La curée

le 20 août, à midi, tout au long d'un arc de cercle qui part de Collo et de Philippeville, sur la mer, pour gagner les montagnes de Gounod par Saint-Charles, El Arrouch, Constantine, Aïn Abid, Oued Zenati, les bandes de rebelles sortent du maquis. Poussant devant eux des fellahs terrorisés, voire des femmes et des enfants, les tueurs de l'Armée de libération passent à l'attaque, comme l'ont voulu leurs chefs installés en Tunisie ou au Caire. (Notons, au passage, que dans l'Aurès, autour d'Arris, de T'Kout ou de M'Chounèche, là où les forces françaises sont fermement installées, aucune attaque n'est déclenchée.)

Ils se ruent sur les Européens, sur les Musulmans fidèles à la France, sur les Juifs. Ils ont reçu la consigne de tuer, et ils tuent avec des raffinements de cruauté, torturant même les enfants, les bébés, avant d'égorger. Mais ces " libérateurs" ont également l'ordre de s'emparer des gendarmeries, pour y prendre armes et munitions. Sans doute, les chefs de ces bandes pensent-ils que leur action sera assez soudaine, assez brutale, pour qu'ils aient le temps, avant que n'interviennent les unités françaises, d'occuper solidement une vaste portion du territoire, qu'ils pourraient alors proclamer " République algérienne ". Des drapeaux vert et blanc frappés du croissant rouge, trouvés peu après sur des cadavres de rebelles, le donnent à penser.

A Philippeville, c'est une bande importante de rebelles qui, avec de malheureux civils musulmans, tente de pénétrer en ville en criant : " l'armée égyptienne débarque." Mais ces fellagha tombent sur des soldats français et refluent en débandade, en tirant quelques coups de feu pour protéger leur fuite. En un autre point de la ville, des policiers urbains, en patrouille, voient venir vers eux une camionnette, dont les occupants, en apercevant les uniformes, s'enfuient en abandonnant leur véhicule. Celui-ci est bourré d'explosifs et de bidons d'essence, que les policiers incendient aussitôt.

A Constantine, des groupes de terroristes parcourent les rues, arme au poing. La plupart d'entre eux sont ou abattus ou faits prisonniers. Mais, avant d'être tués par les soldats d'une unité de cavalerie, quelques-uns réussissent à pénétrer dans la boutique de pharmacien du neveu de Ferhat Abbas, Abbas Allaoua, qu'ils tuent à coups de revolver. En fouillant les tueurs, on trouve sur eux un ordre de l'Armée de libération d'avoir à abattre, non seulement le neveu du leader de l'U.D.M.A., mais également le député socialiste Benahmed. Benelhadj Saïd Cherif, délégué de l'U.D.M.A. à l'assemblée algérienne, est blessé de quatre balles par un autre commando. On ne saura que plus tard pourquoi on a tiré sur des personnalités musulmanes, pourtant peu suspectes d'amitié pour la France. C'est Ben Bella lui-même qui a donné l'ordre de les exécuter par ce message: " Liquider toutes les personnalités qui voudraient jouer à l'interlocuteur valable. "

Si, dans les centres de quelque importance, les rebelles ne parviennent pas à leurs fins, bien qu'ils massacrent nombre d'innocents, dans le bled, moins bien tenu par l'armée, ils donnent libre cours à leurs instincts. A Oued-Zenati, les fellagha ont rameuté les fellahs, auxquels ils ont donné pour consigne de massacrer tous les Européens. Armés de couteaux, de pioches, de haches, d'outils divers, ces fellahs se précipitent en hurlant vers les maisons. Une mitrailleuse, servie par des tirailleurs sénégalais, en abat un grand nombre. Malheureusement, il y a, là aussi, de nombreuses victimes européennes, parmi lesquelles des femmes et des enfants.

Un commando de rebelles en uniforme et armés attendait le résultat de l'intervention des fellahs. Voyant que ceux-ci sont fauchés par la mitrailleuse, les fellagha se replient sans tirer un coup de feu.

