens d'autres encore, furent écrits de l'an 400 à l'an 418. Saint Augustin passa une partie de cette année à Carthage, où il percha plusieurs fois contre les pélagiens. Ses exhortation, son zèle, et surtout sa douceur, contribuèrent beaucoup à la conversion des abélaniens et des tertullianistes, qui occupaient encore une Basilique dans cette ville. De Carthage , saint Augustin se rendit à Alger, où il eut une conférence publique avec Emérite, évêque donatiste, qui se retrancha dans un silence obstiné, manière quelquefois très éloquente d'avouer qu'on est vaincu. Ces schismatiques remuaient toujours, et saint Augustin ne cessait point de les combattre. Au concile de Cirthe ou de Serte, où ils furent de nouveau condamnés, il écrivit une lettre qu'il signa avec trois autres évêques, et qui fut envoyée en divers endroits pour répondre aux calomnies de ces sectaires sur les vrais actes et l'intégrité du concile. Perdus, désespérés, ces misérables en vinrent à un tel point de fanatisme et d'exaspération, qu'ils se brûlaient eux-mêmes. Celui qui montra le plus de démence et de fureur fut un certain Gaudence, un des sept évêques que les donatistes avaient choisis pour la conférence de Carthage. Il menaçait de se brûler, dans son église avec plusieurs autres insensés, si on voulait le forcer de com-muniquer avec les catholiques. Saint Augustin composa deux livres pour réfuter ses erreurs et ses blasphèmes. C'est le dernier ouvrage qu'il paraît avoir fait contre les donatistes. On était alors en 420. En même temps qu'il écrivait ses livres contre Gaudence, le saint docteur s'occupait des priscillianistes, à la prière de Consentius, et composait son ouvrage sur le Mensonge. Dés l'an 415, il s'était déjà occupé de ces hérétiques, espèce de manichéens réformés, qui, avec les origénistes, infectaient une grande partie de l'Espagne. Paul Orose, prêtre espagnol, s'étant rendu en Afrique vers ce temps-là pour voir saint Augustin, dont la réputation avait déjà pénétré jusqu'aux extrémités du monde, et lui ayant présenté un mémoire sur les dogmes impies professés par ces enfants de l'erreur, le saint composa l'ouvrage intitulé: Contre les priscillianistes el les origénistes. Il y réfute en particulier ceux qui disaient que l'âme humaine est d'une nature divine, et enfermée dans le corps en punition des fautes qu'elle a commises dans une autre vie.
Les païens et les juifs furent aussi l'objet de soir zèle infatigable. Dans un traité qu'il composa contre ces derniers, il prouva par l'Ecriture que la loi ancienne devait être remplacée par, la loi nouvelle. Plusieurs services rendus à ceux de Madoure qui gagnèrent leur affection , et les préparèrent peu à peu à embrasser la religion de leur bienfaiteur. En 410, une grande calamité étant venue fondre sur l'empire, les païens renouvelèrent leurs vieilles calomnies , et en rejetèrent la cause sur les chrétiens. A la vue de Rome pillée et livrée aux flammes par Alaric, ils répétèrent leurs blasphèmes contre le christianisme, et témoignèrent le regret de ne plus voir le monde courbé devant leurs stupides idoles. Saint Augustin les réfuta dans son grand ouvrage de la Cité de Dieu ; commencé en 413, il ne fut achevé qu'en 426. Il devint l'arsenal où puisèrent ensuite tous ceux qui eurent à défendre l'Évangile contre les païens, et l'on peut dire, en toute vérité, qu'il fit époque dans l'histoire de l'esprit humain. Cassiodore voulait qu'on eût sans cesse entre les mains ces vingt-deux livres de la Cité de Dieu. Voici ce que Macédonius, vicaire d'Afrique, écrivait au saint docteur qui lui avait envoyé les trois premiers: «J'ai lu vos livres et n'ai pu les quitter sans les finir. lis m'ont entraîné et tellement attaché, qu'ils m'ont fait oublier toutes mes affaires. Je ne sais ce qu'on y doit admirer davantage, ou de cette connaissance si parfaite de la religion, ou de la science de la philosophie, ou d'une profonde étude de l'histoire, ou de cette éloquence si pleine de charme que les igno-rants eux-mêmes ne sauraient s'empêcher de tout lire, et qu'après avoir tout lu, ils voudraient n'être pas encore à la fin.' Vous confondez l'impudence et l’opiniâtreté de ceux qui rejettent sur la religion chrétienne les maux dont il plaît à Dieu d'affliger le monde...» Ces livres, a dit un critique célèbre, sont si, pleins d'esprit, de science et de piété, qu'on ne peut rien désirer au delà.
Jovinien, l'ennemi de la virginité, avait été battu par saint Jérôme en 392, et condamné par le pape Sirice. Un concile tenu à Milan avait aussi proscrit ses erreurs; cependant il lui restait encore quelques disciples. Comme ils prétendaient qu'on ne pouvait rejeter la doctrine de leur maître sans condamner l'état du mariage, saint Augustin composa, pour les réfuter, un livre sur les avantages de cet état, dont il prouve la sainteté. Il dit que plusieurs s'y engagent par des motif;, de vertu, et vivent plus saintement qu'un grand nombre de vierges. II publia encore, dans le but de réfuter Jovinien, son livre de la Sainte virginité. Il la préfère au mariage, et la regarde comme plus parfaite lorsque ceux qui l'embrasent le font pour Dieu, et que, sans en tirer vanité, ils lui offrent sans cesse le sacrifice de leur coeur. Son livre de la Continence est dirigé contre les manichéens : il y prouve contre ces hérétiques que le péché ne vient point d'un principe mauvais par sa nature. Dans ses deux livres des Mariages adultères, il établit qu'une séparation pour cause d'adultère ne donne pas le droit de convoler à de secondes noces. II résout encore plusieurs autres difficultés relatives à l'indissolubilité du mariage. Ce, sont là autant de preuves irréfragables de la per-pétuité de la tradition et de l'enseignement catholique sur ces matières. Saint Augustin abonde en ces sortes de témoignages. C'est ainsi que, dans son livre de la Foi et des Œuvres, il réfute avec la clarté et la force qui lui est propre la principale erreur des partisans de la réforme, douze siècles avant qu'elle ait été imaginée par eux.
