YUSUF
BÔNE son Histoire, ses Histoires - Louis ARNAUD

A l'extrémité de la rue Sadi-Carnot, en face de l'Ecole communale où j'appris mes lettres de l'alphabet, il y avait une toute petite rue, très étroite, qui allait rejoindre la rue Petitjean, aujourd'hui rue Burdeau, du nom du Président de la Chambre des Députés, mort en 1894.
Longtemps cette petite rue fut innommée.
C'était un passage, presque un sentier, plutôt qu'une rue. Un jour, je vis avec étonnement que la petite rue avait enfin un nom. Brusquement, sans éclat, ni tapage, elle était devenue la rue du Général Yusuf.

J'étais alors bien jeune et bien que le nom de Yusuf me fut déjà quelque peu familier pour l'avoir entendu prononcer par mon grand-père paternel qui était arrivé à Bône quatre ans après la prise de la Casbah, je ne savais, à cette époque, rien de précis, ni de positif, sur ce Général que l'on signalait si timidement à l'attention de la population.
Il était bien tardif cet hommage posthume, car Yusuf était mort à Nice depuis trente ans et il y en avait plus de soixante que « le plus beau fait d'armes du siècle » avait été accompli.

Ceci montre combien fut méconnu, involontairement peut-être, pendant longtemps à Bône, celui qui fut le véritable héros de la prise de la Casbah.
C'est lui, en effet, qui avait conçu le plan qui devait permettre aux marins de la « Béarnaise », commandée par le Capitaine d'Armandy, de s'emparer de la Casbah par une ruse astucieuse qui n'avait pu réussir qu'à cause de la connaissance que Yusuf avait de la langue et des mœurs des Turcs composant la garnison de ce fort
Sa participation à l'action fut certainement plus importante que celle de d'Armandy et pourtant c'est celui-ci qui paraît en avoir recueilli tout le glorieux bénéfice.
Yusuf s'est distingué partout, de Bône à Oran, où il y avait de la bravoure à dépenser et de la gloire à récolter.
Il a été dit que « Sans Yusuf l'aventure africaine n'eut été que ce qu'elle est... Une conquête parfois sanglante, longtemps indécise, toujours pénible... Grâce à lui, elle est devenue une de nos plus attrayantes épopées, celle par laquelle l'histoire est moins obscure et moins terre à terre ».
C'est presque un héros légendaire dans l'histoire de la conquête et de la pacification de l'Algérie. Pendant plus de vingt ans, il fut de toutes les batailles, de toutes les razzias, et toujours au premier rang. Comment a-t-il pu combattre si longtemps, si ouvertement, si témérairement souvent sans avoir été tué ?

Avait-il la Baraka comme De Bournazel au Maroc près d'un siècle plus tard ?

Yusuf était né en 1808, à 1'lle d'Elbe, où il se rappelait avoir vu l'Empereur Napoléon 1" et sa sœur la belle Pauline Borghèse, alors qu'il n'avait que six ans.
Il avait été, disait-il, conduit par ses parents chez l'Empereur et comblé de gentillesses par la Princesse Borghèse ce qui semble indiquer qu'il était d'une origine relativement distinguée.
Comme il traversait le bras de mer qui sépare l'Ile d'Elbe de l'Italie pour aller s'instruire sur le Continent, le navire avec lequel il voyageait fut pris par des pirates et emmené à Tunis.
Là, le jeune enfant qui n'avait que sept ans fut offert au Bey, et comme il se prénommait Joseph, il fut appelé Yusuf à la Cour.
Le Bey l'avait pris comme page, à cause de sa beauté italienne, mâle et fière, et de son altière prestance.
Il était donc parmi les familiers de la Maison du Monarque et c'est ainsi qu'une intrigue amoureuse avait pu, plus tard, s'ébaucher entre Kaboura, la fille du Bey, et le joli page.
Et c'est pour échapper à la rigueur du châtiment qui lui était réservé, pour cette aventure amoureuse, qu'il s'était enfui de Tunis.
C'est grâce à Jules et Ferdinand de Lesseps, fils du Consul général de France à Tunis, qu'il put s'embarquer sur le navire français « L'Adonis », nom prédestiné, car Yusuf avait vingt-deux ans, et il était certainement aussi beau que le jeune Grec, que Vénus transforma en ané-mone après sa mort, avait pu l'être.
Il avait vingt-deux ans, et il était plein de feu et d'ardeur lorsqu'il parvint en Alger, que le Maréchal de Bourmont venait d'occuper.
Le Maréchal acquiesça sans la moindre hésitation au désir exprimé par le fugitif de servir sous ses ordres, comprenant tout le parti qu'on pouvait tirer d'un auxiliaire à l'allure si énergique et si fière.
Yusuf fut donc adjoint au corps expéditionnaire en qualité d'interprète et guide, il connaissait parfaitement la langue du pays et le pays lui-même. Il ne demeura cependant que peu de temps dans cet emploi.
Soldat avant tout, et surtout, ce qu'on a appelé sur cette terre d'Afrique, « Baroudeur », il obtint d'être admis parmi les officiers combattants, et c'est avec le grade de Capitaine que, deux ans après son enrôlement dans l'ar-mée française, il arriva à Bône pour préparer la prise de la Ville.
Il franchit alors rapidement tous les échelons de la hiérarchie militaire, si bien qu'en 1855, à quarante-sept ans, il était Général de Division et Gouverneur d'Alger.
Entre temps, il avait été nommé Bey de Constantine, en 1836.