A El Halia, où se trouvent des mines de pyrite, les ouvriers européens et leurs familles sont littéralement hachés par les assaillants. A El Arrouch, c'est le muezzin lui-même qui, du haut du minaret, donne l'ordre de l'attaque. A Saint-Charles, à Aïn Abid, des dizaines de personnes sont massacrées. Gounod est presque totalement anéanti.

C'est Jacques Soustelle qui, avant de partir pour le Constantinois, fait avertir Ferhat Abbas de la mort de son neveu. Le leader de l'U.D.M.A., au reçu de la nouvelle, ne peut que répéter : " Ah! Les salauds! Les bandits! " Dix jours plus tard, pourtant, La République algérienne publiera un article vantant les mérites d'Allaoua Abbas et imputant son exécution " à une conjuration colonialiste et policière "...

Dans les minutes qui suivent le déclenchement de l'attaque, l'armée, en état d'alerte depuis deux jours, intervient durement. Les soldats rasent les mechtas qui servent de P.C. aux rebelles, tandis que les Européens, le premier moment de stupeur passé, se jettent eux aussi, souvent d'ailleurs sans discernement, sur tous ceux qu'ils soupçonnent d'avoir participé au massacre ou d'avoir partie liée avec les rebelles. Plus tard, le gouverneur général indiquera que les fellagha ont perdu 1 273 morts au cours de cette journée, et laissé 1 000 prisonniers entre les mains de l'armée. En cet après"midi du 20 août, Jacques Soustelle, accompagné de M. Eydoux, du colonel Constans, chef de son cabinet militaire, et du lieutenant Bey-Boumezrag, arrive à Constantine. Il trouve une ville " frappée de stupeur". Dans les rues désertes, on n'entend que les pas des patrouilles.

A la préfecture, Soustelle tente de faire le point avec le préfet et le général Lavaud, commandant le secteur. On est encore sans nouvelles de nombreuses communes. Les militaires sont inquiets ; ils se demandent si les rebelles ne vont pas mettre la nuit à profit pour se rassembler et lancer de nouvelles attaques. "Le lendemain matin, écrira le gouverneur général, j'allai dans plusieurs localités atteintes par l'insurrection. A Aïn Abid et à Oued Zenati, des cadavres jonchaient encore les rues. Des terroristes prisonniers, hébétés, demeuraient accroupis et silencieux sous la garde de soldats. Les familles européennes épargnées étaient encore réfugiées dans les maisons ou, sur le pas des portes, commentaient avec accablement les scènes atroces de la veille.

Des femmes, le visage ravagé par les larmes, invoquaient inlassablement les disparus et les enfants poussaient des cris déchirants. Alignés sur les lits dans des appartements dévastés, les morts, égorgés et mutilés (dont une fillette de quatre jours) offraient le spectacle de leurs plaies affreuses. Le sang avait giclé partout, maculant ces humbles intérieurs de classe moyenne, les agrandissements photographiques pendus aux murs, les meubles provinciaux, toutes les pauvres richesses de ces " colons" sans fortune. "A la poste d'Aïn Abid, les registres, les papiers, les téléphones gisaient en pièces sur le sol, comme si un cyclone était passé par là." A Oued-Zenati, les morts étaient veillés dans une chapelle ardente. A l'hôpital de Constantine, des femmes, des garçonnets, des fillettes de quelques années, gémissaient dans leur fièvre et leurs cauchemars, des doigts sectionnés, la gorge à moitié tranchée. Et la gaieté claire du soleil d'août, planant avec indifférence sur toutes ces horreurs, les rendait encore plus cruelles... "

Au cours de cette tournée, Jacques Soustelle apprend, à Héliopolis, que les fellagha sont entrés dans le village, brandissant un drapeau américain. Les rebelles ont expliqué aux habitants que les Etats-Unis les soutenaient. Tout en considérant cette affirmation comme absurde, le gouverneur général convoquera le consul américain, M. Clarke, pour lui demander que le Département d'Etat mette les choses au point et proteste contre les déclarations des rebelles. Malgré plusieurs interventions de M. Clarke à Washington, cette mise au point ne sera jamais faite.

