BONE, et surtout sa rade, ont de tout temps attiré les navigateurs et les marchands.
Les Phéniciens étaient venus fonder un comptoir commercial sur ce point de l'Afrique du Nord ; c'est ce simple comptoir qui devint Hippo, Hippo Regius, Aneba, et enfin Bône.
Bône n'est pas bâtie sur l'emplacement autrefois occupé par Hippone, qui était situé à environ deux kilomètres vers le Sud. Elle rejoint aujourd'hui cet emplacement par la prodigieuse extension qu'elle a prise et elle le recouvre même en partie.
Hippone existait depuis plus d'un millier d'années déjà, lorsque Saint-Augustin attira sur elle les regards du monde chrétien : elle ne lui survécut pas et, c'est une autre Ville qui vint se placer plus au Nord, sur le bord rocheux du rivage de ce golfe admirable et tutélaire, dont les calmes et profondes eaux étaient si appréciées par les navigateurs fuyant les tempêtes.
Tyr et les Phéniciens faisaient du commerce avec Hippone. Les Arabes qui fondèrent Aneba et Bône, après la ruine d'Hippone, utilisèrent aussi la rade pour leurs exploits de piraterie en Méditerranée. L'historien arabe El-Bekri, dans sa « description de l'Afrique septentrionale » affirme que c'était de Bône que les galères partaient pour faire la course sur les côtes du pays des Roumis (Européens) de la Sardaigne, de la Corse et autres lieux.
Ce choix de la rade de Bône par les Barbares démontre que, dès cette époque déjà, était reconnue l'importance stratégique de notre golfe qui, par sa position, permet de surveiller les mouvements des bateaux à travers le détroit de Sicile qu'empruntent forcément tous ceux qui traversent la Méditerranée d'Est en Ouest, ou inversement.
Les Anglo-Arnéricains devaient, bien des siècles plus tard, en 1942, avoir pour le port de Bône, la même prédilection, mais pour des fins plus hautes, plus humaines et plus glorieuses.
Quelle fut l'origine du nom de Bône ? C'est un point qui n'a jamais été précisément défini. Les Indigènes du pays appelaient Bône, « Bled El Aneb », c'est-à-dire la ville des jujubiers, à cause de ces arbres épineux, nombreux dans la campagne bônoise, dont les petits fruits rouges sont vendus chaque fin d'été dans nos rues, en petits cornets de papier pour des prix modiques.
Cet arbre que l'on nomme aussi « Epine du Christ », parce que l'on croit que ses rameaux ont servi à faire la couronne d'épines du Christ, est aussi entré dans la composition des Armes de Bône et a suscité sa devise.
Dans le blason de la Ville, on voit, en effet, sous un lion tranquillement assis au bord du rivage, évoquant l'ancien rocher du lion, une branche de jujubier, avec cette inscription latine « Férit et Alit » que l'on traduit communément par « elle pique et elle nourrit ».
René Bouyac dans son « Histoire de Bône » voudrait rattacher l'origine de cette appellation aux locutions phéniciennes « Ubbon » et « Ipo » qui ont formé la racine d'Hippone.
« Ubbon », veut dire golfe, et le phénicien Ipo, comme l'hébreu Ipa, signifie beau-joli.
Cette étymologie s'expliquerait, dit toujours René Bouyac, par le fait que les Phéniciens auraient été émer-veillés par la beauté du site.
Peut-être la vérité est-elle plus simple.
Hippone avait été créée par les Phéniciens d'Hippo-zarite (Bizerte) et ceux-ci, en l'appelant Hippo-Akra, lui auraient conféré une marque apparente de communauté d'origine et de parrainage.
Le nom de Bône proviendrait, alors, d'une grossière déformation du mot Hippone. Les gens de ce pays, en effet, ont très bien pu, dans leur langage courant, ne s'en tenir qu'à l'antépénultième syllabe du mot Hippone sur laquelle portait l'accent tonique « Pouna », et comme dans la langue arabe, la lettre « P » n'est guère en usa-ge « Bouna » a très bien pu être employé dans le lan-gage vulgaire, à la place de « Pouna » pour désigner« Hippone ».
On dit d'ailleurs que les indigènes désignaient sous le vocable « Lalla Bouna », que l'on peut traduire « Celle d'Hippone », Monique, la mère de Saint-Augustin, qu'ils auraient eu en grande estime, ou, peut-être, car Monique ne serait jamais venue à Hippone, une autre femme, Maraboute vénérée, qui serait enterrée dans les ruines des citernes et dont on révère encore le souvenir.