L'activité de plusieurs hommes aurait à peine suffi à tout ce que nous venons de dire; mais rien ne lassait celle de ce génie aussi vaste qu'infatigable. Plusieurs autres travaux entrepris et exécutés dans le même temps prouvèrent qu'à l'exemple de la Providence, elle pouvait s'étendre à mille choses sans en négliger aucune. Depuis l'an 413 à l'an 420, nous trouvons encore plusieurs autres ouvrages publiés par le saint docteur. Nous citerons en particulier ses Explications sur les psaumes, le livre des Locations, les Questions sur Heptateuque, ou les sept premiers livres de l'Ecriture, et un grand nombre de Lettres, dont plusieurs sont de véritables traités; témoin celle que Paul Orose, banni d'Espagne par les ennemis de l'Eglise, se chargea de porter lui-même à saint Jérôme. Les deux saints s'étaient compris ; aucun nuage ne vint plus troubler la sérénité de l'amitié qui les unissait. Le solitaire de la Palestine avait conçu la plus tendre affection pour l’évêque d'Hippone, qui lui rendait avec usure amour pour amour; car personne ne fut jamais plus: aimant que ce grand homme.
Nous l'avons laissé à Alger en 418. C'est dans cette ville qu'il prononça ce fameux discours qui fit couler tant de larmes, et dans lequel il attaque l'inconcevable coutume où l'on était de se battre publiquement en un certain temps de l'année. Que dirait-il; si, reparaissant tout à coup au milieu de cette ville; il voyait l'étendard de l'erreur et de la barbarie flotter plus haut que la croix de Jésus-Christ; et un prophète impur mieux servi que le Dieu qui a sauvé le monde? Quelle douleur, quelle indignation remplirait son âme! « Français,' s'écrierait-il, qu'est devenue la foi de vos pères? Vous avez hérité de leur courage, mais où sont leurs vertus? Puisque vous avez le pied sur cette terre, un grand devoir vous est imposé. : vous devez y faire connaître et régner le Dieu qui a protégé vos armes. Jusques à quand vous verra-t-on aussi froids à le servir que ces malheureux sont ardents à glorifier leur prétendu prophète ? Jusques à quand serez-vous indifférents à leurs blasphèmes ? Jusques à quand souffrirez-vous que le croissant monte plus haut et plus brillant dans les airs que le signe auguste de la rédemption et du salut éternel ? Malheur à vous, si vous trahissez plus longtemps la mission que la Providence vous a confiée ! Cette terre; où coule le lait et le miel, n'aura pour vous que de dévorantes ardeurs, et ces peuples, aux yeux, desquels vous deviez faire briller la lumière de l’Evangile, deviendront entre les mains de Dieu les instruments de sa colère et de sa vengeance. » Mais ce n'est pas là ce que dirait saint Augustin : les saints ont leur langage;, que les profanes ne peuvent imiter, et les hommes de génie ont aussi le leur, et il n'est donné de le reproduire qu'à ceux qui leur ressemblent. Si le grand évêque d'Hippone reparaissait aujourd'hui sur le rivage africain, à l'aspect des abus qui y règnent, il aurait dans les yeux des larmes brûlantes, et dans la bouche des paroles de feu, et personne ne ré-sisterait à l'ardeur de son zèle et au torrent de son éloquence. Oh ! puisse donc un autre saint Augustin se lever bientôt sur cette terre, qui n'attend qu'une étincelle sacrée pour s'embraser encore, comme il y a quatorze siècles, des feux de la charité. C'est un devoir pour tout chrétien de le demander dans ses prières.
En 421, lorsqu'il fut de retour à Hippone, saint Augustin composa son Manuel ou Enchridion, à la prière d'un certain Laurent, frère du tribun Dulcitius, et chef des notaires de l'Église romaine: En réponse à diverses questions de ce personnage, recommandable par son érudition, le saint y traite spécialement de la foi, de l'espérance et de la charité. Il faut rapporter à cette même époque le livre intitulé du Soin des Morts, qu'il envoya à saint Paulin, par lequel il avait été consulté sur ce sujet. Il éprouva dans ce temps-là un chagrin cruel. Ayant créé un siège épiscopal à Fuzale, bourg situé à seize lieues d'Hippone, et ayant élevé sur ce siège, à défaut d'un saint prêtre de son clergé qui le refusa, un jeune homme nommé Antoine; qu'il avait élevé dés la pre-mière enfance, il eut la douleur de voir, peu de temps après, le nouvel évêque poursuivi par de nombreux accusateurs. Malgré sa bonne volonté et ses efforts, il fut même obligé de lui ôter la conduite de son Eglise. La chose alla plus loin. Abusant de la modération et de la douceur dont, on avait usé à son égard, Antoine réussit à surprendre la bonne foi de son primat et du pape Boniface, et saint Augustin se vit réduit à supplier le pape Célestin, par tout ce que sa piété put lui suggérer de plus touchant, de ne point rétablir sur son Siège un homme que la force des choses en avait fait tomber. Il ajoutait que si, pour le malheur de son Eglise; ce rétablissement avait lieu, il quitterait lui-même son siège pour aller pleurer dans la solitude la faute qu'il avait faite en élevant à l'épiscopat un homme qui en était si peu digne.
Saint Augustin continuait de mener avec ses prêtres la vie commune qu'il avait instituée au commencement de son épiscopat. En 426, le prêtre Janvier étant mort, on fut fort surpris de trouver dans son testament une clause par laquelle il déshéritait son fils et sa fille, car il avait été marié avant, de recevoir les ordres, et léguait à Eglise d'Hippone une somme d'argent qu'il disait lui appartenir. On savait qu'il s'était réservé quelque chose, mais on croyait ; comme il le disait lui-même, qu'il le conservait pour sa fille, encore en bas âge. Saint Augustin, qui n'acceptait qu'avec peine les legs les plus incontestables, se garda bien d'agréer celui-ci. Cette infidélité, dans un prêtre de sa congrégation, le toucha sensiblement. Pour arrêter le scandale qu'elle avait dû causer, il assembla le peuple, et déclara qu'il avait enjoint à tous les ecclésiastiques qui vivaient avec lui de disposer de ce qu'ils pourraient encore posséder en propre. A l’Epiphanie, temps auquel il avait promis de rendre compte au peuple de l’effet de ses ordres et de ses exhortations, il eut la consolation de pouvoir dire que tous, prêtres, diacres, et sous-diacres, s'étaient dépouillés avec joie et avaient souscrit d'avance à la résolution qu'il avait prise d'effacer désormais du nombre de ses clercs ceux qui seraient convaincus de posséder quelque chose. Quel temps ! quelles moeurs! Dans ce compte rendu au peuple d'Hippone, voici ce que saint Augustin dit du prêtre Léporius, homme distingué par sa naissance et ses richesses, mais qui avait tout quitté pour se consacrer à