0N ne peut comprendre ce qui s'est passé en Algérie, au printemps de 1945, qu'en se référant au contexte mondial de l'époque, car la liaison entre les événements qui se déroulent sur le territoire algérien et les événements internationaux est alors particulièrement étroite.
En avril 1945, les années hitlérienne, s'effondrent. Les Alliés se réunissent à San Francisco pour fonder ce qui sera l'Organisation des Nations unies. Un grand vent d'unité, qui souffle aussi sur le Maghreb, soulève le monde arabe depuis la naissance, le mois précédent, à Héliopolis, dans la banlieue du Caire, de la " Ligue arabe ". La Syrie et le Liban, où la rivalité franco-anglaise prend un tour particulièrement aigu, figurent, avec Ceylan, la Birmanie, l'Indonésie, parmi les pays qui vont accéder à l'indépendance. En Algérie, une large fraction de l'opinion publique musulmane pense que les promesses d'émancipation des peuples contenues dans la Charte des Nations unies vont être rapidement tenues.
Sur le plan politique, ces sentiments sont exprimés par un mouvement de masse de 500 000 adhérents, les Amis du Manifeste et de la liberté (A.M.L.), constitué, le '14 mars 1944, à Sétif, par Ferhat Abbas; par Messali Hadj, qui vit, depuis le 14 avril 1941, sous le régime de la liberté surveillée à Reibell (Chellala), et par les ulémas, les docteurs islamique. Un congrès tenu au début de 1945 a réalisé la fusion théorique de la clientèle de Ferhat Abbas ? surtout la petite bourgeoisie urbaine et rurale ? et de celle du P.P.A., le parti populaire algérien interdit et clandestin de Messali Hadj, qui recrute principalement dans le prolétariat des villes et dans la jeunesse. En fait, le P.P.A., qui s'efforce de noyauter les A.M.L., maintient intégralement, en leur sein, sa propre organisation structurale hiérarchisée, de la cellule au comité directeur en passant par la kasma, la daïra et la délégation départementale.
Les partisans de Ferhat Abbas et ceux de Messali Hadj sont d'accord sur un objectif fondamental : la revendication essentielle du " Manifeste " de 1943, qui réclame " un Etat algérien doté d'une Constitution propre élaborée par une Assemblée algérienne constituante élue au suffrage universel par tous les habitants de l'Algérie ", doit être reliée aux principes de la Charte des Nations unies qui s'élabore à San Francisco, et notamment à l'article 73, qui s'engage à " tenir compte des aspirations des populations et à les aider dans le développement progressif de leurs libres institutions politiques ".
Il s'agit, en somme, pour les A.M.L., d'internationaliser le problème algérien et de faire connaître à l'opinion et aux gouvernements alliés, notamment britannique et américain, la cause du nationalisme algérien. De quelle manière ? Une directive aux militants l'explique : il faut profiter de tous les rassemblements populaires pour lancer les slogans de l'indépendance et de la " Constituante algérienne " et pour brandir devant les foules l'emblème national, le drapeau vert et blanc de l'émir Abd el-Kader.
Du fond des montagnes,
La voix des hommes libres
Sur ce point, l'unanimité règne à la direction des A.M.L., mais, au comité directeur du P.P.A., les activistes, dont le chef de file est le docteur Lamine Debaghine, qui vient d'ouvrir son cabinet médical à Saint-Arnaud, près de Sétif, jugent que la " directive du drapeau " est insuffisante. Ils estiment, quant à eux, que seules des actions violentes pourront être assez spectaculaires pour faire connaître les revendications majeures du nationalisme algérien, et ils suggèrent de faire appliquer, en temps opportun, la " directive d'action directe " : opérations insurrectionnelles multiples et simultanées à la campagne, avec attaque des maisons forestières, des gendarmeries, des commissariats de police et des mairies dans les petites localités où les Européens sont peu nombreux.
Jugée aventuriste par des leaders influents tels que Hadj Cherchah et Omar Oussedik, la " directive d'action directe " n'est pas adoptée, mais elle est l'objet de discussions entre les responsables du P.P.A., qui se retrouvent notamment à Constantine, le 14 avril, en présence de 500 délégués des A.M.L., à l'occasion de la commémoration du cinquième anniversaire de la mort du cheikh Abdulhamid Ben Badis. Lorsque, sur ordre du gouvernement général, Messali Hadj est transféré par avion, le 21 avril, de Reibell (Chellala) à El-Goléa, puis à Brazzaville, Lamine Debaghine, qui bénéficie de l'absence du prestigieux leader du P.P.A., augmente son autorité, mais ne réussit pas à imposer sa " directive d'action directe ". Quelques militants du P.P.A. stockent cependant, en différents points de l'Algérie, des carabines italiennes acheminées de Libye par le Sud et des armes ramassées sur les champs de bataille de Tunisie et de l'Est Constantinois ou volées dans les parcs mal gardés des armées alliées.
