HISTORIAMA
La rubrique de Pierre LATKOWSKI
Dépêche de Constantine du 19/10/58
BÔNE , SON HISTOIRE ....SES HISTOIRES de Louis ARNAUD

VELOCIPEDES

J’ai vu, aux environs de l’année 1889, le départ d’une course de « bicycles » à Bône .

C’était un dimanche matin, dans la rue Gambetta .

La compétition devait avoir lieu, sur route, entre Bône et Mondovi et retour, soit donc sur une distance d’environ cinquante kilomètres. Les routes étaient loin d’être alors ce qu’elles sont aujourd’hui et, de la région bônoise, le tronçon de Bône à Mondovi était certainement celui qui était dans le plus mauvais état, en raison du charroi intense qui se faisait quotidiennement entre les grands vignobles, particulièrement à cause du transport des vins, et notre port .

La chaussée était toujours littéralement défoncée, pleine de trous, d’ornières et de poussière .

Le départ était donné, dans la rue Gambetta même, à hauteur de l’immeuble qui porte le n° 6 de cette artère, où se trouvait le magasin de l’animateur de l’épreuve et où devait avoir lieu, quelques heures plus tard, l’arrivée des concurrents .

Les « bicycles » était un genre de véhicule bizarre, que le populaire appelait « araignée », consistant en une grande roue de un mètre cinquante de diamètre et une autre roue, beaucoup plus petite, placée en arrière .

Ces deux roues étaient en fer et munies d’un étroit bandage de caoutchouc plein .

L’homme était juché sur un siège situé exactement au-dessus du moyeu de la grande roue sur lequel, de chaque côté, étaient fixées les pédales qui actionnaient, ainsi, directement la roue motrice .

L’épreuve, au départ de laquelle j’assistais, sur ce trottoir de la rue Gambetta, en face de l’ancienne fourrière Leblème, qu’a magnifiquement remplacée la pâtisserie « A la Reine Claude », était donc une véritable épreuve d’endurance, d’énergie et de courage .

La bicyclette n’avait pas encore fait son apparition à Bône, dont les rues n’étaient sillonnées que par des véhicules et des moyens de transport disparates et archaïques : lourds chariots traînés par des bœufs, convois de chameaux qui envahissaient nos trottoirs, au repos, ânes et mulets lourdement bâtés - dont la lenteur était désespérante .

La petite reine ne vînt qu’après 1890 - dix ans, à peine, après sa naissance parisienne - montrer ses performances autour de notre « Cours national », sous les yeux ébahis des badauds qui n’avaient jamais vu ça .

Et comme à Paris, on avait organisé les courses du « Bol d’Or » et du « Parc des Princes », Bône fit un vélodrome à l’intérieur de son marché au blé, lequel se trouvait à l’extrémité Ouest de la rue Thiers, tout contre les remparts d’alors .

Ce marché au blé était entouré par de hauts murs et son entrée se trouvait exactement entre les rue Jérusalem et Salvador Coll .

L’intérieur en était assez vaste pour qu’on put y installer une piste, qui, pendant un an ou deux, fit fureur et amena dans notre ville des coureurs étrangers dont le plus en vogue, alors fut certainement le marseillais Baumel, superbe gaillard aux jambes fortement musclées, au rire plein de soleil de Provence et de senteur d’ail .

Puis ce vélodrome ne fut bientôt plus en rapport avec l’orgueil des Bônois, spontanément engoués de cyclisme, de pédales, de vitesse et de records .

Les intrépides usagers des antiques « araignées » voulurent une piste, aux virages savants. Leur cohorte, à la tête de laquelle était le mécanicien Mistre, fervent adepte de la première heure, de la locomotion nouvelle, parvînt, non sans peine, à amener les autorités locales et la population à s’intéresser à la création du « Vélodrome des Prés-Salés » qui eut sa grande vogue et sa renommée, en Algérie, et même dans la Métropole .

Des coureurs, célèbres, à l’époque, traversèrent la mer pour venir se mêler, sur ce vélodrome des Prés-Salés aux champions algériens .