Dieu ; comme on l'accusait de s’être réservé une partie de ses biens, le saint docteur le justifia ainsi devant tout le peuple assemblé : « Ce n'est pas qu'il n'ait possédé des richesses, mai, il en a disposé selon le conseil qui nous est donné dans la lecture que nous venons de faire. S'il ne l'a pas fait ici, nous savons où il l'a fait. Or, comme il n'y a qu'un seul .Jésus-Christ, il n'y a qu'une seule Eglise. Quelque part qu'il ait fait cette bonne œuvre, nous devons donc nous en réjouir avec lui. Il a bâti dans le jardin que vous savez un monastère pour ses domestiques, qui se sont aussi consacrés au service de Dieu. Ce jardin n'est ni à lui ni à Eglise. A qui donc appartient-il ? dira quelqu'un. Au monastère même qui y est bâti. Il est vrai que jusqu'à présent il a pris soins des nouveaux religieux, et a conservé le maniement du peu de bien qu'ils ont pour leur subsistance ; mais pour ôter tout prétexte à ceux qui se repaissent de faux soupçons, au lieu de s'édifier des beaux exemples qu'ils voient, lui et moi nous avons jugé qu'il valait mieux laisser à ces moines le soin de leurs affaires comme s'il n'était plus au inonde. Aussi bien faudra-t-il qu'ils se passent de lui quant il sera mort Il n’a point d'argent qui lui appartienne. II a fait bâtir l'hôpital, qui est maintenant achevé; mais c'est moi qui l'en ai chargé; il m'a obéi et a travaillé comme vous avez vu. C'est encore par mon ordre qu'il a bâti Eglise des huit martyrs. Il a commencé cet ouvrage avec une partie de l'argent qui avait été donné pour l'hôpital ; et quelques personnes pieuses, qui cherchent à faire écrire leur nom dans le livre de vie, voyant le commencement de l'édifice, ont contribué, chacune selon ses moyens, à le mettre en l'état. où vous le voyez aujourd'hui. Ici les faits parlent à tous, et personne n'est tenté d’être incrédule. Quant à savoir si Léporius a de l'argent, comme c'est une chose qu'on ne saurait voir, il faut m'en croire. II faut que les mauvaises langues se taisent, si elles ne veulent pas se faire plus de tort qu'à lui par leurs coupables médisances. Ce prêtre avait acheté une maison dont il croyait que les pierres pourraient lui servir pour le monument sacré: comme il n'en a pas eu besoin, parce qu'on en a pris ailleurs, la maison est restée; mais le revenu qu'elle produit est pour Eglise et non pour lui. II ne faut donc pas dire que c'est la maison de ce prêtre : il n'en a pas d'autre que la mienne, qui est partout où Dieu peut se trouver.»
« J'ai appris, dit-il encore, que l'on fait courir quelques bruits sur le prêtre Barnabé, et entre autres, qu'il avait acheté une terre de notre cher et honoré fils Éleusin. Cela est faux. Eleusin lui a donné un monastère, et ne l'a point vendu : c'est de quoi je puis vous donner une assurance certaine, car j'en ai été témoin. Que demandez-vous de plus ? Oui, je suis té-moin qu'il l'a donnée et ne l'a point vendue. Mais, parce qu'on n'a pas cru qu'il ait pu la donner, on s'est imaginé qu'il l'avait vendue. Qu'il est heureux d'avoir fait une si bonne œuvre qu'on n'ait pu se persuader qu'il l'ait réellement faite! Mais, du moins, croyez-le maintenant, et ne prêtez pas une oreille si facile à la médisance. Oui, je le répète encore, je suis témoin qu'il l'a donnée. » 0 grand homme! comme la tendresse paternelle vous faisait bégayer avec vos petits enfants ! Ecoutons encore. « On a dit aussi de Barnabé, quêtant économe de notre maison il avait fait des dettes tout exprès, afin que, pour acquitter ces dettes, je le laissasse jouir des revenus de la ferme de Victoriane pour dix ans. Cela est également faux ; cependant ce bruit a quelque fondement. Ce prêtre a réellement contracté certaines dettes pendant son économat. J'en ai payé une partie comme j'ai pu; le reste est dû au monastère même que Dieu a établi par ses soins. La métairie de Victoriane étant à affermer, et personne n'en ayant offert plus de quarante écus, bien qu'elle vaille davantage, je lui en ai confié l'administration, pour en employer tous les fruits, non à la subsistance de nos frères, mais à l'acquittement de la dette qui reste encore. On s'en rapporte à sa bonne foi, et il ne demande pas mieux que de céder sa place à un autre, qui paiera sur les revenus de la ferme ce que l'on doit au monastère. Si quelqu'un veut bien s'en charger, qu'il se présente... C'est encore notre honorable fils Éleusin qui a donné la place pour bâtir le monastère, et il l'avait donnée à Barnabé avant que celui-ci fût élevé au sacerdoce. Les titres de donation ont été changés depuis en faveur du monastère à qui maintenant cette place appartient. »
Dans le même discours, le saint parle encore de ses diacres et de ses sous-diacres. Ces derniers étaient pauvres et attendaient tout de la bonté de Dieu. Quant aux diacres, ils possédaient encore quelque chose : c'était parce qu'ils n'avaient pas encore partagé avec leurs frères et sœurs qui n'avaient pas âge voulu par la loi, ou bien pour ne pas laisser une vieille mère exposée à mourir de faim; mais aussitôt, que ces raisons auraient disparu, ils étaient bien résolus à se dépouiller entièrement jusqu'à la dernière obole. Quelle condescendance! quelle admirable simplicité dans un tel homme ! quelle horreur du scandale ! Il pouvait lien dire, en toute vérité, comme, le grand apôtre : Quel est celui qui se scandalise, sans que j'en sois consumé de douleur ?
Tant d'écrits partis de la plume de saint Augustin, tant de conciles, de condamnations et d'excommunications, avaient foudroyé le pélagianisme, mais n'en avaient pas extirpé jusqu'aux dernières racines. Cette hérésie, qui flatte l'orgueil de l'homme et l'opinion avantageuse qu'il a naturellement de lui-même, devait trouver de nombreux et puissants protecteurs : ils ne lui manquèrent pas. Or, lorsqu'une erreur flatteuse pour la nature s'est implantée dans les âmes, on ne l'en arrache pas en un jour. Vainement de grands docteurs s'élèveront-ils, comme Augustin, pour sonner de la trompette sacrée, pour réveiller le zèle des pasteurs et appeler toute l'Église au combat; vainement seront-ils âme de ce grand corps, pour l'exciter à rejeter de son sein les principes morbides et délétères qui le tueraient, s'il n'était immortel; vainement feront-ils jaillir des torrents de lumière pour éclairer tous les replis et les obscurités dans lesquels le monstre s'enveloppe, l'hydre peut être terrassée et ses tètes abattues : mais pendant longtemps encore il reste quelque trace des poisons qu'elle a répandus, et des souil-lures qu'elle a laissées partout où elle a traîné son corps impur.