Ainsi s'expliquerait la formation du nom qui a remplacé le mot « Aneba », nom que de nombreux navigateurs et commerçants, connaissant les qualités de l'abri offert par la rade et la beauté du site, ont trop simplement interprété comme un qualificatif parfaitement approprié au lieu, en l'orthographiant comme l'adjectif « Bône ».
Bône à cause de sa situation géographique, de l'excellence de sa rade, de son importance stratégique et commerciale et, surtout, parce qu'elle servait de refuge aux pirates barbaresques, avait été l'objet des premières préoccupations du Chef du Corps Expéditionnaire, après la prise d'Alger.
Celle-ci avait eu lieu le 5 juillet 1830 et c'est exactement trois semaines après, le 26 juillet, que l'Amiral De Rosamel recevait l'ordre de diriger son escadre sur Bône où elle arrivait le 2 août 1830.
Sans coup férir, les troupes qu'elle transportait, et qui étaient commandées par le Général Damrémont, occupèrent la ville à la grande satisfaction des habitants tout heureux d'être enfin débarrassés de la domination des Turcs.
Malheureusement, la Révolution de juillet qui venait d'éclater à Paris contraignit le Maréchal de Bourmont à rassembler tous ses effectifs en Alger, afin de les tenir prêts à intervenir, si cela était nécessaire en France.
Les troupes du Général Damrémont abandonnèrent donc, dès le 21 août, la ville où elles venaient à peine de débarquer.
Un an après, sur les instantes prières des notables, le Général Berthézène qui avait succédé au Maréchal Clauzel, fit occuper à nouveau la ville par une compa-gnie de zouaves placée sous le commandement du Com-mandant Huder et du Capitaine Bigot. Mais la précarité des forces françaises encouragea les adversaires de la France à fomenter des troubles au cours desquels le Ca-pitaine Bigot fut tué. Quelques jours plus tard, le Com-mandant Huder était lâchement assassiné à son tour.
Le Il octobre 1831, le reste de l'expédition abandon-nait, une seconde fois, la ville et repartait pour Alger.
Alors, les troupes du Bey de Constantine, comman-dées par Benzagouta, tentèrent de s'emparer de Bône. Les habitants animés par un ancien Bey de Constantine,
venu sous prétexte de soutenir la cause de la France, mais qui, en réalité, nourrissait le secret espoir de deve-nir maître de la ville, s'opposèrent farouchement au des-sein d'Ahmed-Bey.
Celui-ci, exaspéré par cette résistance, destitua et mit à mort Benzagouta et le remplaça par Ali Ben-Aïssa lequel employa, tour à tour, les promesses et les menaces pour amener les habitants à accepter la domination du Bey de Constantine. Et, comme ceux-ci ne répondaient toujours pas à ses désirs, il décida de les réduire à la famine.
Campées auprès du Ruisseau d'Or, les troupes de Ben Aïssa entreprirent donc le blocus de la ville. C'était pour elles chose facile, étant donné que l'endroit où elles avaient établi leur camp commandait toutes les voies d'accès à l'intérieur des terres.
Les montagnards de l'Edough parvinrent cependant à déjouer leur surveillance en ravitaillant par mer les habitants assiégés.
Venant d'Herbillon qui s'appelait alors Takkouch, ou de la plage de l'Oued Beugra, ou de celle d'Aïn-Barbar, leurs barques apportaient des denrées, des fruits et des légumes jusque dans la baie de l'Oued Kouba (plage Chapuis). Ainsi, les assiégés pouvaient subir les apparentes rigueurs d'un blocus inexorable avec une approximative résignation.
Il n'en était pas de même des assiégeants qui s'impatientaient et se laissaient gagner peu à peu par la colère.
Sous l'empire de cette colère, aveugle et cruelle, cette plaine qui, depuis l'enceinte de la ville s'étendait jusqu'au pied de l'Edough, et dont, l'interprète Féraud, qui l'avait vue, avant le siège, avait pu dire qu'elle était couverte de jardins cultivés et de quinconces de jujubiers, et que des eaux abondantes y favorisaient la plus riche végétation, fut entièrement saccagée, et transformée en un lamentable marécage, en un cloaque infect qu'aggravaient les débordements de l'Oued-Sob contre lesquels on ne luttait plus, bien au contraire.