On y vit, ensemble, dans le même temps et les mêmes épreuves, les Parmac et les Bordigoni de Marseille et bien d’autres métropolitains, se mesurer avec le constantinois Bourceret, qui devait devenir maire et conseiller général de sa ville, et bâtonnier de l’Ordre, et les Bônois Henri Pastariano, Léon Muel, Jules Lorquin, Aquilina qui furent, chez eux, des idoles aimées, contrairement au proverbe qui veut que nul ne soit prophète en son pays.

Le petit vélodrome des Prés-Salés eut l’honneur d’accueillir, par deux fois, la fameuse triplette tricolore qui fit le tour du monde avec ses trois coéquipiers Coquelle - Lamberjack et Pastariano .

Et Edouard Blois, reporter du grand journal algérois « Le Vélo-Sport », tout heureux et fier de servir la renommée de sa ville natale, faisait de chaque réunion sportive qui avait pour théâtre le petit « Vélodrome des Prés-Salés », des comptes-rendus dithyrambiques qui firent de ce petit coin perdu, alors de notre cité, le point de mire de tous les sportifs d’Afrique du Nord et même d’ailleurs .

Il y avait, à Bône, de fervents adeptes de ce nouveau moyen de locomotion qui devait devenir le sport le plus populaire de France, au premier rang desquels les Mistre, les Tajan, les Léon Morel, les Albert Lormède, délégué général de l’Union vélocipédique de France, et tant d’autres que j’oublie, qui se prodiguaient sans compter et sans le moindre intérêt, autre que celui d’aider au progrès .

Puis, le vélodrome des Prés-Salés dont la vogue avait été grande, fut délaissé ; des maisons se construisirent qui portèrent atteinte à son intégrité et à ses commodités .

Les Louis Latkowski, les Sultana, les Marcel Cossé, firent de leur mieux pour ranimer la fibre vélocipédique. Un nouveau vélodrome fut inauguré à Saint-Cloud, dans les terrains Boulineau, tout près de l’emplacement actuel de la clinique Sainte-Thérèse, qui n’eut qu’une seule et unique manifestation d’activité, laquelle fut presqu’une apothéose...hélas, sans lendemain .

Six années passèrent...et ce fut le vélodrome Monte-Christo, plus près du centre de la ville, dans les emprises du jeu de boules du même nom, tout au début de l’avenue Garibaldi, qui allait être, désormais, le centre des attractions et des joutes vélocipédiques bônoises .

Léonce Ehrmann, qui devait périr si tragiquement sur le terrain de l’Allélik, comme aviateur, huit ans plus tard, y vint, à sa séance inaugurale, promener triomphalement ses couleurs .

C’est de ce temps-là qu’était née la grande affection des Bônois pour Léonce Ehrmann qui le leur rendait bien : une rue de notre ville porte aujourd’hui son nom .

Le zèle vélocipédique de notre population s’éteignit peu à peu, sans cependant disparaître tout-à-fait .

D’autres sports étaient là, attendant l’entrée en lice de leurs champions. Géo Burgès était impatient d’installer ses premières équipes de football, nouveau jeu qu’il venait lui-même d’importer directement d’Angleterre sur les terrains du Kouif. MM. Didier et Caillaux, sportifs élégants, racés et courtois, organisaient discrètement les premiers courts de tennis. Marcel Cossé lançait son Rowing Club qui devait triompher dans les compétitions de France et d’Europe avec Fourcade et Géo Tapie. La natation s’entraînait avec Gabriel Abbo à sa tête et l’escrime, « la noble science », allait reprendre sa tradition d’honneur avec les maîtres Perrier, Jacquemard, Sichery de Sormery, ancien maître-adjoint du célèbre escrimeur parisien Kirchoffer .

Mais Bône est restée tout-de-même l’une des villes d’Algérie les plus ferventes pour le culte de la « petite Reine ».

Elle fut, presque sûrement, celle où proportionnellement, il y eut, à l’origine, le plus de « vélocipèdes », d’abord, de vélodromes ensuite, et de coureurs cyclistes enfin .