Que si on compare ces hérésies, espèces d'embrasements intellectuels, à de grands incendies, lorsqu'on est parvenu à étouffer les flammes et à arrêter la conflagration, longtemps les ruines fument encore, et cachent des feux ardents dans leur sein; souvent même l'incendie se rallume. C'est ce qui arriva pour le pélagianisme. Bientôt le semi-pélagianisme sortit de ses cendres encore fumantes, et, comme si le Nord était plus impatient du joug divin, ce fut au sein des Gaules qu'on le vit d'abord apparaître. Saint Prosper et saint Hilaire, tous deux laïques, mais aussi savants que zélés pour la saine doctrine, en informèrent saint Augustin. Ils lui écrivirent, en 429, que certaines personnes, remplies d'ailleurs d'admiration pour sa conduite, et même pour ses ouvrages, étaient cependant scandalisées de sa doctrine sur la grâce, et y voyaient l'anéantissement du libre arbitre. Elles enseignaient, disaient-ils, contrairement à ce qu'il enseignait lui-même, que le commencement de la foi et le premier désir de la vertu viennent de la créature, et obtiennent de Dieu les grâces qui font opérer les ouvres. Quant aux enfants qui meurent sans baptême, et aux infidèles qui n’ont jamais entendu parler de loi, leur malheur vient de ce que Dieu les prive de ses grâces parce qu'il prévoit l'abus qu’ils feraient de l’Evangile.
Pour répondre aux lettres de ces pieux et savants Gaulois, saint Augustin composa deux livres intitulés, l'un, De la Prédestination des Saints, et l'autre, Du Don de Persévérance. II y montre fort clairement que l'erreur qui lui était signalée suppose le principe général de Pélage, et n'est qu'un pélagianisme mitigé; car attribuer à la créature le commencement de la vertu, c'est lui attribuer tout, tandis que tout appartient à Dieu. Il voulait cependant qu'on traitât en frères les semi-pélagiens, parce qu'ils erraient sans opiniâtreté, et que leur erreur n'était point encore formellement condamnée par l'Église. C'est ainsi que ce grand esprit, qui saisissait avec tant de précision le vrai et le faux en toutes choses, savait éviter les extrêmes, et se tenir toujours dans les bornes de la modération. Il n’ignorait pas que la brusquerie et une rigueur excessive ne sont propres qu'à tout gâter, surtout quand il s'agit de faire avouer à des hommes instruits qu'ils se sont trompés sur un point aussi im-portant que celui de la religion. L'avis de saint Augustin était d'autant plus sage, dans cette circonstance, que les principaux auteurs du semi-pélagianisme, Cassien de Marseille, disciple de saint Jean-Chrysostôme, et les moines de l'illustre abbaye de Lorins, étaient des personnages aussi recommandables par leur savoir que par leur piété. Fauste, abbé de ce monastère, qui était évêque de Riez en 462, le soutint hautement et lui donna tout le degré de force dont il était susceptible. Cette hérésie fut condamnée en 529 par le second concile d'Orange. Le pape Boniface II, dans une lettre à saint Césaire, qui présidait ce concile, en confirma toutes les décisions. Ainsi finit le semi-pélagianisme, que saint Augustin, par son habileté et sa prudence, empêcha de devenir une dangereuse erreur.
Le saint docteur avait soixante-douze ans lorsqu'il songea à se choisir un successeur, pour éviter les troubles qu’entraînaient ordinairement la vacance des sièges. Son choix tomba sur Eradius, l'un de ses prêtres et de ses disciples. Le peuple et le clergé sanctionnèrent cette élection, qui, faite par un saint, ne pouvait manquer d’être bonne. Cependant, comme les canons défendaient qu'il y eût deux évêques dans la même Eglise, Eradius ne fut point sacré du vivant de son auguste maître. Ce saint prêtre, qui avait hérité de son père d’une fortune considérable, s'était dépouillé de tout pour entrer en qualité de diacre dans la communauté de saint Augustin. Ce grand homme ne voulut jamais accepter une certaine somme d'argent qui restait à Eradius lors de son entrée dans la maison épiscopale. Il lui conseilla d'en acheter une terre qu'il donnerait à l'Église, et, en cela, il avait un double but : le premier, de mettre sa propre réputation à l'abri dé tout soupçon, et le second, de ménager, en cas d'accident, une ressource à Eradius, à qui il serait toujours libre de rendre la terre en question. Telles sont les explications dans lesquelles le Saint docteur entre lui-même à ce sujet, dans le discours dont nous avons parlé plus haut.
Ce fut dans cette même année, c'est-à-dire en 426, que le saint commença ses livres des Rétractations, celui de tous ses ouvrages qui lui fait le plus d'honneur. Il revit tous ses écrits qui étaient fort nombreux. II n'en trouva pas moins de quatre-vingt-treize en deux cent trente-deux livres, saris y comprendre ses lettres et ses sermons. Il signala ses fautes et ses, erreurs avec une sévérité et une candeur admirables. Il ne cherche ni a les excuser ni à les dissimuler. Quel ardent amour de la vérité ! quelle simplicité touchante! quelle humilité profonde ! quel exemple à jamais mémorable, donné par un vieillard de soixante-douze ans, le plus habile et le plus savant homme de son siècle, et que le monde entier écoutait comme un oracle !
En 427, après avoir pacifié le monastère d'Adrennet, troublé par des querelles sur la grâce, saint Augustin eut le bonheur de ramener à l'orthodoxie le moine Léporius, autre Gaulois aventureux et hardi, qui, tirant toutes les conséquences de l'hérésie pélagienne, préluda au nestorianisme en soutenant que Notre-Seigneur s'était élevé jusqu'à la divinité par sa vertu, et avait vécu sans péché par les seu-les forces de son libre arbitre. II mêlait encore à cela d'autres erreurs. Chassé des Gaules aprés plusieurs condamnations, la Providence permit qu'il allât se réfugier entre les bras de saint Augustin, qui se trouvait alors à Carthage. Eclairé par cette grande lumière de l’Eglise, il ne larda pas à reconnaître ses erreurs; il en fit même une rétractation solennelle, qui, envoyée dans les Gaules par le saint docteur, devint célèbre dans l'Eglise grecque et latine.