Cet état de choses durait depuis cinq ou six mois, lorsque le Général Savary, Duc de Rovigo, qui avait rem placé le Général Berthezène, rendu responsable de la mort du Capitaine Bigot et du Commandant Huder, voulut bien envisager une nouvelle expédition sur Bône.
Il avait, au cours du mois de janvier 1832, chargé le Capitaine Yusuf de se rendre dans cette ville et de s'y livrer à une étude aussi sérieuse que possible de l'état d'âme des habitants et des moyens susceptibles d'être employés pour s'emparer de la place.
Les résultats de la mission de Yusuf, qui avait duré quinze jours, furent extrêmement favorables. Le Capitaine rapportait, en outre, des messages des notables de la ville appelant la France à leur aide.
C'est dans ces conditions que le Duc de Rovigo décida d'entreprendre, sans plus tarder, les préparatifs d'une intervention militaire pour répondre au vœu des habitants de Bône qui craignaient que leur ville ne tombât finalement aux mains de Ben Aïssa, lieutenant du Bey de Constantine.
Il lui était cependant, dans le moment absolument impossible, faute d'effectifs suffisants, d'organiser un Corps Expéditionnaire. Cependant, pour parer au plus pressé et donner aux habitants de la ville assiégée la preuve de sa sollicitude, il décida d'envoyer immédiatement à Bône, le Capitaine d'Armandy qui devrait mettre au service d'Ibrahim-Bey sa science et son expérience pour la défense de la ville et à la disposition de la population affamée des vivres et des denrées qu'il transportait avec lui sur la goélette « La Béarnaise », sur laquelle il devait s'embarquer.
Le 23 janvier, « La Béarnaise » quittait donc Alger pour se rendre à Bône ayant à son bord les Capitaines d'Armandy et Yusuf et remorquant la felouque « Casau-ba » chargée de vivres.
Le convoi était commandé par le lieutenant de vais-seau Freart.
Cinq jours après, la goélette mouillait dans la baie des Caroubiers où elle devait demeurer tout un long mois sur ses ancres.
D'Armandy entreprenait alors d'amener, par de judi-cieux raisonnements, Ibrahim-Bey à livrer la forteresse aux Français, tandis que Yusuf, prévoyant que ces con-versations n'aboutiraient pas au résultat voulu étudiait avec soin les abords de la citadelle et recherchait des intelligences dans la place.
Ben-Aïssa ayant appris la présence des deux officiers français dans la place décida alors de brusquer les cho-ses. Par une nuit sans lune du début de mars, grâce à la complicité de soldats de la garnison, il parvint à for-cer la Porte er Rabba, ou du Marché, située en bas de la rue Louis-Philippe et à faire pénétrer ses troupes dans la ville dont il devint le maître pendant une quin-zaine de jours.
Ibrahim demeurait figé dans sa Casbah, refusant toujours obstinément de la livrer sans combat à d'Ar-mandy qui s'offrait à la faire servir avec son artillerie, à libérer la ville et à chasser les troupes de Ben-Aïssa.
L'inertie de son interlocuteur, qui n'utilisait pas ses canons contre ses ennemis, dut paraître suspecte à d'Ar-mandy qui modifia sa tactique, dès qu'il apprit surtout que, le 25 mars, Ben-Aïssa avait formellement déclaré que si, dans les quarante-huit heures qui allaient suivre, la citadelle ne s'était pas rendue à lui, il l'enlèverait, coûte que coûte, de gré ou de force.
C'est ainsi que le 27 mars fut choisi pour tenter l'aventure ; car c'était bien une aventure que les deux officiers allaient courir. Il leur fallait s'introduire dans la forteresse et en prendre le commandement avant que les troupes de Ben-Aïssa ne vinssent l'investir et som-mer Ibrahim de se rendre, ce que celui-ci se serait em-pressé de faire.
Le 27 mars, donc, avant l'aube, d'Armandy débar-quait avec vingt-six marins de la « Béarnaise » sur la plage, tout près du fameux rocher de Lion, derrière lequel la goélette allait s'embosser pour attendre la suite des évé-nements.
Yusuf avait quitté le bord à deux heures du matin pour aller mettre en place le dispositif qui devait permet-tre à cette petite troupe de pénétrer furtivement dans la citadelle.