Comme les indicateurs de police infiltrés dans les rangs du P.P.A. sont assez nombreux, des renseignements concernant ces activités parviennent vite, à Alger, aux services spécialisés dans les affaires musulmanes, notamment à ceux du colonel Courtes, et ils sont communiqués à différentes directions du Gouvernement général. Les colons ultras qui cherchent à remettre en cause l'ordonnance du 7 mars 1944 accordant des droits politiques à de nouvelles catégories de musulmans algériens et les partisans de la manière forte, qui ne manquent pas au sein de la haute administration d'Alger, entendent bien exploiter la situation pour réaliser leurs propres objectifs : inciter les extrémistes des A.M.L. à passer à l'action, ici ou là, de manière à les démasquer, les réprimer, et à créer, en Algérie, un climat qui obligera, à Paris, le ministère de l'Intérieur à interdire ce mouvement séditieux ".
Répression à la mesure de l'horreur du massacre
La bataille du drapeau
A Alger, le comité directeur du P.P.A. décide " d'organiser le l? mai, autour du drapeau algérien, de grandes manifestations qui permettront de voir si les masses populaires sont prêtes à suivre les mots d'ordre de l'action directe et du soulèvement ". La direction locale des A.M.L. demande au préfet Perillier d'organiser, à l'occasion de la Fête du travail, un défilé qui, partant de Bab-el-Oued, rejoindrait, devant la Grande Poste, le cortège de la C.G.T. et du parti communiste algérien.
Le défilé de 20 000 personnes s'engage, à 17 h 30, dans la rue d'Isly. Des soldats français qui ont pris position devant le siège de la Xe région militaire, ouvrent soudainement le feu sur les drapeaux algériens déployés et blessent à mort Mohamed El-Haffaf, qui tombe en criant à son voisin : " Je suis touché, reprends le drapeau. " Trois autres militants du P.P.A., Abdelkader Ziar, de Saint-Eugène, Mohamed Laimèche et Ahmed Boughalmalah, sont tués sur le coup (sept autres mourront dans les jours suivants des suites de leurs blessures). Après une dizaine de minutes d'affolement et de confusion, le cortège reprend sa marche, qu'il termine sur l'esplanade de la Grande Poste.
Le lendemain, tandis qu'une foule énorme assiste à l'enterrement d'El-Haffaf, on apprend que des incidents violents et parfois sanglants ont marqué les défilés du 1"' mai à Oran (1 mort), Bougie et Guelma. Constatant que les autorités françaises semblent bien décidées à employer tous les moyens pour que le drapeau algérien ne soit pas déployé. dans les manifestations, le comité directeur du P.P.A. discute longuement pour savoir s'il est opportun, dans ces conditions, de pousser les A.M.L. à organiser de nouvelles démonstrations à l'occasion de la fête de la Victoire. Il est finalement convenu de laisser la direction de chaque daïra agir de manière autonome et évaluer le rapport des forces sur le terrain, pour savoir si elles doivent ou non prendre une telle initiative.
A Sétif, le 8 mai 1945, un grand défilé algérien emprunte la rue d'Angleterre, puis la rue du 3ème Tirailleurs et débouche, vers 9 h 15, sur l'artère centrale de Sétif la rue Georges-Clemenceau, ex-rue de Constantine.
Sur les trottoirs, les Algériens applaudissent et les Algériennes poussent leurs " you?you ". Alors que les premiers manifestants sont arrivés à la hauteur de la librairie Mesquida, les derniers piétinent encore devant la mosquée, distante de 600 mètres environ. Beaucoup chantent le chant patriotique que les scouts musulmans ont composé l'année précédente, qu'ils ont fait connaître au camp de Tlemcen et qui est devenu rapidement populaire :
Min djebalina
talaa saout al ahrar
iounadina al Istiqlal
(du fond des montagnes ? s'élève la voix des hommes libres ? l'indépendance nous appelle).
Arrivés à la hauteur du Café de France, les scouts entonnent un nouveau chant nationaliste : Hayou Ifriqiya ! (lève-toi, Afrique), lorsque le commissaire de la P.J. Lucien Olivieri et les inspecteurs Lafont et Haas entrent dans le cortège et somment les responsables des A.M.L. qu'ils trouvent devant eux de faire disparaître les pancartes et le drapeau algérien. Ceux-ci refusent. Une bousculade s'ensuit. Le commissaire Olivieri tire un coup de feu en l'air. A ce signal, les policiers qui se trouvaient de part et d'autre du cortège se groupent devant les manifestants. D'autres, sortis des cafés et des voitures, viennent les renforcer. Certains tirent au revolver sur les Algériens qui leur font face, tuant le porte-drapeau Bouzid, un des porteurs de gerbe que l'on surnommait " le Petit Poucet ", et deux de leurs compagnons.