Nous voici arrivés à une époque désastreuse. Depuis longtemps l'horizon politique était chargé de tempétes. Les barbares s'y amoncelaient comme des nuages immenses qui devaient tout inonder. Toutes les extrémités de l'empire pliaient sous le poids de ces masses, qui grandissaient toujours. Livrés à l’esprit d'imprudence et d'erreur, les empereurs eux-mêmes semblaient prendre à tâche d’abattre les seuls remparts qui les préservaient encore. Le comte Boniface en fut un illustre exemple. Il commandait alors en Afrique !es armées Impériales : c'en était déjà trop pour exciter l'envie; il n'était pas nécessaire que l'impératrice placidie et son fils Valentinien III lui furent redevables de la souveraine puissance. Après la mort de sa Femme, ce guerrier, touché de Dieu, avais formé la résolution de quitter le monde et d'embrasser la vie monastique. Saint Augustin et saint Alipius l'en détournèrent, dans la persuasion qu'en continuant le métier des armes il pourrait rendre de plus grands services à l'Église. Malheureusement sa première ferveur se ralentit: il négligea ses pieux exercices, et finit par oublier la promesse qu'il 'avait faite à Dieu de ne songer plus qu'à le glorifier en toutes choses. Appelé par l'impératrice en Espagne, il eut la faiblesse de se remarier, et d'épouser une femme arienne, parente des rois Vandales, dont il gagna ainsi l'alliance et l'amitié. Cependant il protesta qu'il ne quitterait jamais les rangs du catholicisme. Ces secondes noces, auxquelles il avait d'abord renoncé, causèrent son malheur. Il avait à la cour un rival ambitieux et jaloux, c'était Aétïus, qui saisit cette occasion de rendre sa fidélité suspecte à Placidie. II n'y réussit que trop, et Boniface, y averti par Aétïus lui-même, se crut rendu, pour échapper au danger qui le menaçait, il commit alors la faute dont il était faussement, accusé, et se ligua contre l'empire avec les barbares. Un traita passé selon toutes les règles l'unit avec les Vandales d’Espagne, et, s'étant mis sur la défensive, il défit trois Généraux envoyés contre lui.
Saint Augustin, avec qui il n'avait pu s'entretenir à son retour d'Espagne, car il en était sorti aussitôt après son mariage, saint Augustin, dis-je, à qui une faiblesse extrême, à laquelle le réduisaient souvent ses travaux, n’avait pas permis de donner au comte les avis dont il avait besoin, lui écrivit dans cette circonstance. Il lui rappelait la piété dont il avait donné de si beaux exemples, le désir qu'il avait eu de quitter le monde, et la promesse qu'il avait faite à Dieu de garder la continence. Il lui représentait, avec toute la tendresse de sa charité, le malheur de son second mariage, la guerre où il l'avait entraîné, les fautes énormes qu'il y commettait, et celles qu'on commettait à cause de lui. Quant aux raisons par lesquelles le comte prétendait se justifier, le saint docteur disait qu'il n'en était pas juge, d'autant plus qu'il ne pouvait pas entendre les deux parties; mais que, sans tant s'arrêter aux hommes, il fallait songer à se justifier devant Jésus-Christ et au tribunal de sa propre conscience; que, lors même que l'empire aurait mal reconnu ses services, un chrétien comme lui ne devait rendre le mal ni pour le bien ni pour le mal.
Il ajoutait que, s'il lui demandait ce qu'il devait faire dans une si grande extrémité, il n'avait point d'avis à lui donner pour la con-servation de sa fortune et de ses honneurs, mais que, s'il voulait sauver son âme, il lui disait, avec saint Jean : « N'aimez point le monde ni ce qui est dans le monde. Voilà le conseil que j'ai à vous donner; suivez-le sans hésiter, et hâtez-vous de songer à votre salut. Montrez par-là que vous êtes homme de coeur; domptez la cupidité, et faites pénitence de tout le mal qu'elle vous a fait commettre depuis qu'elle vous tient sous son empire. »
On ignore l'effet que cette lettre, portée par le diacre Paul, produisit sur le comte: ce qu'il y a des certain, c'est qu'il était trop avancé pour reculer, et qu'il ne recula point. Il appela les Vandales en Afrique pour s'en faire un rempart contre les armées Impériales. Ces barbares, partis d'Espagne sous la conduite de Genséric, au nombre de quatre-vingt mille hommes, abordèrent sur le rivage africain au mois de mai de l'an 428. Pendant ce temps-là saint Augustin continuait ses Rétractations, et composait son livre intitulé Miroir. C'est un recueil de passages de l'Ancien et du Nouveau Testament, à l'usage des personnes qui, ne pouvant pas lire beaucoup, devaient y trouver des règles pour juger leurs dispositions, leur conduite et leurs progrès. Cependant les Vandales, au rapport de Possidius, témoin oculaire et digne de foi, mettaient tour à feu et à sang : ils renversaient les villes, rasaient les maisons de campagne, et égorgeaient ceux que la fuite n'avait pu dérober à leur fureur. Le génie de la destruction animait véritablement ces hommes, dont le nom devait devenir une flétrissure, et être imprimé comme un cacher de honte sur le front de tous les destructeurs à venir. Plusieurs Africains périrent dans les tortures, et quelles tortures que celles de ces hommes de fer et de sang! D'autres, plus heureux, terminèrent leur vie par le glaive; ceux qui survécurent, ce furent les plus malheureux de tous, furent conservés pour gémir dans un cruel esclavage. Cependant plus malheureux encore furent ceux à qui on arracha en même temps la pureté du corps et de la foi. Tout l'enfer était visiblement dans l'âme de ces monstres. C'était surtout les Eglises qu'ils aimaient à livrer aux flammes et à renverser de fond en comble. Ni âge, ni le sexe, ni la naissance, ni le sacerdoce, rien ne pouvait toucher ces coeurs d'airain. Lorsqu’ils pouvaient prendre des évêques et des personnes de la première dualité, ils les chargeaient comme de vils chameaux, et, pour les faire marcher, les pressaient avec des aiguillons; plusieurs moururent sous ces affreux fardeaux. Les cheveux blancs étaient l'objet de leur dérision et de leurs outrages. lis arrachaient les enfants des bras de leurs mères, et, par une rage digne des démons, les écrasaient contre la pierre, ou, les prenant par les pieds, d'un coup d'épée s'amusaient à les fendre en deux. Une ville leur résistait-elle et leur paraissait-elle imprenable, ils égorgeaient tout autour le plus d'hommes qu'ils pouvaient, afin de tuer par l'infection des cadavres ceux que leurs glaives ne pouvaient atteindre. Pour ôter toute ressource à ceux qui avaient réussi à s'échapper par la fuite, lis avaient l'horrible précaution de couper jusqu’aux arbres qui pouvaient porter des fruits. Ainsi erraient dans les forets et les déserts, sans pain et sans asile, ce qui restait de prêtres et de personnes consacrées à Dieu. Les vierges timides étaient réfugiées sur les montagnes, et mouraient de faim au milieu des rochers inaccessibles et dans les cavernes profondes; si on les découvrait, elles perdaient l'honneur et la vie. Plus Eglises, plus d'assemblées pieuses, plus de louanges montant vers le ciel, plus de sacrements, plus de sacrifices, si ce n'est dans quelques maisons particulières ou dans des lieux profanés. Partout le sang, la mort, la désolation et la ruine. Le troupeau étant ainsi frappé et dispersé, qu'on juge de la désolation des pasteurs ! Déjà plusieurs évêques avaient reçu la couronne du martyre : de ce nombre furent Mansuétus, évêque d'Uri, et Papinien, évêque de Vite, qui expirèrent au milieu des flammes.