Avec l'aide d'un soldat de la garnison qu'il avait su gagner à sa cause, une corde à nœuds avait été fixée à une embrasure de fenêtre, du côté Nord-Est de l'en-ceinte.
D'Armandy et ses marins qui formaient un total de trente et un hommes entreprirent leur glorieuse montée, en partant de cette modeste stèle, repère approximatif, du début de leur itinéraire qui fut inaugurée le dimanche, 3 avril 1932, sur le bord de la route au-dessous du cime-tière musulman, à l'occasion du centenaire de la prise de Bône.
Après une courte pause à la fontaine du Prisonnier, ou de l'Esclave, si l'on veut, située à mi-côte, la petite troupe parvint aisément sous les murs de la citadelle où Yusuf attendait.
Immédiatement, les trente et un hommes, s'aidant d'une corde à nœuds en place, grimpèrent jusqu'à la fenêtre à laquelle elle était attachée, et pénétrèrent l'un après l'autre, dans la cour intérieure du Fort où ils se rangèrent en bon ordre silencieusement.
Puis, lorsqu'ils furent tous rassemblés et bien alignés sur deux rangs, Yusuf alerta la garnison qui dormait encore.
Les soldats Turcs, pourtant quatre fois plus nombreux, furent littéralement affolés en voyant ces occupants inat-tendus, si calmes et si décidés. Ils n'esquissèrent pas le plus petit mouvement de défense ou de révolte.
Yusuf profita de leur complet ahurissement pour s'im-poser à eux. Leur parlant dans leur langue, il leur com-manda de se mettre en rang, face aux marins de « La Béarnaise » et leur dit que désormais la Casbah était française, qu'on allait y arborer le pavillon français et que la garnison passait, à compter de ce jour, à la solde de la France.
L'Enseigne de Cornulier-Lucinière, qui faisait partie de la petite troupe, termine le récit qu'il fit des événements qui viennent d'être résumés, par ces lignes : « Nous nous « rendîmes au balcon du Pavillon au-dessus de la porte unique de la Casbah, le drapeau Turc qui y flottait fut amené, remplacé par celui de la France et salué d'un coup de canon à boulet ».
Cette porte est la seule partie de l'ancienne forteresse qui subsiste encore. Une plaque commémorative rappelant cet épisode glorieux a été scellée contre le vieux mur, le dimanche 3 avril 1932 à neuf heures trente, en même temps qu'un poème de Maxime Rasteil : « La Prise de la Casbah » était déclamé par l'auteur.
Le boulet de canon qui avait salué le pavillon du Roi des Français remplaçant le drapeau Turc au-dessus de la porte d'entrée de la Casbah et qui était passé en sifflant sur la ville pour aller tomber dans le camp des troupes de Ben-Aïssa, avait suffi pour faire comprendre à celui-ci que la situation venait de changer et qu'il devait renoncer à tout espoir de s'emparer de la Casbah et , de garder la ville.
Il décida donc immédiatement de décamper et de se retirer vers Constantine. Mais avant de partir il incendia la ville en grande partie et fit razzier les troupeaux dans les plaines environnantes par sa cavalerie.
Le 28 mars, le Capitaine d'Armandy adressa au Géné-ral en Chef, Duc de Rovigo, ce simple et noble compte rendu :
« Général,
« Nous sommes entrés le Capitaine Yusuf et moi, dans la Citadelle de Bône, à la tête de trente marins de « La Béarnaise ». Nous avons pour auxiliaires cent-trente Turcs, dont un grand nombre nous exècre, et pour ennemis, les cinq mille hommes de Ben-Aïssa. Mais, nous n'en saurons pas moins conserver la Citadelle à la France, ou y mourir ».
C'est en effet en trompant la surveillance des troupes de Ben-Aïssa, campées sous les murs de la ville, et malgré l'hostilité des Turcs de la Casbah que par leur audace, leur courage et leur témérité, les trente marins de « La Béarnaise » s'étaient rendus maître de la ville de Bône, sans qu'aucune goutte de sang humain fut versée.
Le Maréchal Soult, Ministre de la Guerre, en annon-çant à la Chambre des Députés, la prise de Bône avait donc bien raison de dire « C'est le plus beau fait d'armes du siècle».
C'est le Génie Militaire qui a planté les arbres qui couvrent les Santons. Ici la colline est presque nue.
(Dessin contemporain de la mosquée et autres, même dépliant)
LA CASBAH
(Ancienne gravure)