Outre les dizaines de morts et les centaines de blessés, outre le pourrissement du Nord-Constantinois, l'affaire du 20 août va avoir, non seulement dans toute l'Algérie mais en métropole, des conséquences psychologiques profondes. La confiance en l'avenir a maintenant disparu, on ne croit plus que la paix pourra être rétablie. La tension est extrême. Dans les milieux européens, les plus exaltés accusent le Gouvernement général d'être, en quelque sorte, responsable de la tuerie. Il n'a rien fait, dit-on, pour l'empêcher alors que, depuis des jours et des jours, on savait que cette date avait été choisie par les chefs de la rébellion pour une grande " opération punitive ". L'armée n'est pas épargnée par ces critiques.

A Philippeville, où Jacques Soustelle et le préfet ont envoyé des fleurs pour les obsèques des malheureuses victimes, la colère est à son comble. C'est le maire lui-même, M. Benquet-Crevaux, qui donne l'ordre de piétiner les fleurs officielles, avant de publier un communiqué aux termes particulièrement violents pour l'administration et les militaires. Le gouverneur général est obligé de rédiger une mise au point pour réfuter les accusations du maire.

Chez les Musulmans, et surtout chez les paysans poussés par les rebelles à attaquer les Européens, la crainte l'emporte. Tous ces hommes, coupables ou non, craignant d'être abattus comme des chiens, préfèrent partir dans le bled où ils vont errer sans but avant de venir grossir les rangs des fellagha... à moins que ceux-ci, ne les considérant comme douteux, ne les exécutent.

En tout cas, l'armée française ne reste pas inactive. Après la riposte des premières heures, elle passe à l'attaque, et les commandos rebelles doivent s'enfoncer au plus profond des maquis et, en particulier, dans les épaisses forêts de chênes-lièges de la presqu'île de Collo.

Ses pouvoirs sont retirés au maire de Philippeville qui est remplacé par un colonel de parachutistes sous les ordres duquel est placée une administration municipale civile et militaire. Ainsi est écarté, du moins pour le moment, le danger d'une insurrection des Européens dans le Constantinois. Mais Soustelle se rend bien compte qu'il suffirait de peu de chose pour mettre le feu aux poudres.

Le 21 août, il reçoit, à la préfecture de Constantine, deux députés musulmans, le docteur Bendjelloul et M. Benahmed. Il leur fait le récit de son voyage dans les villages attaqués par les rebelles et les deux hommes, après l'avoir écouté en silence, condamnent les attentats. Le gouverneur général montre à Benahmed l'ordre de son exécution trouvé sur les assassins du neveu de Ferhat Abbas. Le député semble très frappé. Mais le docteur Bendjelloul, (député à l'Assemblée nationale ndlr) qui, note Soustelle, ne cesse d'agiter un petit éventail, murmure: " Moi aussi, je suis condamné à mort... "

Deux jours plus tard, ces deux hommes, dans un communiqué qu'ils remettent à la presse, s'ils déplorent et condamnent les attentats, affirment qu'ils ont vivement protesté auprès du gouverneur général contre l'état d'urgence et dénoncé les provocations qui en découlent. Sans doute les menaces de mort ont-elles porté... Les élus musulmans, d'ailleurs, ne sont pas indifférents aux " conseils" que leur donnent les rebelles. L'un de ceux-ci, Abane Ramdane, qui est installé dans la Casbah d'Alger, prend contact avec les députés à l'Assemblée algérienne et leur " recommande " de prendre position.

" Le tragique destin de l'Algérie française " Tome 1 1954-1956 editions de Crémille 1971

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Mis en ligne le 20 août 2005