Augustin, cet homme de Dieu, dit Possidius, vit comme les autres le commencement et les suites de ces ravages, mais avec des yeux et des pensées bien différentes : il y voyait des maux et des dangers bien plus terribles que ceux qui frappaient le commun des hommes. Prévoyant tons les périls auxquels cette dévastation exposait les âmes, et où plusieurs périraient sans doute, on vit redoubler les larmes qu'il avait coutume de répandre, et, selon l'expression du prophète, elles devinrent un pain dont il se nourrissait la nuit et le jour. Il passa ainsi le reste de sa vie, et acheva sa vieillesse dans une tristesse et une amertume dont celle des autres ne pouvait approcher. Dans ces tristes conjonctures, il fut consulté par Quodvultdeus et Honorat, tous deux évêques, sur la question de savoir si les ecclésiastiques pouvaient prendre la fuite aux approches des barbares. Nous n'avons plus la réponse dit saint à Quodvultdeus: mais elle se trouve en substance dans celle à Honorat, qui est parvenue jusqu’à nous. Elle est digne d’un apôtre. Un évêque et un prêtre peuvent se dérober par la fuite, selon le saint docteur, lorsque c’est à eux en particulier que l’on en veut, ou bien quand, le troupeau étant dispersé, personne n’a plus besoin du ministère du pasteur ; ou bien encore lorsque d’autres, qui n’ont pas les mêmes raisons de fuir, peuvent exercer le même ministère avec moins de péril. Dans toute autre circonstance, on doit trouver le pasteur à son poste; et ce serrait un crime à lui d'abandonner le troupeau que Jésus-Christ lui a confié. Cependant, comme il était bon qu'une partie des ecclésiastiques survécussent pour prendre soin des fidèles qui échapperaient à la persécution, le saint docteur est d'avis qu'afin d'éviter de passer pour lâche, ou de paraître se croire plus nécessaire à l'Église que les autres, on tire au sort pour savoir qui doit rester et qui doit partir. Les actes du martyre de saint Sébastien parlent d'une dispute de ce genre terminée par le pape Caius, qui demeura lui-même exposé a la persécution. Parlant d'une ville assiégée et menacée de devenir bientôt la proie de l'ennemi, le saint docteur ajoute : «Comme le peuple alors se presse en foule dans les Eglises! On y voit des personnes de tout sexe, de tout âge; de toute condition: les uns demandent le baptême, les autres la réconciliation; quelques-uns sollicitent la pénitence, et tous cherchent des consolations. S'ils ne trouvent point de ministres de la religion, quel malheur pour ceux qui meurent sans avoir été absous ou régénérés! Quelle douleur pour leurs parents; s'ils sont fidèles! quels cris! quelles lamentations ! combien même qui s'abandonnent aux imprécations! Si, au contraire, les pasteurs n'abandonnent point leurs troupeaux, tout le peuple ressent les heureux effets du pouvoir qu'ils ont reçu du ciel: les uns sont baptisés, les autres réconciliés; personne n'est privé de la communion du corps du Seigneur : tous sont consolé, fortifiés, et, confondant leurs prières, implorent à l'envi la divine miséricorde. » C'est ainsi que saint Augustin entendait les devoirs du prêtre, et réchauffait le zèle de ses frères élevés à l'honneur de l'épiscopat ou du sacerdoce.
Pour comble de malheur, l'hérésie arienne, qui avait suivi les barbares infectés de ses poisons, comme un reptile gorgé de sang, commençait à siffler au milieu des ruines. Favorisé par le comte Sigisvult, général envoyé contre Boniface, Maximin, évêque arien, s'était introduit et dogmatisait jusque dans Hippone. Après l'avoir vaincu dans une conférence publique, saint Augustin fit contre lui deux livres qui malgré la promesse de ce fier Hérétique restèrent sans réponse ? C’est à cette même époque, c'est-à-dire, de l'an 428 à l'an 429, qu'il faut rapporter ce que nous avons dit du semi-pélagianisme. A la prière souvent réitérée de Quodvultdeus, diacre de Carthage, le saint s'occupa aussi alors d'un ouvrage sur les hérésies, qu'il ne put achever. Il continuait en même temps ses livres contre Julien, qu'il n'interrompit pas même pendant le siège d'Hippone; la mort seule put lui arracher le style des mains, et éteindre l'ardeur dont il était animé pour combattre l'hérésie.
Cependant, soit par les évêques envoyés d'Afrique à Rome, soit par le comte Darius, qui se trouvait en Afrique, et peut-être par ces deux moyens ensemble, des explications eurent lieu entre Placidie et Boniface. Celui-ci prouva, par des témoins et les lettres d'Aétius, que le malheur de sa révolte devait être attribué à la trahison. Ayant fait les soumissions qu'on lui demandait, l'impératrice lui confia de nouveau le commandement de l'armée d’Afrique; mais vainement chercha-t-il à se débarrasser des Vandales : il était trop tard. Son argent, ses arme, ses efforts, rien ne lui réussit contre les barbares. Défait dans une bataille, il se réfugia à Hippone, qui était la plus forte place de l'Afrique, et n'avait point encore ouvert ses portes à ces farouches et sanglants dominateurs. Possidius et plusieurs autres évêques y cherchèrent aussi un asile. L'ennemi arriva bientôt devant la place, et l'assiégea par terre et par mer. On était au mois de mai de l'an 430. Ce fut pour saint Augustin un nouveau creuset dans lequel sa vertu fut de plus en plus épurée. Toutes les angoisses qu'il avait ressenties depuis que l'Afrique était devenue la proie des barbares, se renouvelèrent plus vives et plus poignantes. Ce fleuve d'éloquence, qui, coulant à pleins bords, avait si longtemps arrosé le vaste champ de l'Eglise, fut alors desséché par la douleur. Cette source toujours jaillissante, qui charmait par sa fraîcheur et sa limpidité, ne donna plus que des eaux troublées, raclées de larmes et d'amer-tume. « Les malheurs dont nous étions témoins, dit Possidius, faisaient le sujet habituel de nos entretiens. A la vue des terribles jugements que la justice divine exerçait à nos yeux, nous disions: Vous tees juste, Seigneur, et vos jugements sont pleins d’équité. Nous confondions nos douleurs, nos gémissements et nos larmes, et nous en faisions tous ensemble un sacrifice au Père des miséricordes, au Dieu de toute consolation, le conjurant de vouloir bien nous délivrer des maux qui nous accablaient, et de ceux que nous redoutions dans l'avenir.
