Alexandre PROUST
Dix-huit siècles plus tard, le paysage n'a pas changé, le peuple guère plus. Ici, dans l'Aurès, nous sommes au coeur de ce pays berbère qui se dressa tant de fois, opiniâtrement, contre les Romains, les Vandales, les Byzantins, les Arabes, les Turcs et nous-mêmes. C'est contre les Arabes que leur grande héroïne, la Kahena, de religion judaïque, a mené la lutte la plus célèbre, devenue légendaire. Les Chaouïas vivent là comme ils ont toujours vécu, accrochés aux vagues formidables et figées des cordillères sur les flancs desquelles se dispersent leurs mechtas. De loin en loin, une agglomération un peu plus importante ; le chef-lieu, Arris, est une coquette petite bourgade sertie de lauriers roses. Le Nord du massif, c'est "l'Aurès vert", assez bien arrosé et qui n'est pas infertile ; à mesure qu'on avance vers le Sud, déjà le Sahara commence à régner sur les roches crevassées, et la vie se réfugie dans les palmeraies, au creux des oueds, au pied de falaises ocrées. Au sud-est, les Nementcha empilent à perte de vue leurs contreforts et leurs sommets rougeâtres ou gris, aux formes tourmentées et fantastiques, dominant des canyons abrupts et criblés d'innombrables cavernes. La pluie et le vent, la dent des moutons et des chèvres, siècle après siècle ont tout ravagé. Là où s'élevaient encore au début de l'ère chrétienne des basiliques et des maisons prospères, des moulins à blé, des pressoirs, il n'y a plus que des étendues muettes où transhument les semi-nomades. Il faut atteindre les sables pour retrouver un peu de végétation et de fraîcheur dans les oasis comme Khanga-Sidi-Nadji.
Comme les Nementcha dominent la plaine saharienne au Sud, l'Aurès domine au Nord le plateau constantinois de Batna, de Khenchela et d'Ain-Beïda. C'est la steppe, à mille mètres d'altitude, jaune ou verte selon les saisons, avec des taches de verdure auprès des points d'eau ou des barrages, la blancheur des villages et des fermes. Immensité, poussière, vent inlassable, terre souvent crevassée par le soleil, oueds desséchés serpentant entre des rives d'argile.
Les ruines des cités romaines comme Timgad, Lambèse et Théveste (Tébessa) rappellent à l'observateur l'éternelle opposition du paysan de la plaine et du montagnard qui descend ravager les cultures dès que l'appareil administratif et militaire de la civilisation dominante se relâche. Les « circoncellions » ceux qui parcouraient la steppe autour des celliers ont surgi dès que la puissance romaine a donné des signes de faiblesse. Et l'on voit bien que les Romains firent un mauvais calcul en se bornant à Occuper les abords de la montagne, car c'est elle qui est restée au cours des siècles le réservoir de forces incontrôlées prêtes à déborder. Notre pénétration dans l'Aurès et dans les Nementcha a été très faible, nous avons commis la même erreur que les Romains, avec les mêmes résultats. Tel qu'il est, ce pays est beau, d'une beauté singulière et qui captive, très pauvre aussi, avec son soi pierreux et dénudé, l'haleine d'enfer du sirocco, les sauterelles, la pluie trop rare, trop tardive, trop brutale et dévastatrice lorsqu'elle survient.
Oui, ce lieu dantesque à la beauté unique est la clé d'un gigantesque massif sauvage, refuge d'une race ancienne qui a conservé ses mœurs antiques et que personne n'a pu durablement dompter. Les Arabes les appellent Chaouïas, c'est à dire les rustres, les sauvages. Gens durs, à l'orgueil immense, qui allient à un courage physique stupéfiant une obstination pour l'indépendance que conforte la tradition d'une longue histoire où les femmes tiennent un rôle farouche.
Au milieu de ce massif, ARRIS juche sur un rocher son bouquet de pins et d'épineux. Couronnée de lauriers, voilée de peupliers, chaussée d'oliviers. La minuscule capitale de l'Aurès se tient accroupie, sur un éperon dominant des gorges étroites et profondes.
De là, une piste. s'enfonce chaotiquement vers le Sud. Un Oued qui chaque année, au moment de la fonte des neiges, précipite son torrent contre le roc, a frayé son chemin par une étroite échancrure, nommée trouée de Tighanimine.
Le 31 octobre 1954 était un dimanche. On imagine dans quelle quiétude, dans quelle insouciance baignaient les petites villes et les bourgs d'un bout à l'autre de l'Algérie. La surprise fut totale lorsque le 1er novembre 1954 à l'orée de cette gorge, exactement à hauteur de la Borne "ARRIS 18 KM BATNA 79 KM" un vieil autocar vert et jaune s'arrête brusquement. Quelques buissons ont été déposés en travers de la route, le chauffeur, frère du propriétaire du car, sait ce que cela veut dire. Ben BOULAÏD, le chef des insurgés qui tiennent la montagne, a donné ses ordres. Y contrevenir signifierait pour le chauffeur et sa famille la mort par égorgement.
A l'intérieur du car ont pris place, outre des Chaouïas bourrés les uns contre les autres, le Caïd de MCHONEICHE, Hadj SADOK, ancien officier de l'Armée Française et un couple de jeunes mariés, les MONNEROT, des instituteurs qui vont rejoindre leur poste. Un homme sort de derrière un rocher et monte à bord. C'est CHIBANI, un Adjoint de Ben BOULAÏD. Mauser au poing, il ordonne aux passagers de se coucher sur le plancher du car, puis fait descendre le caïd et les instituteurs. Hadj SADOK a compris. Il est très populaire et il le sait. Peut-être son autorité naturelle et son prestige pourront-ils éviter ce qu'il ne pressent que trop bien. Il s'interpose: un homme digne de ce nom ne va quand même pas tuer une femme, un, homme qui viennent pour instruire des enfants". Une rafale de mitraillette le caïd et les MONNEROT tombent, Enthousiasmés par cet .. exploit", les rebelles jaillissent des rochers en criant ; ils roulent le cadavre du caïd dans son burnous rouge et le hissent à bord du car. CHIBANI ordonne au chauffeur de l'emmener jusqu'à Arris pour que l'administrateur comprenne.
L'instituteur, blessé à la poitrine, sa femme touchée à la hanche, demeurent sur la route, "dans ce rouge décor dont le silence se referme sur eux". Quand les secours arriveront, il sera trop tard pour lui. Elle en réchappera par miracle, Madame MONNEROT est décédée cette année en France. Il est symptomatique que la guerre d'Algérie ait commencé par l'assassinat, sans risques, d'un autochtone musulman fier de sa citoyenneté française, et d'un jeune Français de souche métropolitaine venu dans cette lointaine province pour y exercer ce qu'il considérait comme un sacerdoce. Cet attentat a également visé une femme innocente et sans défense. C'était le commencement de la fin de l'Algérie Française.
(Revue Ensemble N° 218, Juin 1999, pages 53 et 54) |