De nombreux manifestants se sauvent sous les arcades et dans les rues voisines.
D'autres, furieux, attaquent à coups de bâton et à coups de couteau, dans les rues et à la terrasse des cafés, les Européens qu'ils rencontrent, tuant vingt-neuf personnes.
Devant le Café de France, les responsables des A.M.L. ordonnent d'enlever les morts et les blessés, font reformer le cortège à la hauteur de la rue Sillègue, l'amènent au monument aux morts pour le dépôt des gerbes et la minute de silence.
Les campagnards algériens venus pour le marché qui rentrent chez eux et qui font le récit du massacre du Café de France provoquent des réactions où la peur se mêle à la soif de vengeance.
La semaine sanglante
Dans l'après-midi du 8 mai, le " téléphone arabe " apporte, des hauts plateaux du Tell jusque dans les bleds les plus reculés, les nouvelles de Sétif et de Guelma. En de nombreux endroits, les hommes disent : " Nos frères des villes ont été massacrés. Il faut les venger. "
Parmi les plus politisés, certains militants locaux du P.P.A. pensent que le moment est venu de mettre en application la e directive d'action directe ".
Au jour de la colère, l'offensive contre les Européens déferle de Sétif à la mer. Elle est parfois organisée par des groupes de choc qui sont allés sortir les armes de leurs cachettes, mais elle apparaît le plus souvent aussi spontanée que violente. Le bilan des victimes européennes dressé au soir du 9 mai par le préfet de Constantine, est de 103 morts ? y compris les 29 de Sétif ? et de 110 blessés.
Certains Européens s'étaient déjà constitués en " milices de défense ". Au soir du 9 mai, de telles milices se multiplient dans tout le Constantinois et quelques-unes enrôlent des prisonniers de guerre allemands et italiens travaillant dans les fermes. Ces groupes exercent, contre les Algériens, des vengeances sanglantes.
La marine est engagée et le " Duguay-Trouin " bombarde depuis le golfe de Bougie, les douars des communes mixtes de Timimoun et d'Oued-Marsa. Les Algériens capturés au cours des opérations d'infanterie sont emprisonnés et parfois exécutés. Les opérations répressives de l'armée sont sévères et les villages où l'insurrection a été la mieux organisée et la plus dure paient un prix particulièrement lourd. C'est cependant à Sétif, Guelma et Kerrata que la répression est la plus meurtrière : des centaines de morts.
Vers la fin de la " semaine sanglante ", certains responsables P.P.A. du Constantinois partent pour Alger et demandent au comité directeur du parti clandestin de lancer enfin la directive d'action directe et de " provoquer ainsi un soulèvement général de nature à soulager les populations des régions de Sétif, Guelma et Bougie qui supportent seules le poids des opérations militaires françaises ". Le comité directeur accepte leur suggestion, mais décide que l'ordre d'insurrection ne devra être donné qu'à la fin de mai, " car il faut au moins quinze jours pour préparer la lutte ". Les délégués présents à Alger regagnent leurs régions pour transmettre aux différents niveaux hiérarchiques du parti les nouvelles consignes.
Le fossé
Deux faits viennent cependant contrecarrer ces plans. Les services de renseignements du Gouvernement général, tout d'abord, interceptent sur un courrier clandestin, arrêté par la police, de précieuses informations sur les projets en cours, et le P.P.A. ne peut plus, du coup, espérer bénéficier de l'effet de surprise sur lequel il comptait. Les dirigeants du parti doivent, de plus, constater que, contrairement à leurs calculs, des " zones de dissidence " ne se constituent pas dans le Constantinois : les forces françaises ont, par le fer et par le feu, rétabli un ordre complet et contrôlent totalement la situation. Pour ces deux raisons, le soulèvement général est annulé par le comité directeur du P.P.A. Le passage de l'ordre au contrordre (également transmis de bouche à oreille) est si brusque que certains responsables de région ne seront pas touchés et que des installations militaires et civiles européennes seront attaquées, par exemple à Dellys, en Grande Kabylie, à Cherchell et à Saïda (offensive d'un commando de l'Algéro-Marocain Belh'acene). Menées dans le cadre d'une stratégie mal préparée et mal exécutée, ces actions se transformeront en autant d'opérations - suicide.
la guerre d'Algérie a-t-elle, commencé en 1945 ?