« Je me souviens, continue Possidius, qu'un jour, étant à table, comme nous nous entretenions avec lui sur les malheurs du temps: « Ce que je demande à Dieu, nous dit-il, au milieu de ces désolantes misères, c'est qu'il lui plaise de délivrer cette ville des ennemis qui l'assiègent, ou, s'il en ordonne autrement, de don-ner à ses serviteurs la force de supporter tous les maux qui les attendent, ou de me retirer de ce monde pour m'appeler à lui. » La dernière partie de sa prière ne tarda pas à être exaucée : le troisième mois du siège, qui en dura quatorze, il fut saisi d'une fièvre violente qui l'obligea de se mettre au lit. Il ne devait le quitter que pour, le tombeau. Le pressentiment qu'il en eut ne le troubla point. La mort, qui avait été le principal objet de ses méditations, le trouvait préparé. Il la voyait arriver avec joie, et répétait souvent : Nous avons un Dieu bien miséricordieux. Il aimait à s'entretenir des dispositions admirables dans lesquelles on avait vu saint Ambroise dans ses derniers moments, et d’une vision rapportée par saint Cyprien, dans laquelle Jésus-Christ avait dit à un évêque : « Vous craignez de souffrir en ce monde, et vous n'en voulez point sortir! que dois-je donc faire de vous?» Il se rappelait aussi avec plaisir ces paroles d'un saint évêque, avec qui il était uni par les liens de l'amitié : « Puisque je dois mourir, pourquoi ne le voudrais-je pas maintenant ? » Sans doute qu'il se souvenait aussi de ce qu'il avait dit lui-même :«Quel amour avons-nous pour Jésus-Christ, si nous avons peur d’aller nous joindre à lui ? O mes frères ! comment ne rougissons-nous pas de lui dire que nous l’aimons, si nous craignons qu'il vienne ? » Déjà, depuis longtemps il n'était plus maître de lui-même, lorsqu'il pensait au jour glorieux de l'éternité, où nous verrons celui devant qui toute beauté, toute gloire, toute majesté s'effacent, et dans la possession duquel nous goutterons un bonheur sans mesure et sans fin. «Alors, disait-il, nous nous unirons à lui de toutes les puissances de notre esprit, de toutes les affections de notre âme; nous le verrons face à face, nous le verrons et nous l'aimerons ; nous l'aimerons et nous le louerons éternellement. Je pleure sans cesse en attendant qu'il vienne et que j'aille paraître devant lui ; ces larmes sont devenues ma nourriture. Cette soif, qui me dévore et m'emporte irrésistiblement vers la brillante source de mon amour, me consume de plus en plus, en voyant que mon bonheur diffère. Ce désir ardent, qui jamais ne se ralentit, me fait verser des larmes dans la pros-périté comme dans l'adversité. Quand je suis bien, relativement au monde, je suis mal avec moi-même, et il en sera ainsi jusqu'à ce que j'aille me perdre dans le sein de mon Dieu.»
Sa componction avait toujours été grande ; mais à mesure qu'il approchait de son dernier moment, il s'efforçait de l'exciter de plus en plus. II avait fait écrire les sept psaumes de la pénitence sur la muraille de sa chambre, de manière à pouvoir les lire de son lit; chaque fois qu'il les relisait, son visage était baigné de larmes. Pour n’être point interrompu dans ses méditations et ses pieux exercices, dix jours avant sa mort sa porte fut interdite à tout le monde, excepté au moment où les médecins venaient faire leur visite, ou lorsqu'on lui apportait quelque nourriture. Cette défense, qu'il avait faite lui-même, fut ponctuellement exécutée. Sa faiblesse était extrême, mais elle ne diminuait rien de la force de son esprit. Cependant, tel qu'un flambeau qui, avant de s'éteindre, semble jeter une plus vive lumière, il succomba enfin et expira paisiblement, comme un voyageur épuisé qui s'endort, le 28 août de l'an 430, à âge de soixante-seize ans; il en avait passé près de quarante dans les combats de la foi et les travaux du ministère. Le jour de sa mort, Possidius et les autres ecclésiastiques environnèrent sa couche, et , dans un saint recueillement, joignirent leurs prières aux siennes, jusqu'à ce qu'il s'endormit du grand sommeil des justes. Ils assistèrent au sacrifice qui fut offert pour le repos de son âme dans la solennité de ses funérailles, et accompagnèrent ses restes au tombeau. Ainsi mourut saint Augustin, après avoir blanchi dans une heureuse vieil-lesse, et conservé jusqu'à la fin l’usage de ses sens et de tous ses membres, sans que ni son âme ni sa vue se fussent aucunement affai-blies. Il ne fit point de testament. Qu'aurait-il légué ? II ne possédait rien. Seulement il recommanda, comme il avait toujours fait; que l'on conservât soigneusement la bibliothèque qu'il avait formée pour son Eglise, et qu'il avait tant enrichie par ses ouvrages. Il faudrait que de pareils hommes pussent aussi laisser leur science et leur génie. Les Vandales, tout ariens qu'ils étaient, parurent témoigner du respect pour ses dernières volontés. Après avoir vaincu Boniface une seconde fois, maîtres d'Hippone, dont les habitants s'étaient enfuis, le corps du saint et sa bibliothèque trouvèrent grâce devant leur barbarie. D'autres devaient venir, sauvages enfants des déserts, plus avides encore de sang et de ruines, et devaient tout renverser. Le cimeterre d'une main, et des torches de l'autre, c'est ainsi qu'on les a vus courir à travers le monde. La ville de Bône, aujourd'hui en notre puissance, est l'ancienne Hippone, telle qu'ils ont su la faire, c'est-à-dire, un repaire hideux dénué de tout monument chrétien. Les choses ne resteront pas ainsi. Au nom du christianisme, de la civilisation et du génie, il est temps de protester enfin contre un passé stupide et sans gloire, au nom même d'un passé plus antique et plus grand. Bientôt, nous l'espérons, une Eglise s’élèvera, sous l'invocation du grand docteur africain, plus magnifique que les mosquées d'un prophète imposteur; et le nom du Christ et celui d'Augustin, les deux plus grands qui aient jamais été prononcés sur ces rivages, y retentiront encore.
Possidius rapporte plusieurs miracles opérés par le saint docteur; un entre autres, quelques jours avant sa mort. Son corps, déposé dans l'Eglise de la Paix à Hippone, fut transporté en Sardaigne, selon le véritable martyrologe de Bède. Tombé depuis entre les mains des Sarrasins, il fut racheté en 722, et déposé dans Eglise Saint-Pierre à Pavie. D'après les archives qui se gardaient dans cette ville, Oldrad, archevêque de Milan, ou quelque autre auteur du neuvième siècle, écrivit, par l'ordre de Charlemagne, l'histoire de cette translation. On y voit que les évêques bannis d’Afrique en Sardaigne par Huneric, en 484, y transportèrent avec eux les reliques du saint, et qu'elles restèrent dans cette île jusqu'à ce que le pieux et magnifique Luitprand, roi des Lombards, les eut rachetées par une grosse somme d'argent. Ce prince les cacha dans un mur de brique, après les avoir enfermées dans trois coffres concentriques, l'un de plomb, l'autre d'argent, et le troisième de marbre. Le nom d'Augustin fut gravé en plusieurs endroits sur le dernier de ces coffres. Ce précieux trésor fut retrouvé dans le même état en 1695. L'évêque de Pavie vérifia ces reliques en 1728; et sa sentence d'approbation fut confirmée par Benoît XIII.