Quittant Oran, où il était en garnison à ce moment-là, il était revenu à Bône, et avait installé son quartier général au camp de Dréan.
Il y menait une vie somptueuse de souverain arabe.
Il avait, en même temps que le Général d'Uzer, acquis quelques terres autour de Bône. Il fut ainsi propriétaire pendant un temps, de la ferme de l'Oasis, sur le bord de la Seybouse, tout près de Duzerville.
Yusuf fut arraché d'Alger, et nommé au commandement d'une division métropolitaine, à Montpellier.
C'était comme une disgrâce qui l'atteignit profondément moralement, et physiquement.
Il est mort à Nice, où il essayait de rétablir sa santé bien ébranlée.
Il n'avait que cinquante-huit ans, et il était pauvre.
Il comptait trente six années de service, soixante-sept campagnes, et vingt-cinq citations.
Son état de pauvreté, que sa mort a révélé prouvait sa parfaite probité et répondait mieux que toute autre justification aux calomnies dont il avait été abreuvé durant sa présence en Algérie.
Les indigènes du pays ne l'aimaient pas, parce qu'il les avait toujours traités durement et souvent même cruellement se souvenant, sans doute, qu'il avait été privé, dès sa plus tendre enfance, des joies de la famille et des tendresses maternelles par ces pirates Barbaresques qui régnaient en maîtres sur la Méditerranée. Les Français ne l'aimaient pas, non plus, à cause peut-être, de son origine incertaine qui pouvait le faire ressembler à un aventurier, et aussi à cause de sa car-rière brillante et rapide, et de ses indéniables succès amoureux qui lui valurent d'âpres rivalités, comme ce fut le cas avec le Maréchal Pélissier.
Il avait demandé d'être enterré à Alger, au cimetière de Mustapha.
Le jour de ses funérailles, tout Alger, le Gouverneur général en tête, vint l'accompagner à sa dernière demeure.

Dans les vieux quartiers de Bône, il y a, au bas de la rue Vieille St-Augustin, une toute petite rue qui vient aboutir à la rue Rovigo.
Cette petite rue s'appelle « rue Joseph ».
On a pu croire que la rue Joseph rappelait le frère aîné de l'Empereur qui fut successivement Roi de Naples, et Roi d'Espagne.
Mais Yusuf était communément appelé Joseph par ses camarades de l'armée. D'Armandy dans une lettre adressée le 8 mars 1832, au Général en Chef, le dénommait « Capitaine Joseph », lui rendant son prénom catholique que les Turcs de Tunis avaient traduit en langue arabe.
Si la rue Joseph du bas de la rue Vieille St-Augustin est ainsi désignée à cause de ce Capitaine Joseph qui n'est autre que le Capitaine Yusuf, pourquoi est-elle si éloignée de ce groupe compact que forment dans la haute ville, les noms prestigieux des héros, des navires et des régiments qui participèrent à l'occupation de Bône en 1832.
La petite ruelle du Faubourg que l'on a trop pompeusement baptisée du grand nom de « Général Yusuf » ferait alors double emploi avec cette autre ruelle, presque aussi petite qu'elle, voisine de la Place d'Armes, qui s'appelle « rue Joseph » ?
Deux ruelles, même petites, pourraient bien faire une rue, une vraie rue, digne de ce nom, si on les mettait ensemble.
Le glorieux Général Yusuf vaut bien qu'on honore sa mémoire comme on a honoré celle d'un Bouscarein et d'un Perrégaux, qui ont moins fait que lui pour la gloire de l'Armée d'Afrique et le bien de la Patrie, ou d'un Lemercier dont on ignore les mérites.
D'Armandy a sa rue qui fut une des plus belles de la vieille Ville.
Or, d'Armandy n'aurait, sans doute, jamais eu un tel honneur si Yusuf n'avait pas été à ses côtés, et ne l'avait pas conduit dans le chemin de la victoire.


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