A l'heure des bilans, un communiqué officiel du Gouvernement général déclare que les opérations du rétablissement de l'ordre ont fait 1 150 tués du côté Algérien. L'état-major du colonel Bourdila, commandant la subdivision de Sétif, avance officieusement le chiffre de 7 500 victimes, qui est doublé par la commission d'enquête ? présidée par le général Tubert ? envoyée sur les lieux par le gouverneur général Chataigneau.
Le consul américain à Alger avance ? non sans intentions politiques - le chiffre de 40 000 à 45 000 victimes algériennes, et l'opinion publique musulmane se réfère plutôt à cette évaluation.
Chez les scouts algériens
Si, dans la seconde quinzaine de mai, le sang cesse de couler, la répression policière et judiciaire, qui a commencé dès le 9 mai sous le régime de la loi martiale, bat son plein dans toute l'Algérie, et notamment dans le Constantinois, contre les Algériens suspects d'action ou de propagande nationaliste ; les A.M.L., les principaux adjoints de Ferhat Abbas ? Ahmed Francis, Ahmed Boumendjel, Me Kaddour Sator, Me Mostefa El-Hadj, bâtonnier du barreau de Sétif, le Dr Ben Khellil, Aziz Kessous, directeur de l'hebdomadaire Egalité, qui vient d'être interdit ? sont arrêtés, tout comme leur chef et tout comme deux leaders de l'Association des ulémas, Bachir El-Ibrahimi et le cheikh Kheireddine. Sont également arrêtés des leaders P.P.A. comme Mohamed Khider, Abdallah Filali, Larbi Ben M'Hidi (1), Souyah Houari, Ahmed Bouguarra, le futur colonel de l'A.L.N., Si M'hamed, Ben Youssef Ben Khedda (2), ces trois derniers respectivement responsables locaux du P.P.A. à Oran, Affreville et Blida.
Quelques leaders nationalistes importants échappent cependant au coup de filet. Belouizdad s'enfuit de son domicile d'Alger par les terrasses, alors qu'on vient l'arrêter chez lui, et rejoint, à Constantine, Taïeb, Boulharouf (3), qui se cache dans le kiosque à tabac proche de la passerelle Perrégaux. Lamine Debaghine se tire lui aussi d'affaire et, déguisé en paysan, se réfugie au Maroc, où il est accueilli par un jeune étudiant nationaliste qu'il a connu à l'université d'Alger, Mehdi Ben Barka. Rabah Bitat passe quelque temps dans le camp des scouts algériens de Sidi-Ferruch, qui abrite plusieurs fugitifs recherchés comme lui par la police.
5 000 détenus, selon les chiffres officiels ? 10 000, selon les notables algériens ? peuplent bientôt les camps d'internement du Sud? (Bossuet, Méchéria, Aumale, etc.), les prisons d'Alger et de Maison-Carrée, la prison d'Oran, celle de Lambèse dans l'Aurès, celle de Koudiat à Constantine (où est envoyé un Européen, alors communiste, le Dr Catouard, qui a protesté contre la répression). La justice est expéditive et sévère : un Algérien de Bône est condamné à deux ans de prison ferme pour " outrage par regard à sous-préfet ". Les sentences des tribunaux militaires frappent 1500 personnes (99 condamnées à mort, 64 aux travaux forcés à perpétuité, 329 aux travaux forcés à temps). La plupart emprisonnés et des internés seront élargis à l'occasion d'une grande amnistie, en mars 1946, mais certains des condamnés tel le militant P.P.A. de Kouba, Amar Foughali, ne seront libérés que dix-sept ans plus tard, quand l'Algérie deviendra indépendante.
Les événements de mai 1945 marquent une date cruciale dans l'histoire de l'Algérie, car ils creusent le fossé entre la communauté européenne et la communauté musulmane.
On peut observer, en 1955, que si la rébellion algérienne a commencé dans l'Aurès et s'est étendue à la Grande Kabylie, c'est dans le quadrilatère Bougie Sétif - Souk-Ahras - Bône qu'elle s'est le plus profondément implantée. Ce quadrilatère, c'est le territoire de la wilaya 1. La zone où la semaine sanglante du 9 au 16 mai 1945 a fait le plus de victimes. La guerre d'Algérie a commencé, en vérité, en mai 1945.
(1) Mohamed Khider, Ben M'Hidi, et Rabah Bitat seront trois des neuf chefs historiques, qui neuf ans plus tard, le 11?1 novembre 1954, déclencheront la révolution.
(2) Futur président du G.P.R.A. à l'heure de la signature des accords d'Evian.
(3) Participera comme plénipotentiaire à la première conférence d'Evian, en 1961.