Le nom de saint Augustin se trouve déjà dans le martyrologe dit de saint Jérôme, et dans celui de Carthage, qui est du sixième siècle. On voit dans la Vie de saint Césaire, que du temps de cet illustre évêque des Gaules.. on célébrait déjà la fête du grand docteur de la Grèce avec beaucoup de solennité. Depuis longtemps elle est d'obligation dans tous les pays soumis à la domination de l'Espagne.
De son vivant même, saint Augustin n'était pas moins révéré en Orient qu'en Occident, et à la cour des empereurs qu'au sein des populations chrétiennes. En 431, Théodose le Jeune, dans la lettre qu'il écrivit aux évêques pour la convocation du concile général d'Ephèse contre Nestorius , nomme le saint docteur, avant tous les simples métropolitains, et immédiatement après évêque de Thessalique. Il lui écrivit même un rescrit particulier, préférablement à l'archevêque de Carthage; mais l'officier chargé de le lui transmettre le trouva mort. Il était parti pour une assemblée plus solennelle, où un roi plus magnifique et plus grand que tous les rois de la terre ensemble, le comblait des marques de son estime et de sa faveur éternelle.
Vainement quelques viles calomnies , impuissantes morsures du reptile qui se sent écrasé par le géant, se sont élevées ça et là contre les ouvrages de ce grand homme, il n'a pas cessé d’être l'oracle de l’Eglise. Tous les Pères latins qui l’ont suivi se sont fait gloire de passer pour ses disciples et ses imitateurs. Pierre Lombard, saint Thomas d’Aquin, et les théologiens les plus célèbres, ont marché sur leurs traces. Souvent les conciles, pour formuler leurs décisions, ont emprunté les paroles de ce grand docteur. Innocent I, Célestin I, saint Grégoire le Grand, plusieurs autres papes, et un grand nombre d'hommes illustres, ont rendu à sa doctrine le plus éclatant témoignage.
Ceux de la réforme s'accordent avec les catholiques sur ce point. L’Eglise, dit Luther, n'a point eu, depuis les apôtres, de docteur plus estimable que saint Augustin. Après L’Ecriture, dit-il ailleurs, il n'y a point de docteur de l'Eglise que l'on puisse comparer à ce grand homme. Selon le docteur Conel, le saint évêque d'Hippone l'a emporté, par la science de la religion, sur tous ceux qui l'ont précédé, sur tous ce qui l'ont suivi, et qui le suivront encore. Il est le plus grand des Pères de l'Eglise, dit le docteur Field, et le plus digne théologien que L’Eglise de Dieu ait eu depuis les temps apostoliques. Forster l'appelle le monarque des Pères. Jacques Brucker s'épuise en éloges sur son génie, sa pénétration et l'étendue de ses connaissances : il lui accorde la supériorité sur toutes les gloires de son siècle, qui a été si fécond en grands hommes. Ailleurs, il l'appelle l'astre brillant de la philosophie. Nous finirons par ce mot d'Erasme: « C'est, dit-il, un Père excellemment excellent, l'un des plus beaux ornements et l'une des plus éclatantes lumières de l'Église. »
Son génie, saint Augustin l'avait reçu de la nature; n'est en quoi il est inimitable : mais sa science ; il l'avait acquise par le travail, et son éminente sainteté, il en était redevable à son humilité profonde. Il avait suivi la règle qu'il aimait à tracer aux autres. « En vain, disait-il, voudrait-on parvenir à la véritable sagesse par une voie différente de celle que Dieu nous a tracée. Si l'on me demande quel est le premier, le second, le troisième précepte, je répondrai que c'est l'humilité, et je ferai la même réponse toutes les fois qu'on me fera la même question. Ce n'est pas qu'il n'y ait d'autres commandements ; mais si l'humilité ne nous précède, ne nous accompagne, et ne nous suit partout, l’orgueil enlève de nos mains tout ce que nous faisons de bien... Comme on demandai à Démosthènes, le prince des orateurs, lequel des préceptes de l’éloquence devrait être le premier observé, il répondit que c’était le débit. La même question lui ayant été faite une seconde et une troisième fois, il donna toujours la même réponse. Ainsi , lorsque vous me demandez quel est celui des préceptes de la religion qui doit aller le premier, je ne puis rien vous dire autre chose, sinon que c'est l'humilité. Notre Seigneur s'est anéanti pour nous enseigner cette vertu ; et si une certaine science s'oppose à cet enseignement divin, c'est une véritable ignorance.» Voilà donc tout le secret de la sainteté. De même que l'orgueil est le principe de tout péché , l'humilité est la source de toute vertu. Aussi le Sauveur a-t-il résumé toute sa doctrine en disant: Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur.
Nous ne donnerons pas ici le catalogue des ouvrages de cet immortel docteur. Nous nous contenterons de remarquer qu'il n'est pas un sujet, pas une science, pas une question , qui ait pu échapper à la pénétration de ce regard, ou semblaient se concentrer toutes les lumières. Quel homme! quel génie ! quelle facilité Prodigieuse ! quelle étonnante activité! Jamais l'esprit humain ne s'est montré aussi fécond et aussi puissant que dans ce grand homme, dont les ouvrages étonnent autant par leur profondeur que par leur nombre, Et cependant il consacrait chaque jour de longues heures à la prière; pressé de toutes parts par les mille sollicitudes de l'épiscopat, il était accablé d'affaires, gouvernait lui-même son Eglise, jugeait les différends qui survenaient entre les fidèles, dirigeait les consciences, consolait les malheureux, parlait presque tous les jours au peuple, soutenait une polémique immense contre tous les ennemis du christianisme, et répondait encore avec une complaisance admirable aux diverses consultations qui lui arrivaient de toutes les contrées du monde. On ne travaille plus ainsi. Que ces hommes étaient grands! Aussi ont-ils fait marcher le monde; en vérité, ceux de notre siècle ne sont que des pygmées auprès de ces géants. Lors même que nous n'aurions à citer que le grand nom d'Augustin, nous pourrions être fiers de professer la religion qu'il a si glorieusement défendue, et défier quiconque à la conscience de lui-même, d'oser se lever pour lui donner un démenti solennel. mais combien d'autres grands homme.; ont également rendu témoignage à cette religion sainte, par la science, par le génie, par le sang et l'héroïsme de toutes les vertus! Ô enfants de l'erreur, que l'orgueil vous sied mal devant la majesté de nos ancêtres !